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EDMOND LEPELLETIER

Paul Verlaine

Sa Vie Son Œuvre

AVEC UN PORTRAIT REPRODUIT EN HELIOGRAVURR ET UN AUTOGRAPHE

PARIS SOCIÉTÉ DV MERCVRE DE FRANGE

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PAUL VERLAINE

EDMOND LEPELLETIER

Paul Verlaine

Sa Vie Son Œuvre

AVEC UN PORTRAIT REPP.ODUIT EM HELIOGRAVURE ET UN AUTOGRAPHE

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PARIS SOCIÉTÉ DV MERGVRE DE FRANGE

XXVI, RVE DE GONDÉ, XXVI MGMVII

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IL A ETE TIRE DE CET OUVRAGE :

Cinq exemplaires sar Japon impérial, numérotés de i à 5

Cinq exemplaires sur Chine, numérotés de C à lo.

et Vingt-cinq exemplaires sur Hollande, numérotés de ii à 35.

JUSTIFICATION DU TIRAGE

Uioils (le traduction et de reproduction réservés pour tous pays.

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Paul Verlaine, à l'une des heures les plus critiques de son existence tourmentée, en proie à un accès de mélan- colie bien justifiée, isolé, oublié, ou, si l'on se souvenait encore de lui, à Paris, parmi les camarades et les con- frères, dénigré, calomnié, renié, écrivit, du fond d'une cellule de la prison de Mons, en marge d'une lettre adressée à sa mère, cet appel désespéré à celui qu'il savait être resté son ami :

«... Que Lepelletier défende ma réputation. Il se pourrait que ce fût, avant peu, ma mémoire. Je compte sur lui pour me f?ire mieux connaître, quand je ne serai plus là... »

Ce mandat d'exécuteur testamentaire moral, Verlaine ne l'a jamais révoqué.

Dix ans sont écoulés depuis la mort du poète. Il est entré dans le repos d'une notoriété prolongée approchant de la gloire. Ni sa réputation, ni sa mémoire ne semblent avoir besoin d'être défendues. Contre l'oubli, son œuvre le protège. La rouille n'attaquera pas de sitôt le fin métal de ses vers.

D'assez nombreuses publications, toutefois, dues à des écrivains bien intentionnés, mais mal renseignés, ou im- pressionnés par les anecdotes et les souvenirs du Quar- tier Latin, ont déjà paru sur Verlaine. Emanant d'amis de la dernière heure, imparfaitement liés avec le poète, ces biographies ne pouvaient le bien faire connaître.

Ces-pages ont pour objet de substituer à la légende, qui accompagne la mémoire de l'homme, son histoire,

PAUL VERLAINE

qu'en apparence qu'ils lui lâchent la bride sur le cou. Ils retiennent et dirig-ent leur pensée. Ils se doutent que ce qu'ils écrivent n'est pas pour le seul confident qu'in- dique la suscription de la lettre. Prévoyants, ils habil- lent leurs phrases, avec l 'arrière-pensée qu'un jour elles sortiront du tiroir intime et seront présentées dans le monde.

Rien de pareil chez Verlaine. Il écrit à la va-comme- je-te-pousse, sans souci du tiers et du quart, ne s'adres- sant qu'à l'ami auquel il se confie. Il ne soupçonne guère l'imprimerie future. Il a le décousu et le franc-parler de celui qui n'écrit pas pour le public. De là, des négli- g-ences, des incorrections sans nombre. Aucun souci de stj'le dans cette correspondance brève, hachée, nerveuse, et même parsemée de jurons, d'épithètes et de termes si crus, que l'on ne pourrait publier, dans leur intégralité, ces lettres colorées. Cette familiarité, cette sincéi-ité, qui donne tant de prix aulographique et confessionnel à la correspondance de Verlaine, se retrouve dans les frag- ments de lettres déjà publiés par MM. Emile Blémont et Gazais, comme dans celles qu'on va lire ici.

Verlaine a peu correspondu. D'abord, ses relations n'étaient pas nombreuses. Dans les dernières années de sa vie, ses séjours dans les hôpitaux, ses déambulations au Quartier Latin, ne comportaient pas d'échange épis- tolaire. Après sa fuite de la maison conjugale, il évita de donner de ses nouvelles, et, durant sa détention à Mons, comme en ses divers séjours, en qualité de pro- fesseur, en Angleteri^e et à Rcthel, il demeura silen- cieux. Il se blottit dans ces trous provinciaux. Gomme terré, il disparut ; une dérobade d'animal blessé.

A plusieurs reprises, il me recommanda de ne donner son adresse à personne. Il voulait même que ses lettres

SA VIE, SON ŒUVRE

fussent détruites. Mais ce sont des avis qu'on ne suit jamais.

« Je t'en supplie, m'écrivait-il de Belgique, ne dis à personne que je t'écris, à personne I de façon à ce qu'on ne sache rien de moi. Déchire ma lettre. Barre soig-neu- sement ce post-scriptum, si tu tiens à conserver les farces ci-contre [vers intitulés Vieux Coppées, dizains ironi- ques, parodie des Intimités]. Garde mes vers pour toi seul^ sans les communiquer à qui que ce soit... »

Du collèg"e Notre-Dame, à Réthel, il m'écrivait, sous le coup de la même préoccupation de mystère, de silence et d'oubli :

« Ne communique mon adresse à personne. Ma famille, M. Istace [vieil ami de M™*' Verlaine mère] et Nouveau [le poète Germain Nouveau] sont les seuls à connaître mon actuelle Thébaïde. Donc motus, même aux anciens camarades [soulig-né], quels qu'ils soient, parnassiens, échotiers, courriéristes ou autres. Je ne veux plus con- naître que juste de quoi remplir cette maison de Socrate qui s'appelle l'amitié . »

Verlaine, en dehors de quelques amis demeurés fidèles, et que n'effrayait point la lég-ende de truand et de mau- vais garçon, tels Emile Blémoni, Valade et deux ou trois autres, a donc eu fort peu de correspondants, et je suis le seul auquel il ait écrit de sa prison, au moment le plus décisif de sa vie morale, celui de sa conversion reli- gieuse et de son changement de poétique.

Enfin, on trouvera, ici et là, selon les époques, et se rattachant à des incidents de sa vie, des fragments iné- dits, des pièces de vers non publiées, à moi adressées, des ébauches d'œuvres dramatiques. Je serai très réservé sur cette publication, car, dans ses dernières années, au Quartier Latin, Verlaine, besogneux, et cherchant à

PAUL VERLAINE

utiliser ses moindres productions, a fait paraître, dans des recueils peu répandus, qui ont pu m'échapper, des poèmes par lui retrouvés, et jusques-là inédits. Verlaine a égaré, surtout dans sa jeunesse, beaucoup de petits vers, qu'il griffonnait sur des bouts de papier, et qu'il envoyait à des camarades. Ses migrations nombreuses, sa privation de bibliothèque, de cabinet, de cartons, de tout ce matériel indispensable à l'homme de lettres pour conserver ses écrits, ses ébauches, ses œuvres de premier jet, firent défaut à notre poète. Voyageur capricieux du- rant dix ans, puis revenu de l'clranger pour errer d'hô- tels garnis en hôpitaux, il ne lui était guère possible de collectionner ses manuscrits.

Une anecdote, à ce sujet, établira qu'il a perdre, et môme oublier bien des fragments d'œuvres.

J'écrivais, vers 1894, une chronique hebdomadaire dans le journal Paris, je signais d'un pseudonyme, « Pégomas ». C'était une sorte de revue littéraire et anec- dotique. Voulant faire une surprise à Verlaine, amené à parler de lui, je publiai une pièce de sa jeunesse, décou- verte dans mes papiers, que je supposais peu connue, ou môme inédite, ne l'ayant pas rencontrée dans les recueils déjà parus. C'était l'Enterrement. Verlaine repro- duisit avec empressement la pièce dans un journal du Quartier Latin, sans se douter que l'exhumation prove- nait de moi, s' étonnant qu'une personne, qu'il ne recon- naissait pas sous ce nom de Pégomas, possédât une pièce de vers de lui, qu'il retrouvaità présent dans sa mémoire, mais dont il avait perdu jusqu'au souvenir, et qu'il eût été incapable, dit-il, de reconstituer!

Je fais donc toutes réserves, et je réclame l'indulgence, pour le cas les pièces inédiles ou les fragments que je lionne comme non publiés auraient déjà paru quelque

SA VIE, SON ŒUVRE l3

part. Nous avions souvent causé, avec Verlaine, de faire une révision des manuscrits que je possédais, ainsi que des textes imprimés dans de vagues journaux devenus introu- vables, mais la mort brusque survenant a empêché cette vérification .

Tout ce que j'ai cité d'inédit, lettres, vers, projets, n'a pas été donné en vue de satisfaire une curiosité posthume, et comme publication d'oeuvres ig-norées, mais unique- ment pour expliquer, pour éclairer, pour justifier parfois, la Vie et l'Œuvre de Paul Verlaine.

E. L.

Bougival, février 1907.

LA LEGENDE DE PAUL VERLAINE

Ce fut au Lycée, alors Bonaparte après avoir été Bour- bon, depuis dénommé Fontanes, et actuellement sous le patronage républicain du marquis de Condorcet, que je me liai avec Paul Verlaine.

Notre amitié a duré, sans une heure de brouille, trente- six années, de 1860 à la fatale journée du 9 janvier 1896. J'ai été mêlé aux plus décisifs événements de sa vie tourmentée. Bien qu'éloig-né de moi, à diverses époques, par les circonstances politiques et familiales, par les voyages, par les séjours qu'il fit à l'hôpital, et ailleurs aussi, je ne l'ai jamais perdu de vue, et sans interrup- tion j'ai correspondu avec lui. J'ai reçu ses plus véridi- ques confidences. Le pauvre cher Paul se confessait volontiers, et même publiquement, à la façon des pre- miers chrétiens. lia dit sonconfiteor en prose et en vers. Il aimait à se raconter. Une table de café lui servait de confessionnal, et à qui savait s'emparer de son attention, il présentait son examen de conscience, surtout dans les dernières années de sa vie, au cours des bavardages nocturnes prolongés. Il narrait les choses, sans doute en les exagérant, en les colorant. 11 s'accusait, se jugeait, se condamnait, avec une humilité naïve et une franchise

l6 PAUL VERLAINE

parfois surabondante. Piarcment il s'excusait. Il ne reje- tait sur personne une responsabilité, un entraînement, une incitation^ sauf quand il évoquait la Femme mau- dite et reg-rettée, peut-être aimée encore, la Dalila con- jug-ale, qu'il accusait de Tavoir livré aux désordres et aux vices, faible , désarmé, impulsif. Durant ces heures surexcitées, il prenait un plaisir caustique à étaler sa plaie et à l'irriter, il se laissait emporter par l'exacer- balion de sa douleur intime mise à vif. Il y avait un peu de cabotinage dans ce prurit démonstratif. Ces con- fessions, commencées à la clarté du gaz, au café Rouge ou au François I*"", poursuivies sous les rais grisâtres de l'aube, entre deux haltes finales aux débits entrou- vrant leurs portes, faites à des camarades sceptiques ou à des auditeurs complaisants et adulateurs, qu'il quali- fiait de disciples, n'étaient pas exemptes de hâblerie.

Verlaine avait le tempérament romantique. Les édu- cateurs de la prime jeunesse, ceux qui dominent le cer- veau à l'époque de son développement et déterminent l'affinité, la direction de l'intellect, furent, pour lui, Victor Hugo, Galderon, Petrus Borel, Barbey d'Aure- villy. Il admirait Gongora, probablement sur parole, ayant eu l'intention de le traduire, mais s'étant arrêté juste aux éléments de la grammaire espagnole. Il avait gardé de ce contact exubérant une tendance à l'exagéra- tion et ù la fanfaronnade. Ses élans mystiques, sa religio- sité théâtrale, extérieure et livresque, car Verlaine ne fut guère qu'un croyant littéraire et un pratiquant acciden- tel, sont issus de cette alimentation au capiteux biberon du romantisme. Ses converiîations, au cours des déambu- lations, arrosées aux caboulots du Quartier Latin, scandées du heurt inégal de sa canne sur les trottoirs sonores, ses aveux devant les soucoupes empilées, dans le voisinage

LA LEGENDt DE 1»AUL VEKLAIiNE l-J

des manuscrits épars et froissés sur les marbres poisseux des estaminets, ses récits aux greffiers indifférents de l'interview, ses vidages de conscience en présence de thuriféraires pâmés, son épandag-e à la Jean-Jacques de péchés et de vilenies, à travers les pag-es précieuses d'in- téressantes et factices autobiographies, ne doivent être acceptées que sous réserve, et avec un fort rabais sur le total. La confession est souvent objective et la faute ima- ginaire. La rêverie a tenu une g-rande place dans ces propos de table, d'alcôve et de librairie. Il y eut de la jomposition et du jeu dans ces attitudes que Ve? laine prenait, non pas pour « épater le bourg-eois », à la façon de personnages d'Henry Murger, car il n'eut jamais ni cette intention vulgaii^e, ni ce goût loustic, mais pour se grandir en se rabaissant, pour se gaudir dans une truculence dissolue, pour se camper, vis-à-vis de lui- même, en une pose de capitan du vice, saint Augustin de brasserie, à qui sainte Monique n'a pas manqué, car il invoquait souvent le nom vénéré de sa pieuse et bonne mère, entre deux vantardises pompeusement perverses. Une légende s'en est suivie. D'autant plus vivace et durable que Verlaine en fut en grande partie l'auteur, héautontimorouménos de sa réputation. Ses disciples ont colporté l'évangile dépravé qu'il s'amusait à prêcher. Quelques-uns ont transformé en réalités ses paraboles littéraires. Le public a trop pris à la lettre le texte du Maître, paraphrasé par des apôtres fantaisistes, dénoncé par d'empressés et hypocrites pharisiens. Il convient de le réviser, et surtout d'en contrôler les commentaires. La signature de Verlaine au bas de ces multiples confessions imprimées ne prouve pas l'exactitude des faits. L'aveu n'est pas toujours une preuve. Verlaine avant tout était poète : donc il exagérait, il amplifiait, il grossissait. Les

PAUL vei\l\;m

sentiments, comme les sensations, lui apparaissaient sous la lentille. Ironique héraut de lui-même, il se pro- clamait un pervers. Il s'avançait, sous les yeux de ses amis, puis de la foule, en sonnant de la trompe, et se présentait, dans la lice de la publicité, comme un cheva- lier de la dépravation. Il battait la caisse autour des pré- tendues débauches qu'il se reprochait publiquement, tout en regrettant en secret de ne les avoir point con- nues. Il se g-lorifiait d'impuretés qu'il ne commettait qu'en imag"ination. Il y a surtout de l'emphase dans son autog-nosie. Il fut, pour ses penchants, pour ses voluptés, pour ses prétendues infamies, un g-rand illusionniste.

Loin de moi la pensée de vouloir transformer Verlaine en petit saint, d'en faire le modèle du bon bourg^eois, époux modèle et vertueux citoyen. Il ne fut même pas, on le verra ci-après, le meilleur garde national. La banalité de ces formules d'épitaphes courantes ne serait pas de mise. Toutefois, Verlaine ne fut pas le truand contem- porain, le ribaud attardé que se représentent avec curio- sité, avec dégoût, selon les mentalités de chacun, les publics bourg-eois à prétentions lettrées.

J'ai déjà protesté contre la lég"ende,au bord de la fosse qui eng-loutissait mon ami. Au petit cimetière des Bati- g-nolles, j'étais trop accablé pour avoir song-é à préparer un discours. J'avais accompag-né la bière qui emportait un peu de moi-même, le cœur serré, le cerveau lourd de souvenirs, de tristes constatations, sans avoir pris la précaution de me munir du petit pot de fleurs rhétori- ciennes, arrang-ées selon les règ-les, et parées au g"oût du jour, qu'on dépose sur les tombes dont on a l'accès ora- toire. Dans les paroles douloureuses et sincères que j'improvisai, j'ai essayé de réfuter les racontars impri- més et verbaux, j'ai voulu donner la physionomie exacte

LA. LEGKNDE DE PAUL VERLAINE IQ

et la condition vraie de ce fils de famille provinciale, le père officier, la mère propriétaire terrienne, bourçeoise- ment éduqué, pourvu de diplômes, possesseur de reve- nus dès le berceau, avant même vécu ving^t ans en ren- tier, et non en vae;abond, voyageant, dépensant, pares- sant, sans avoir été astreint à aucune tâche rég^ulière ou bureaucratique, et, en somme, n'ayant mené l'existence bohème des derniers jours, que contraint par les circon- stances, pEirce que son capital était absorbé, et que la lit- térature ne lui fournissait que d'intermittents et insuffi- sants subsides. Il avait en horreur et mépris les classi- ques poètes miséreux, souifreteux.sans asile, tapant aux portes d'amis et sonnant au seuil des hôpitaux. Il fuyait la réputation geignarde des Malfilàtre et des Gilbert. Poète maudit, certes, mais non pas gendelettre men- diant. S'il a été, dans la dernière phase de son existence désorbitée, secouru, ce fut, avec spontanéité, par des amis, et si la Ville de Paris l'hospitalisa, ne lui devait- elle pas asile comme à tout citoyen atteint par la mala- die et l'infortune? 11 ne voulut jamais être un profes- sionnel de l'hôpital, et il éprouva une joie suprême à ne se |X)int trouver en un lit administratif, à sa dernière heure.

Ouand ses ressources furent taries, son patrimoine et ses héritages consommés, mal gérés, en partie gas- pillés par lui, absorbés par des liquidations onéreuses et diminués par la captation d'un ecclésiastique spéculateur et indélicat, il voulut gagner sa vie. Il pensa que ses poésies, ses livres, ses articles suffiraient à lui donner l'équivalent de ce capital qu'il avait légèrement dispersé, croyant peut-être, dans sa naïveté d'homme d'art, peu calculateur, qu'il représentait une fortune durable et que la mort ou la richesse viendraient avant qu'il n'en vît

PAUL VERLAINE

la fin. Il fut vite désabusé, doublement. Ce capital, qu'il avait mordu, dévoré, en ving-t ans toutefois, au lieu d'en brouter prudemment et sag-ement les rentes et les divi- dendes, sa plume ne pouvait ni le reconstituer, ni le remplacer au jour le jour. L'instrument était merveil- leux, mais le travail qu'il accomplissait peu productif. La gloire, et non l'arg'ent, sortait du sillon laborieuse- ment trace par le poète surpris et découragé. Ce fut alors qu'il résolut de s'arracher au milieu famélique et hasardeux des chemineaux de la littérature, quêtant à droite et à g-auche le prix de la copie. Il voulait fuir ces champs de bataille mesquins Ton combat pour une pièce de cent sous. Les marchandages, déjà subis, avec l'éditeur Vanier, les sollicitations, les attentes, les humi- liations dans l'antichambre des mercantis de la presse et de la librairie l'épouvantaient. Il me pria, très sag'C- ment, de faire des démarches auprès de Charles Flo- quet, alors préfet de la Seine, pour obtenir sa réintég-ra- tion dans les bureaux de la Ville. N'était-ce pas déci- sion raisonnable et rêve tout à fait bourg-eois ? Malgré mes efforts et la bonne volonté du préfet, la démarche échoua. L'hostilité bureaucratique ferma au poète inquiet cette porte secourable. Verlaine, découragé, se sentant pris dans la nasse de la fatalité et de la misère, cessa d'aspirer à la vie bourgeoise, régulière, le couvert est mis tous les jours, l'argent entre dans la maison toutes les fins de mois. Il fit le plongeon dans l'aventure, dans l'ivresse, dans la vie décousue et inféconde. Il n'a- vait pu redevenir chef de bureau, il devint bohème. Alors seulement la légende a en partie raison, et encore charge-t-elle les traits et dénature-t-elle les actes de ce « pour Lelian » qu'on a trop souvent et trop facilement comparé à Villon.

LA LEGENDE DE PAUL VERLAINE

Verlaine, le Villon moderne ! Voilà une de ces formules consacrées qui dispensent d'un jug'ement rendu en con- naissance de cause. Gomme toutes ces médailles du dis- cours, qui circulent dans la foule et acquièrent bon aloi à force d'être passées de main en main et usées, on accepte, sans vérifier, sans peser, celle-ci qui semble frap- pée au coin de l'observation et de la vérité. C'est pour- tant de la bien fausse monnaie. Assurément, au point de vue purement littéraire, la comparaison n'a rien de désoblig-eant. On peut même la trouver flatteuse.

François Villon, le poète humain et neuf, qui, le pre- mier, fit entendre une note mélancolique, au milieu des gaillardises, des ironiques et fades allégories des trou- vères amphigouriques et des poètes secs et raisonneurs du xv^ siècle, est en tête de notre magnifique dynastie de rois de l'esprit. Il est le Pharamond, l'ancêtre, le père de toutes nos races poétiques. Etre mis à son rang, c'est se voir placé au sommet de la noblesse de lettres. Mais il se mêle à cette assimilation louangeuse une fâcheuse comparaison biographique. C'est surtout en truanderie qu'on fait Villon et Verlaine parents. C'est le genre de vie, et non pas seulement le talent poétique, qu'on rap- proche et qu'on confond.

Cette confusion ne peut résister à l'examen. Elle doit cesser, bien que les vertus privées n'aient rien à voir avec les talents poétiques. Quel phénomène inconcevable, un grand scélérat qui serait un grand artiste! Néron, exemple unique, trop favorablement cité, ne fut qu'un histrion, et Lacenaire, assassin de premier ordre, n'eut que le talent d'un faiseur de bouts-rimés. On ne devrait cependant point se préoccuper des méfaits d'un artiste supérieur, s'ils existaient. Les délits, voire les crimes, commis par un poète ou un peintre de génie, condam-

PAUL VERLAINE

nobles devant la juridiction commune, ne devraient pas être réputés avoir été commis, devant l'opinion jug-eant leurs œuvres. La critique n'est pas un jurv criminel* Quant aux infractions secondaires, aux peccadilles, aux dérèsrlements et aux désordres de l'existence, elles ne sau- raient exister pour la foule ég-oïste et bénéficiant du chef- d'œuvre fourni. Oue lui importent les écarts de conduite de l'artiste? Ce n'est pas elle qui en a supporté les incon- vénients ; elle n'a été ni molestée, ni trompée, ni ruinée, ni déshonorée par le g-rand homme débauché, violent, cupide et malhonnête. L'artiste échappe aux reproches, du moment qu'il a fait son œuvre, qui répond pour lui, et qui seule doit être jugée, en dehors des res- ponsabilités pénales de l'homme. Si l'artiste eût donné l'exemple de toutes les vertus domestiques, quel avantag-e en eût retiré la foule? N'est-il pas préférable, pour l'humanité, que le poète se soit écarté de la morale com- mune, si cet écart a stimulé son cerveau, plutôt que d'avoir laissé denùère lui la meilleure réputation et la pire littérature? 11 a négligé les siens, il a oublié les de- voirs de père de famille, il s'est soustrait aux obligations du monde et il a été tout le contraire d'un bonhomme vertueux et insig-nifiant, mais il a fait son temps et les g-énérations qui suivront, héritiers d'un admirable et immortel domaine. Tout est bien. Il a répandu autour de lui de l'ombre mauvaise, mais il a illuminé le monde. C'est tout gain pour l'ensemble des hommes. Il ne faut pas borner notre sympathie et notre reconnaissance à ce g-ardien de phare, dont parle Maeterlinck, qui, trop ver- tueux pour voir souffrir ses proches, distribuait à ses pauvres voisins l'huile de ses lampes, et, pour donner un peudelumière aux cabanes, nég-ligeait d'éclairer l'Océan. La veilu peut s'allier avec le talent, avec le génie; génie

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et talent peuvent s'en passer. Que Verlaine ait été digne du prix Monthyon, ou qu'il ait mérité la hart que Villon vit se balancer à quelques pouces de son col, cela ne chang"erait pas un vers de Sagesse et ne modifierait aucune strophe des Fêtes galantes.

Mais on n'est pas forcé d'être un coquin pour être classé parmi les plus grands artistes de son temps. L'hon- nêteté ne fait pas l'artiste, elle ne le détruit pas non plus. Un écrivain de la célébrité de Paul Verlaine ne doit être jugé que comme auteur de poésies, de livres, de pièces, mais il ne faut pas cependant lui attribuer des méfaits et des antécédents dont il est indemne. C'est ce qu'on fait, avec légèreté et ignorance, quand on le compare à Villon. Car l'auteur du Grand et du Petit Testament a laissé une réputation peu enviable, qui accompagne sa superbe renommée littéraire. On sait qu'il était compa- gnon de hardis tire-laines. Il pratiquait l'escroquerie des lippées franches et des repues gratis chez les hôteliers confiants. Le vol à main armée ne l'effrayait pas. De nos jours, il eût été classé parmi les cambrioleurs et les apa- ches. Pris sur le fait, une attaque sur la grand'route, il fut jugé etcondamné àêtre pendu, avec ses compagnons. Ceci nous valut la belle épitaphe « la pluye nous a bues et lavés... ».

Verlaine a eu de ces cris de mélancolie et de remords, notamment quand il s'interroge tristement et se demande « ce qu'il a fait de sa jeunesse )i, mais il n'avait pas de vol de grand chemin à se reprocher. Il n'a même jamais commis la plus légère indélicatesse. Il était probe de naissance, d'instinct, de milieu et de volonté. Les exemples familiaux, les leçons du premier âge, les scrupuleuses minuties comptables de sa mère, le souvenir de son père, capitaine intègre, le protégèren

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toujours contre les tentations de la cupidité, contre les entraînements de la misère. Il chercha sans doute, par la suite, à monnayer l'or pur de ses vers, et il pratiqua, vis-à-vis de certains amis aisés, la « dédicace », comme le firent sans honte, à l'adresse des g-rands seig-neurs, les plus renommés écrivains du siècle de Louis XIV. Mais on peut fouiller sa vie au microscope : on y recon- naîtra des fautes, des folies, des faiblesses, bien dés souffrances aussi, avec de la fatalité au fond, pas de honte véritable, pas une vile et indigne action. Les vrais amis du poète peuvent donc revendiquer pour lui l'épi- thète d'honnête homme, sans doute très vulg-aire, mais qui, aux yeux de certains, a encore du prix. Gomme s'est exprimé Léon Cladel sur la tombe d'Albert Glatig-ny, on peut accoler l'autre épithète, dont il était ég-alement digne, celle de grand artiste. La lég-ende ne saurait le comparer à un brigand, celui-ci eût-il eu, comme lui, du génie, et rénové aussi la poésie de son siècle!

Verlaine n'a jamais évité la corde, comme l'écolier- bandit auquel on associe sa mémoire. Villon n'échappa au bourreau que par la grâce de Louis XI, passant d'aventure à Meung. Verlaine n'encourut les sévérités de la justice qu'à la suite d'une accidentelle et peu crimi- nelle aventure. S'il dut s'asseoir sur la sellette des accu- sés, ce fut à l'étranger, à une époque peu favorable. Ses allures indépendantes, sa qualité de français, voya- geur fantaisiste, n'exerçant pas une profession régulière, patentée, il déclara, au poste de police de Bruxelles, être « poète lyrique de son état » et, de plus, une note au dossier venu de Paris le représentant comme un républicain dangereux, ayant servi la Commune, tout cela indisposa contre lui le jury brabançon. Il subit une sévère condamnation : plusieurs années de détention.

LA LÉGENDE DE PACL VERLAINE 25

Il ne s'agissait pourtant que d'une rixe lég-ère, avec un camarade, Arthur Rimbaud, à la suite d'une libation trop abondante de lambic et de genièvre. Un revolver, imprudemment porté, sottement sorti, et inconsciemment braqué, comme menace et en guise d'argument décisif, partit fatalement, involontairement : la balle écorcha, au poignet, le compagnon. Cette insignifiante éraflure lui eût probablement valu, en France, une huitaine de jours de prison, ou, plus simplement, une contravention de police pour port d'arme prohibée et deux ou trois jours « journées » d'amendes, le maximum, pour violences légères, n'ayant entraîné aucune incapacité de travail.

L'alcool, il est vrai, ce pire démon, selon Edgar Poe définisseur compétent, eut sur Verlaine une influence maligne et lui donna des suggestions pernicieuses. Tem- pérament « orgiaque et mélancolique », comme il se définissait dans le préambule de ses Poèmes Saturniens, Verlaine, sous l'intoxication alcoolique, éprouvait l'exa- gération de la personnalité. De ses fanfai^onnades vicieuses indiquées plus haut. Il a toujours été buveur, mais l'ivresse à peu près chronique se développa chez lui à la suite de ses voyages, après la séparation conjugale. Qui saura jamais de quel enfer mental il voulut s'évader en cherchant au fond du verre les sataniques paradis artificiels ?

Ce fut surtout en Angleterre, dans le pays du whisky écrasant et du gin abrutisseur, qu'il s'accoutuma aux ivresses lourdes, aux absorptions debout et précipitées du bar « on draught », aux vivaces exaltations, suivies de torpeurs prolongées. L'éloignement de tout ce qu'il aimait, le foyer conjugal perdu, la terre natale presque interdite, la vie errante en perspective, avec les stations quasi-obligatoires aux débits de boissons, la compagnie

26 PAUL VERLAINE

de Rimbaud, précoce et solide buveur, lui firent puiser dans les liquides capiteux l'oubli, avec le plaisir de l'in- tcllecluelie surexcitation. L'alcool le plong-ea dans un état, pour ainsi dire, inconscient et second, où, sa per- sonnalité se dédoublant, il vivait mentalement une autre vie. L'existence que les circonstances lui avaient faite était si triste, si délabrée, qu'il est pardonnable d'avoir voulu se reconstruire comme un autre log"is pour sa pen- sée, un peu folle. Plus d'une fois, à jeun, il song-ea au suicide. Les lendemains d'ivresse sont déprimants et su^•g•èrent l'idée de l'anéantissement. Alors il écartait rimag-e delà mort désirable, en approchant de sa bouche altérée le verre qui ranime. Gomme le sol à Antée, le con- tact du liquide lui redonnait une éphémère mais vivi- fiante vigueur. Entre la coupe et les lèvres, il retrouvait la vie. La dépression antérieure disparaissait, et, dans les flammes de l'alcool, réchauffant sa volonté eng-ourdie, il récupérait la force de vivre encore un jour, de supporter la destinée. L'alcool lui faisait trouver, selon la parole de Baudelaire, l'univers moins hideux et les instants moins lourds. Ne lui reprochons pas trop ces minutes perdues et malsaines; ce furent peut-être pour lui les plus sup- portables, les seules, avec les heures de travail, il eut l'ombre du bonheur. Il avait cru, un temps, muré dans la solitude dépressive des prisons belg-es, trouver à la fois le calme et l'excitation dans la dévotion, dans la prière, dans l'exaltation rclig'ieuse.Nousy avons gag-né Sagesse, mais une fois libre, il retourna à l'alcool.

Durant la dernière phase de sa carrière, aux années de bohème et de misère, n'était-il pas poussé fatalement, normalement, pour ainsi dire, vers ces cafés et ces caba- rets, le pauvre nomade malg-ré lui? Se trouvant sans foyer, sans arg-ent, sans autres relations suivies que celles

LA LEGENDE DE PAUL VERLAINE

des déclassés et des alcooliques tels que lui, il retrouvait comme la parodie d'un intérieur, avec de la compa- gnie, un bien-être relatif, l'abri contre la pluie, la neige et surtout contre l'isolement. C'était aussi l'évasion du garni inconfortable, l'apparence d'un salon bourgeois retrouvé. Un photographe, braquant son objectif sur les hommes de lettres notoires, pris dans leurs élégants intérieurs, a exposé le poète de Romances sans paroles vautré sur une banquette de café, méditant des vers, le coude appuyé à la table de marbre habituelle, un verre d'absinthe à portée, et il a inscrit au-dessous : « Paul Verlaine chez lui. » C'est plutôt la faute d'une société, qui se prétend lettrée, artiste, intellectuelle et raffinée comme la nôtre, quand un poète de l'envergure de celui- ci n'a pas à sa disposition un logement modeste et le pain quotidien assuré, alors que tant de scandaleuses siné- cures sont prodiguées à des écrivains sans talent, sans valeur, mais intrigants, souples et distingués.

Un dernier mot en ce qui concerne l'accusation de mœurs contre nature, qui a été souvent portée contre Verlaine. Il plaisantait imprudemment sur ce sujet sca- breux. Il avait des souxnres équivoques et cyniques quand on faisait allusion à quelques-unes de ses amitiés notoi- l'es, qualifiées de compromettantes. Il semblait alors vouloir braver l'opinion. Il émettait, sur ces passions anormales, des théories paradoxales, des appréciations indulgentes et même favorables, dont plusieurs de ses poèmes ont gardé la trace, complétant et corroborant ses audacieux propos de table. S'est-il borné à la théorie, qu'il jugeait amusante, et dont il semblait être tout fier, ou bien a-t-il succombé au désir de la pratique? J'af- firme l'ignorer. H ne m'a jamais fait d'aveu formel. Au contraire, dans les circonstances solennelles, renonçant

28 r.VUL VEnLAINE

à ses plaisanteries habituelles sur ce sujet, il pro- testait avec indignation. Une de ses lettres, lors de son procès en séparation de corps, il me consultait sur la démonstrative conclusion d'une expertise médicale qu'il voulait, d'accord avec Rimbaud, solliciter, en est la preuve. Je suis porté à croire que tout ce dévergon- dage fut purement cérébral. Il s'y mêla de la mystifica- tion. Il voulut supposés ses contemporains en se dotant de vices imaginaires, en se barbouillant d'impure- tés exceptionnelles, qui n'existaient que dans son ima- gination.

J'ai cité, parmi ses éducateurs littéraires, les pédago- gues choisis spontanément de l'instruction première, Pétrus Borel, Barbey d'Aurevilly, Baudelaire. Leurs excentricités pompeusement formulées, leurs farces graves, leurs outrancières appréciations de vérités reçues et leur façon pédantesque de bafouer la morale courante, eurent beaucoup de prise sur sou jugement. Bonhomet, le fantastique et monstrueux Prudhomme,adû nombre de ses étranges propos aux entretiens noctambules de Verlaine et de Villiers de l'Isle-Adam. Ces fantaisistes exubérants n'avaient pas, entre autres indulgences inat- tendues, les indignations et le dégoût du commun des hommes pour ces débauches inverties si fréquentes, si publiquement vantées dans l'antiquité. La tranquillité avec laquelle beaucoup d'hommes de lettres de ce temps et de cette école s'exprimaient sur le vice classique pou- vait faire croire à une expérience consommée. On présu- mait la pratique d'après l'usage de la théorie. La com- plaisance écrite et parlée de Verlaine, et de quelques-uns de ses amis, pour les amours anormales des deux sexes a pu donner créance à des suppositions, à des présomp- tions. On a tôt fait de bâcler une réputation. Aucune

LA LEGENDE DE PAUL VERLAINE

preuve, ni au tribunal civil, lors du procès de séparation de corps, ni devant la Cour de Brabart, dans l'instance pour coups et blessures, n'a pu être apportée contre Ver- laine. La léçende seule s'est répandue, propag-ée en par- tie avec bravade, avec une fatuité extraordinaire et sotte, par celui qui en a été et en est demeuré la victime.

Je rappellerai seulement que ce pauvre Verlaine a eu toute sa vie emplie par un immense amour féminin, un seul, et quel amour ! L'amour conjug-al déçu. L'orig-ina- ualité de Verlaine se retrouve dans sa vie autant que dans son œuvre. A défaut de l'absente, dont il évoquait perpétuellement le souvenir, irritant et charmeur, dont il revoyait, en des song-eries douloureuses, l'imag-e à la fois détestée et adorée, il chercha des déiùvatifs et des apaisements un peu partout il les trouvait, surtout au cours des dernières années de sa vie. Il n'eut pas tou- jours des choix amoureux très relevés, mais pouvait-il choisir? L'humilité même de ces amours, de ces « colla- g"es », prouve son désir, son g'oût, son besoin de la femme. Cent poèmes, sans parler des oeuvres purement erotiques, lémoig-nent de ses ardeurs affectives, et le montrent féministe très entraîné. Il eut toujours peu de tendance à l'amour sentimental, et les rapports physi- ques étaient seuls importants et intéressants pour lui, dans le commerce des femmes. Ses dernières relations féminines furent vulg-aires, plutôt méprisables, et les pauvres maritornes qu'il accostait étaient incapables de le comprendre et de le consoler, mais elles rég-alaient de leur mieux sa fring-ale voluptueuse.

S'il ne fut jamais amoureux extatique, à la façon des soupirants romanesques, et s'il ne demandait g-uère aux femmes rencontrées, depuis la privation de la chère beauté dont son âme était hantée, que les qualités de la compag-ne de table et de lit^ il avait des amitiés senti-

3o PAUL VERLAINE

mentales très délicates, très subtiles, et ceci encore jus- tifierait ce que j'indiquai plus haut de la parfaite inno- cence de ses affections masculines.

Parmi ces camarades chéris, qui, à diverses époques de son existence, lui inspirèrent des sentiments très vifs, je revois d'abord un de ses cousins, nommé Dujardin, du bourg' de Lécluse, près Arleux, dans le Nord, il passait ses vacances. Ce fut une amitié enfantine très ardente, dont il me fit part, dans ses lettres, septembre- octobre 1862, avec enthousiasme. G 'était tout différent de l'amilié, véritablement intellectuelle, qui nous unissait. Il s'exprimait sur le compte de son jeune cousin comme un amant vantant sa maîtresse, et, à cette époque-là, le lycéen Verlaine avait encore sa robe d'innocence.

Un de nos condisciples du lycée Bonaparte, frêle et mélancolique jeune homme, Lucien Viotti, qu'il désig-ne avec tristesse dans ses Mémoires, lui inspira une affec- tion profonde.

Viotti s'était ençag-é avec moi, au début de la g-uerre de 1870.11 fut incorporé dans mon régiment, le Gg^ d'in- fanterie, dont on a formé, par la suite, le ï lo*-" de ligne. A l'affaire de Ghevilly, sous Paris, 3o septembre, il dis- parut, tué, ou blessé et fait prisonnier. On nous a affirmé qu'il était mort à l'Hôpital de Marence. On n'a jamais su au juste la fin de ce vaillant et doux camarade. Verlaine fut profondément affligé de la perte du délicat Viotti. Il n'en parlait jamais qu'avec émotion et chagrin.

Enfin, Arthur Rimbaud s'empara de lui : c'était un gavrocbe sinistre, cet étrange garçonnet, dont on a récem- ment exhumé avec curiosité les vers étranges, au coloris sauvage, et d'une puissance bizarre. Il avait l'aspect d'un échappé de maison de correction. Mince, pâle, dégin- gandé, pourvu d'un appétit robuste et d'une soif inextin-

LA LÉGENDE DE PAUL VERLAINE 3l

g-uible, avec cela froid, méprisant et cynique, il domina rapidement le faible Verlaine. Il fut son mauvais g^énie, comme on a dit dans les drames romantiques. Il y avait aussi en lui du fatal conseiller des légendes, du satanique compagnon qui entraîne à sa perte la proie à laquelle il s'est attaché.

Arthur Rimbaud a été le grand artisan des malheurs du poète. Ce fut lui qui l'emmena de cafés en comptoirs, au delà de Theure la plus tardive, le détournant de la table de famille, le repas vainement attendait ; de plus, chez le beau-père, rue Nicolet, Verlaine l'avait intro- duit, imposé, il irritait par sa présence d'hôte incongru, mal élevé et impérieux. Enfin, après avoir provoqué des querelles entre les époux, il détermina Verlaine à quitter le domicile conjugal, et à vagabonder dans les Arden- nes, en Angleterre et en Belgique, en sa compagnie.

Verleiine subit, plus violente, au cours de ces randon- nées loin des siens, détaché de ses autres camarades, l'in- fluence de ce jeune être bizarre, anormal, au génie mala- dif, dont l'originalité sensationnelle et l'étrange façon d'envisager les choses impressionnaient vivement son ami. Il est certain que les combinaisons imaginatives et les spéculations extraordinaires de Ptimbaud eurent une grande action sur son cerveau, et modifièrent son tempérament poétique. La secousse du procès, l'inter- nement, risolement, l'élan soudain de religiosité qui en furent la suite, eurent sans doute une grande part dans la transformation du talent et surtout des procédés poé- tiques de Verlaine, mais la pénétration de l'intellectua- lité capricieuse et originale de son funeste guide fut très forte, et donna une autre direction à ses pensées, à ses formules, à ses rêves d'art, et à ses façons d'interpréter le monde intérieur qu'il portait en lui.

32 PAUL VERLAINE

Malheureusement, la malig-nité du fluide dominateur et pervers que dég-aig-eait Rimbaud s'exerça aussi dans le domaine de la réalité. Ce pernicieux conseiller altéra le caiactôre, changea la façon de vivre et de se comporter dans le milieu familial et social, du nerveux et faible Verlaine. S'accoutumant à cette autorité, il se laissa conduire, et vers les plus mauvais chemins, par la vo- lonté et par l'énergie précoce de Rimbaud, alors poète, rêveur, flâneur, et plus tard explorateur, trafiquant, mercanti, vivant de la vie aventureuse des caravanes, remplaçant les dissertations sur les rythmes et les alli- térations par les palabres devant les cases, substituant aux débats avec les imprimeurs pour le choix des carac- tères et les élégances typographiques, les marchés con- clus le revolver au poing^et troquant la fortune littéraire contre la fortune cherchée à coup de hache dans les forêts, l'on bûcheronne surtout le bois d'èbène. Ce conducteur poétique, destiné à finir négrier, devait le mener devant la police correctionnelle de Bruxelles. Il l'abandonna après l'avoir dévoyé et perdu. Arthur Rim- baud brusquement disparut, brûla ses poèmes, devint gérant d'une factorerie en Abyssinie, gagna de l'argent, et revint, pour mourir d'une blessure gangreneuse, à l'hôpital de Marseille. Il a sa statue à Gharleville, sa ville natale.

Verlaine conçut, par la suite, au cours de son existence bigarrée, entre les séjours à l'hôpital et les stations dans les cafés, d'autres attachements sincères : divers jeunes gens, poètes, dessinateurs, professeurs, auxquels il con- férait le litre de disciples, lui inspirèrent des amitiés toujours excessives. Durant son séjour dans un collège, à Rélhel, et dans une institution anglaise, chez M. An- drews, où il professait, il eut pareillement des liaisons

LA LliGENDE DE PAUL VERLAINE 06

d'âme, très fortes, dont il a conservé le souvenir dans divers passages de ses livres ,

Les pharisiens, les sots, les méchants, pourront com- menter avec malveillance cette attraction que, toute sa vie, Verlaine éprouva pour des amis d'élection. La lég-ende dont il porte le poids peut, en apparence, se trouver confirmée par ces élans, presque passionnels, vers des camarades. Pourtant, ces amitiés masculines ne sont pas sans exemple. L'antiquité est toute ornée des affections idéales de purs héros ou de sag-es vénérables, dont la calomnie historique n'osa point rabaisser à un vulgaire accouplement l'union toute cérébrale. Nisus et Euryale, dont l'amitié fournit à Virgile un chant épi- que, l'immortel Achille pleurant et vengeant Patrocle, et non Ménélas et les Grecs (sans Patrocle il n'y aurait pas eu d'Iliade), enfin cette héroïque légion Thébaine, qui se fit massacrer, à Chéronée, offrent l'exemple de ces amours non charnelles, de ces affections platoniques entre êtres du même sexe. On pourrait même trouver, au pied de la Croix, dans le regard suprême dont le divin supplicié enveloppa Jean, le disciple « qu'il ai- mait », dit le texte évangéiique, une explication de ces amitiés masculines dont reproche fut fait, tour à toui> sournoisement et hautement, au poète, qui aima cepen- dant fortement la femme, et qui souffrit toute sa vie de l'abandon d'une, qui était la sienne.

Paul Verlaine est entré dans la gloire. Sa mort fut un deuil pour les lettres, et ses obsèques eurent un carac- tère d'apothéose. Il est considéré comme chef d'école, comme un des rénovateurs de la poésie moderne. Sa renommée est considérable à l'étranger. En France, il n'a pas encore obtenu la consécration officielle et popu- laire de son génie.

II

ENFANCE. METZ. LES PARENTS

DE PAUL VERLAINE. LYCÉE BONAPARTE

(1844-1862)

\'erlaine (Paul-Marie) est à Metz, le 3o mars i844, dans une maison d'apparence bourg-eoise, à plusieurs étag-es, portant le 3 sur la rue Haute-Pierre, aujour- d'hui Hochsteinstrasse, proche l'Esplanade. La maison existe encore.

Voici l'acte de naissance du poète, relevé par moi à rHôtel-de-Viile de Metz :

L'an mil huit cent quarante quatre, le premier avril, à l'heure de midi, pardevant nous, Jean Baptiste Pierre Sido, adjoint à la mairie de Metz, faisant les fonctions d'orticicr public de l'Etat-civil, est comparu Nicolas Auguste Verlaine, âge de ^jjuarantc six ans, à Berlrix (Belgique), capitaine adjudant- major au deuxième régiment du génie, chevalier de la Légion d'honneur et de Saint-Ferdinand d'Espagne, domicilié à Metz, rue Haute-Pierre, lequel nous a présenté un enfant du sexe masculin, le trente Mars dernier, à neuf heures du soir, dans sa demeure, de lui déclarant, et de Elisa Julie Josèphe Stéphanie Dehée, son épouse, âgée de trente deux ans, née à Fampoux (Pas-rie-Calais), sans profession, et auquel il déclare donner les prénoms de Paul Marie.

ENFANCE 35

Lesdites déclarations et présentations faites en présence de Antoine Nicolas, âgé de soixante quatorze ans, capitaine retraité, et de Charles Gélestin Alexandre, âgé de trente sept ans, capitaine au deuxième régiment du génie, chevalier de la Légion d'honneur, tous deux domiciliés à Metz, rue Haute- Pierre, et ont le père et les témoins signé avec nous le présent acte de naissance, après lecture faite : Nicolas, Alexandre, Verlaine, Sido.

Fur den richtigen Auszug Metz, der 9. August 1902. Der Standesbeamte I-V,

Signé : lUisiblement.

Verlaine est donc Messin, selon la coutume de donner pour pays d'orig-ine à un être l'endroit se trouve placé son berceau. On vous confère ainsi une patrie d'o- rig-ine, sans examiner si ledit berceau était à son empla- cement log-ique, rég-ulier, prévu, et pour ainsi dire natu- rel, ou si le hasard et des circonstances accidentelles l'ont seulement posé ici plutôt que là. Paul Verlaine aurait pu tout aussi bien naître à Arras ou à Montpellier que dans la ville lorraine : ces trois villes se partageaient, en effet, les rég-iments du g-énie, qui, à tour de rôle, venaient y tenir g-arnison. Le roulement régimentaire ayant assigné Metz au 2^ du g"énie, M. Verlaine père était alors capitaine, vers l'époque de la naissance de l'enfant, ce séjour paternel fît du poète un Messin. Victor Hugo, par un hasard analogue, était bisontin.

Disons que Verlaine a toujours revendiqué, et non sans un accent de fierté amère, après les désastres, comme patrie d'élection, sa patrie accidentelle. Il a, durant une seconde garnison de «on père à Metz, pu connaître cette ville, dont il ne parlait jamais, depuis l'annexion, sans une sincère émotion. Metz ne fut pas pour lui une patrie fortuite et avec laquelle l'homme ne peut avoir que des rapports d'état-civil. Là, son enfance s'éveilla et son

30 PAUL VfcRLAlNE

intellect eut sa croissance. Il ressentit, dans la vieille cité cpiscopalc, ses primes impressions. Il les a relatées en des pag-cs charmantes. Son croquis de l'Esplanade, rendez-vous des officiers, des dames de la société mes- sine, et théâtre des jeux des enfants de la bourg-eoisie, est vif et coloré :

L'Esplanade, îrès belle promenade, donne en terrasse sur la Moselle qui s'y cîale, large et pure, au pied de collines fertiles en raisins et d'un aspect des plus agréables. Sur la droite de ce paysage, eu retrait vers la ville, la cathédrale profile à une bonne distance p;;noramique sou architecture dentelée à l'in- fini. Vers la nuit tombante, des nuées de corbeaux reviennent en croassant, faut-il dire joyeusement? reposer dessus les innombrables tourelles et tourillons qui se dressent sur le ciel violet. Au centre de la promenade s'élevait, et doit encore s'é- lever, une élégante estrade destinée aux concerts militaires, qui avaient lieu les jeudis après-midi et les dimanches en- suite de vêpres. Le « Tout-Metz » flâneur ou désœuvré s'y donnait ces jours-là, à ces heures-là, rendez-vous. Toilettes, grands et petits saints, conversations, flirts probablement, agi- tations d'éventails, brandissage et usage du lorgnon, alors un monocle carré, ou du face-à-l'œil de nacre ou d'écaillé, ce face- à-l'œil qui a essaye de ressusciter ces temps derniers, entre tant de modes du passé, toutes ces choses intéressaient à l'ex- trême mon attention gamine et parfois malicieuse, plutôt en dedans, bien que parfois des mots d'enfant terrible m'échap- passent sur les gants un peu passés de Madame Une-Telle, ou sur le trop court ou trop collant nankin du pantalon de Mon- sieur Chose, tandis que ma puérile mélomanie s'enivrait des airs de danse de Pilodo, ou de solosde clarinette, ou de la mo- saïque sur le dernier opéra-comique d'Auber ou de Grisar... [Confessions, l'c partie.)

Il ébaucha, sur cette Esplanade, une de ces amourettes enfantines, dont le souvenir persiste et parfume toute l'existence. Parmi les nombreux enfants qui venaient jouer sur l'Esplanade, sous l'œil des parents, se trouvait

ENFANCK 87

la fille d'un magistrat, avec laquelle vite ii devint ami. Elle s'appelait Mathilde. Le poète devait par la suite retrouver ce nom.

Elle pouvait avoir huit ans, dit-il, moi je courais sur ma septième année. Elle n'était pas jolie de la joliesse qu'on veut chez les fillettes de cet âge. Blond ardent très près d'être fauve, ses cheveux en courtes papillotes faisaient à sa face très-vive aux yeux d'or brun, parmi le teint moucheté de taches de rous- seur, comme autant, me semblait-il, et je le sentais ou plutôt ressentais ainsi, d'étincelles allant et venant dans cette physio- nomie de feu vraiment, des grosses lè\Tes de bonté et de santé, et, dans la démarche, un bondissement, un incessant élan, tout cela m'avait saisi, m'allait au cœur, dirai-je aux sens déjà? tout de suite nous étions devenus amis. Que pouvions- nous nous dire? je ne sais, mais le fait est que nous causions toujours ensemble, quand nous ne jouions pas, ce qui nous arrivait souA'^ent. Quand l'un de nous n'était pas encore là, car je lui plaisais, je dois l'avouer, autant, ma foi, qu'elle me plai- sait de son côté, c'était une attente, une impatience, et quelle joie, quelle course l'un vers l'autre, quels bons et forts et reten- tissants et renouvelés baisers sur les joues! Parfois il y avait des reproches à propos du retard, des miniatures de scènes, des ombres peut-être de jalousie, quand un garçon ou une fille, mêlé à nos jeux, trouvait trop d'accueil d'une part ou d'une autre. Notre amitié si démonstrative avait été remarquée et l'on s'y intéressait ; elle amusait fort, entre autres gens, les officiers qui formaient une bonne part du public de ces concerts. « Paul et Virginie », disaient les commandants et les capitaines, res- tés classiques immédiats, tandis que les lieutenants et sous- lieutenants, plus lettrés et d'instinct plus vif, insinuaient en souriant : « Daphnis et Chloé! » Le colonel, lui-même, de mon père, qui devait être plus tard le maréchal Niei, se divertissait tout le premier à ces jeunes ardeurs, et nos parents n'y voyant que ce qui y était foncièrement, naïveté et candeur, admet- taient volontiers de tels gentils rapports... {Confessions. I'« partie. )

Et attendri à ce chaste souvenir d'enfance heureuse, revivant cette idylle à trente-cinq ans de distance, il

3S PAUL VERLAINE

ajoute, s'adressant à la petite, devenue femme, maman sans doute, grand'mère même, et ig-norée, perdue dans le torrent de la vie, morte peut-être et ne survivant que dans l'âme du poète :

Madame, si jamais ces lignes vous tombent sous les yeux, vous sourirez complaisamment, n'est-ce pas ? comme faisaient les témoins de nos pures amours d'enfance, et comme il ni'ar- rive de le faire moi-même, à ces souvenirs tout irais, tout parfumés encore d'innocence et de primesaut, soudain éclos dans la mémoire, tout étonnée d'un charme exquis, du poète qui voudrait, hélas ! n'avoir que de pareilles choses douces et sincères à raconter... {Confessions. l'e partie.)

Les existences, comme les fleuves, n'ont que près de leur source la limpidité. Ces souvenirs délicats et purs ne se retrouveront que rarement dans la biographie, lourde et bourbeuse, du Daphnis de i85o, et Chloé n'ap- paraitra qu'une fois encore à ses côtés, aux heures trop brèves de la Bonne Chanson.

Verlaine habita Metz, avec ses parents, à deux repri" ses. Les souvenirs qu'il a notés, après de long-ues années d'éloignement, se rapportentà son second séjour. Peu de temps après la naissance de son fils, le capitaine Ver- laine chang-ea de g'aruison. Il se rendit à Montpellier. Verlaine n'a conservé qu'une très confuse imag-e de la grande ville méridionale. Il se rappelait seulement, peut- être était-ce une réminiscence de lectures, ou un écho vaifue de conversations familiales, les processions reli- gieuses, impressionnant et bizarre spectacle, avec les pénitents blancs, gris et noii\s, défilant par les rues, la tête enveloppée de la sinistre cagoule, dans des allures de fantômes, évoqunnt des temps d'Inquisition.

Il éprouva, à Montpellier, deux de ces accidents, qui, par leurs circonstances et les commentaires qu'ils entrai-

ENFANCE $9

nent, se gravent à jamais dans la mémoire d'un enfant : il faillit avaler un scorpion dans un bol d'eau, et il se brûla le bras, en le plongeant imprudemment dans une bouillotte d'eau chaude.

Autre séjour. On l'emmena à Nîmes. Son père avait été envoyé avec un détachement de troupes, pour main- tenir Tordre, au moment de la révolution de i848. Ce ne fut qu'une halte. Nul trace ne lui était restée de ce dépla- cement, brusque et court comme les événements qui l'avaient motivé. Il affirme avoir g-ardé pourtant très nette la vision d'une cérém.onie : la proclamation de la République, à laquelle il assista, sur la place d'armes de Montpellier, en g-rande tenue de petit bourg-eois, colle- rette avec brodeines, pantalon, brodé aussi, descendant à mi-jambes, casquette à long- g-land retombant sur le côté.

La famille Verlaine revint bientôt à Metz, avec le régi- ment. Ce fut l'époque de la première enfance consciente, celle s'éveille Timag-ination, le cerveau acquiert la compréhension et la comparaison. Alors les idées g-éné- rales, recueillies d'après des leçons données et des ensei- gnements surpris au hasard des propos attrapés au vol, se combinèrent dans son intellect. Son cerveau se forma et son esprit se meubla, dans cette ville de Metz, pour laquelle il conserva, avons-nous dit, jusqu'à sa mort, une patriotique et filiale affection.

J'y ai vécu peu d'années, dit-il, d'accord, mais c'est là, en définitive, que je me suis ouvert, esprit et sens, à cette vie qui devait m'êlre, en somme, si intéressante ! Puis, n'est-elle pas, cette noble et malheureuse ville, tombée glorieusement et tra- giquement, abominablement tragiquement ! après quels com- bats immortels ! par la trahison, trahison comme il n'en est pas dans l'histoire, entre les mains de l'ennemi héréditaire? Si bien que pour rester Français, à vingt-huit ans, après avoir

40 PAUL VERLAINE

accompli tous mes devoirs civiques et sociaux en France et comme Français, et m'être, sans que rien m'y forçât que le patriotisme, mêle, la guerre arrivée, à la défense nationale, dans la mesure de mon possible, je dus, en 1872, opter à Lon- dres, où m'avaient jeté les suites de la guerre sociale, après la guerre civile et la guerre étrangère, en faveur de la natio- nalité... de ma naissance ! [Confessions, Ire partie.)

Verlaine a donc opté pour la France, dans les condi- tions imposées par le traité de Francfort. Il eut toute sa vie, avec des ralentissements et des emballements inter- mittents, des sentiments patriotiques, presque milita- ristes. On a pu le qualifier de chauvin. Cette épithète ne le ridiculisait point. Son chauvinisme était sincère et énerg^ique, à la fois instinctif et raisonné, héréditaire et acquis. Ceci contrastait avec les opinions indifférentes, sceptiques, cosmopolites ou même anarchistes, qu'expri- maient, surtout lors des dernières années de sa vie, ses compagnons de café, ses confrères des revues décadentes, ses collaborateui's aux feuilles symbolistes, ceux qu'il appelait ses disciples. Il protestait contre ces négations du patriotisme, qui pour lui étaient des blasphèmes, en affii^mant « cette émotion très réelle, qu'il ressentait toujours, quand il était question, parfois trop légère- ment, de cette Alsace-Lorraine, qu'on semble, disait-il, avoir un peu oubliée, ou même traiter, déjà ! dans quel- ques milieux, de quantité négligeable. »

Son ode vigoureuse à Metz demeure le témoignage écrit de ses sentiments nationaux :

O Metz, mon berceau fatidique, Metz, violée et plus pudique. Et plus pucelle (juc jamais, 0 ville, riait mon enfance. . .

. . . Patiente encor, bonne ville ! On pense à toi, reste tranquille.

ENFANCE f\l

On pense à toi, rien ne se perd. Ici, des hauts pensers de gloire. Et des revanches de l'histoire, El des sautes de la victoire. Médite à l'ombre de Fabert.

Patiente, ma bonne ville, Nous serons mille contre mille. Non plus un contre cent, bientôt! ...

Cette mâle poésie, ce salut énerg-ique aux bataillons futurs, surg-issant pour veng-er les défaites des armées disparues, et cet espoir persistant de la revanche placent Verlaine au premier rang- des poètes patriotes.

Il tenait sans doute de l'hérédité et du milieu, ce fils d'officier élevé dans le voisinage du drapeau, ces idées martiales et ces aspirations belliqueuses. Il_aimait_etil admirait l'officier, son père. Il avait conservé le souve- nir fier dù^el uniforme paternel^ ëTil se plaisait, par la suite, à en retracer les détails : « habit à la française au plastron de velours avec ses deux décorations d'Espagne et de France, Alger et Trocadéro, bicorne à plumes tri- colores de capitaine adjudant-major, l'épée, le bien ajusté pantalon bleu foncé à bandes rouges et noires, à sous- pieds! » Il mentionnait aussi, avec un vaniteux respect, en achevant le portrait du capitaine, a son port superbe d'homme de très haute taille, comme on n'en fait plus,» et son visage martial et doux, néanmoins l'habitude du commandement n'avait pas laissé de mettre un pli d'autorité qui en imposait.

Au moment de la mort de son père, survenue un 3i décembre, bien que Verlaine fût alors républicain ardent et plein de respect pour Marat, Babeuf et les plus exces- sifs révolutionnaires, il surmonta sa douleur pour discu- ter, dans les bureaux de la place, avec les officiers de

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service qui refusaient d'accorder le piquet rég-lemen taire pour les obsèques, sous le prétexte qu'elles avaient lieu le premier janvier. Il tint bon, et le capitaine Verlaine eut, à son convoi, les bonneurs militaires dus à son grade, à ses décorations, et que son fils exig-eait par respect pour sa mémoire. Lui, cependant, fut toujours insensible aux dignités,aux distinctions, et aux démons- trations honorifiques.

M. Verlaine père, que j'ai connu, était un grand vieil- lard, sec et droit, au visag'e maig-re, tanné, parcheminé, avec courte moustache blanche, d'aspect g-énéralement sévère, mais nullement grog'non. Je ne l'ai jamais entendu rabâcher ses campag^nes ni hâbler sur ses expé- ditions Il adorait son fils, tout en le traitant assez sévè- rement, surtout en apparence. Ce père, au fond papa g'âteau, se faisait croquemitaine exprès. Dans un pen- sionnat de la rue Ghaptal, chez Landry, il venait tous les jours s'informer de sa santé, de ses prog-i'ès, et il lui apportait toujours quelque relief du dîner de la veille, mis en réserve à son intention, pour corser le menu assez maigre de la table de l'institution. Paul éprouva une profonde tristesse quand il perdit l'excellent homme. Je l'assistai et le consolai de mon mieux, faisant alors l'ap- prentissag-e d'un chai^rin semblable qui devait m'attein- dre trois ans plus tard. Un petit détail montrera l'inten- sité de l'aftliction de ce bon fils : il était déjà g-rand fumeur, et pendant les deux jours de veille mortuaire, il ne voulut pas allumer une pipe ou une cigarette, il n'y songea même pas. Impressionnable et tout vibrant de douleur, il demeura de longues semaines accablé dans ce deuil.

Le capitaine Verlaine était né, en 1798, k Bertrix, et non à Paliseul, comme on l'a écrit. Bertrix faisait par-

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tie du département nommé alors les Forêts, villag-e à cette époque français, depuis annexé au royaume des Pays-Bas, enfin attribué au Luxembourg' belge. Bertrix est situé entre Bouillon et Paliseul, tout proche de la frontière. Paul Verlaine alla passer à Paliseul des jours de vacances, à plusieurs époques différentes. Il avait conservé des relations avec des parents paternels, jyjme Grandjean, veuve d'un colonel, M""® veuve Evrard, à Jehonville et à Paliseul.

Le père de Verlaine était le fils d'un notaire, petit tabellion de chef-lieu de canton. Eng-agé à seize ans dans les armées de Napoléon, il fit les dernières campag-nes de l'empire, 18 14 et 181 5. Il resta Français après que son lieu de naissance fût devenu, par les traités de 181 5, luxembourgeois . Il conquit tous ses g-rades dans l'arme du génie. Il était capitaine adjudant-major quand il donna sa démission, mécontent de passe-droits dont il se jug-eait victime. Son colonel était Niel.Le futur maré- chal, qui l'aimait et l'estimait, voulut le retenir, et lui écrivit une lettre flatteuse pour l'engager à retirer sa démission. Mais le capitaine, de caractère fort têtu, per- sista, et, rentrant dans la vie civile, quitta Metz pour venir s'installer à Paris.

Par son père, Verlaine est donc d'origine ardennaise, c'est-à-dire française, car les habitants de ces villages du pays wallon et du Luxembourg, séparés de notre terri- toire par une frontière factice et toute politique, sont absolument identiques, comme moeurs, comme caractère, comme tempérament, comme tournure d'esprit, à leurs voisins des environs de Sedan.

Par sa mère, originaire du Pas-de-Calais, il est de la Flandre française.

Les Verlaine étaient d'ancienne origine ardennaise. Un

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biographe a cru retrouver la g-énéalog-ie de la famille dans un cartulaire nobiliaire. Selon ce document, les Manuscrits g-énéalog-iques de Le Fort, père et fils, hérauts d'armes du pays de Lièg-e, aux xvii^ et xvni^ siècles, con- tiendraient un chapitre se rapportant à une famille de Verlaine, existant dans le pays depuis i53i. Un de ces Verlaine aurait été doyen de l'université de Louvain en I7?i2. Cette famille seig-neuriale possédait on fief le vil- lag-e de Verlaine, dans le Luxembourg-. (Gh. Donos, Verlaine intime.)

Je ne crois pas que cette g-énéalog-ie noble soit exacte, ou du moins qu'elle s'applique au fils du capitaine de g-énie Verlaine. Je préférerai adopter l'orig-ine que donne M. Saint-Pol-Roux en ces termes assez curieux :

Ua camarade à moi, vieux pAtre paissant quolidienaement sa génisse et ses deux vaches devant ma demeure, me dit, un jour, s'appeler Verlaine. Je tressaillis. Nous causâmes. II me conta sa race. Intrigue, je tentai des recherches. Bientôt je pus attester au pâtre l)elge qu'un grand poète de France était son parent, à lui tout petit ; ce qui le ht hennir de joie. Nouant alors ses sourcils, comme s'il eût croisé les minces bras velus de sa mémoire, il sonda ce coin pour, à la longue, en extraire une rencontre jadis, dans les environs, à Paliseul, chez le colonel Grandjean, avec un collégien de seize ans.

Eh bien ! ce Paul oublié, dont vous m'apprenez la renom- mée, est mon sous-cousin germain, déclara le pâtre d'Arviile.

Résumons ses dires :

Le bisaïeul de Verlaine, après avoir suivi les armées fran- çaises en chef" de charriot, se fixa à Arville, venant de Braz, village voisin, élu tVanc-fici' par l'ablié de Saint-Hubert. Dis- pensé de la dîme, de la gerbe, sa fonction consistait à assister en uniforme et sabre au clair aux grand'messes de l'abbaye. De son mariage avec une Ilenrion naquirent Michel et Henri. Henri eut deux filles et un fils, le capitaine du génie, père de Paul... (Sainl-Pol-Roux, la Plume, février 1896.)

Cette modeste et rustique orig-ine me paraît plus con-

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forme à la vérité que la souche noble. Tous les parents des Verlaine, à Bouillon, à Jehonville, à Paliseul, étaient des cultivateurs, des petits propriétaires. Assurément, d'anciennes familles nobles, en perdant domaines, pri- vilèges, rang", ont pu redevenir l'oturières, abandonnant ou cachant les titres inutiles, parfois gênants ou même nuisibles. Mais il demeure toujours, dans la mémoire des descendants, des souvenirs vaniteusement transmis par les aïeux, delà grandeur déchue. En mettant tout orgueil à part, les gens les plus modestes rappellent volontiers le rang lointain de leur maison. On cite facilement, dans la familiarité des propos de table ou de salon, les ancêtres qu'on a pu avoir ayant eu titres et particules. On se met au-dessus et en dehors de toute prétention aristocratique, mais on a soin de faire connaître qu'on est d'une lignée nobiliaire. Jamais ni Paul, ni sa mère n'ont fait une allusion à une noblesse ancienne, à des parchemins per- dus ou dédaignés, mais ayant existé. Ajoutons que le fait de porter un nom de village n'indique pas la noblesse. Les nobles de l'ancien régime avaient tous un nom patro- nymique auquel ils ajoutaient celui de la terre, du xief, du château, du village qu'ils avaient en apanage, ou qu'ils détenaient à un titre quelconque. Dans la liste des membres de la famille Verlaine figurant sur les lettres de faire-part, soit au décès de M. Verlaine père, soit à la mort de la mère du poète, ne figure aucun nom nobi- liaire. Ceci d'ailleurs a fort peu d'importance. Gomme Alfred de Vigny, Verlaine pouvait dire de ses aïeux, nobles ou paysans : « Si j'écris leur histoire, ils descen- dront de moi. » Mais il n'a rien écrit sur ses origines, ni sur les faits et gestes ancestraux, qu'il ignorait, comme la plupart des fils de paysans, d'artisans et de petits bourgeois. Ce silence prouve son défaut de renseigne-

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ments sur ses aïeux, car il était fort soig'neux de la pa- renté, et g-ardait très développé le sentiment du cousinag-e et du terroir.

y[mo Verlaine mère s'appelait Elisa-Julie-Josèphe-Sté- phanie Dehée. Elle était née à Fampoux, dans le Pas-de- Calais; elle avait conservé de nombreux parents à Fam- poux, à Lécluse, à Arleux-du-Nord et à Arras. Apparte- nant à une famille de propriétaires, de cultivateurs, de fabricants de sucre, elle avait apporté à son mari, outre la dot rég-lementaire, une certaine fortune. On pouvait évaluer à environ quatre cent mille francs l'avoir des Verlaine.

Cette aisance fut d'abord compromise par de mau- vaises spéculations de M. Verlaine père. Le capitaine connaissait M. Michel Chevalier, l'ancien Saint-Simonien , l'économiste professionnel, sénateur de l'Empire. Comme ce personnag-e faisait partie du Conseil d'administration du Crédit Mobilier, fondé par les Péreire, M. Verlaine père crut devoir placer sa fortune dans cette valeur, qui atteig-nit un moment, à la Bourse, des prix fabuleux, les titres de 5oo francs ayant été cotés jusqu'à 2.000 francs.

Le capitaine Verlaine consulta trop tardivement mon père, fondé de pouvoirs d'une g-rande maison de banque, dont le chef était l'un des Rég-ents de la Banque de France, donc bien situé pour être renseig^né. Mon père conseilla à M. Verlaine de vendre au plus vite ces valeurs péril- leuses, qui subissaient déjà ime dépréciation considé- rable et qui éprouveraient rapidement une déperdition plus g-rande, mais il eut beaucoup de peine à le persua- der. Le vieux militaire ne comprenait pas que des titres qu'il avait payés de i3 à i.^oo francs, et qui avaient même atteint en Bourse lacotedei.gooet de 2.000 francs, pussent être vendus 800 francs. C'était une perte qu'il ne

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pouvait s'habituer à envisag-er. Il résistait donc à la réa- lisation conseillée.

Il espérait toujours un retour de la hausse, et mon père ne put que difficilement le décider à vendre, tandis qu'il était encore temps. Le Crédit Mobilier, en effet, dég-ring-olait tous les jours. On ne savait s'arrêterait cette cascade de cours de plus en plus bas.

Grâce à cette vente, malheureusement trop différée, accomplie presque au dernier moment, une partie de la fortune des Verlaine fut préservée, mais l'actif n'en était pas moins diminué. Je crois me souvenir que le capitaine Verlaine vendit aux environs du cours de 700 francs. D'où une réduction sensible de son capital. Il fit encore deux ou trois fâcheuses spéculations. Il avait conserA^é un excellent souvenir de l'Espag-ne, il avait fait campa- gne. Cela le détermina à placer des fonds sur les chemins de fer de Sévi Ile-Xérès, aux mains des fils de Guilhou, dont la dépréciation fut rapide et importante.

Ces pertes de Bourse précipitèrent la fin du capitaine . Il mourut, le 3o décembre i865, des suites d'une atta- que d'apoplexie. J'ai dit le très vif chagrin de Paul. Son père, bien qu'un peu sévère et bougonnant, habitude soldatesque, l'aimait tendrement. Il lui avait donné cent preuves répétées de son affection durant son enfance. Ce fut la première douleur du poète.

]\jme Verlaine mère était une femme d'assez haute taille, maigre, droite, élancée, au maintien digne, d'allure froide et calme . Elle était toujours vêtue de noir, même du vivant de son mari. Ayant une parenté nombreuse, souvent elle devait porter le deuil, et, par économie, usait ses robes sombres. Elle était pieuse, économe, très respectable sous tous les rapports. Elle avait conservé dans la vie de Paris ses manières de provinciale et de

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femme d'officier. Elle affectait un air cérémonieux dans les relations ordinaires, même les plus simples. On lui trouvait Tair très « comme il faut » dans le quartier des Batig-nolles. Elle parlait peu, posément, et avait de petites manies, comme, par exemple, dans les dîners bourg-eois elle se rendait, de garder toujours sur la tête son chapeau h grandes brides de moii^e grise. Elle n'entendait rien à la littérature, et elle admira toujours les œuvres de son fils, sans les comprendre. Je ne suis pas sûr qu'elle les ait jamais lues.

Elle adorait son Paul, le gâtait, et lui pardonnait tout. Par la suite, elle eut bien souvent à se repentir de sa trop grande indulgence, et en silence elle souffrit des écarts du garçon, mais elle n'osait le gronder, quand il rentrait gris, ce qui était assez fréquent.

Elle l'aidait à se coucher, le soignait, lui apportait de l'eau sucrée et de la tisane, puis elle se retirait dans sa chambre et se mettait à pleurer. Mais elle avait toujours, le lendemain, des paroles d'indulgence pour réconforter le cher ivogne, pour l'excuser, et rejeter sur les camara- des, dont j'étais, les excès de boisson auxquels Verlaine se livrait très spontanément, eu toute liberté, sans pres- sion et sans y être nullement entraîné par l'exemple de ses compagnons, car nous étions loin de nous abreuver comme lui. Quelques-uns de nos amis étaient, au con- traire, excessivement sobres : L. Xavier de Piicard ne buvait que de l'eau ; Coppée, Dierx n'allaient au café que pour se rencontrer et causer.

j\{nie Verlaine n'a pas quitté son fils jusqu'à son mariage. Ils vécurent ensemble rue Lécluse, 26, après la mort de M. Verlaine. Depuis, elle l'a accompagné dans ses séjours chez leurs parents du Nord, et elle l'a rejoint à plusieurs reprises au cours de ses caravanes

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aventureuses. Elle était auprès de lui, lors de la scène du coup de pistolet, à Bruxelles. Elle habitait avec lui, à Boulog"ne-sur-Seine, à son retour de Belg-ique, et dans les dernières années de sa vie, elle s'était log-ce rue de la Roquette, puis rue Moreau,prèsla Cour Saint-François, campait Verlaine, dans une arrière-boutique de mar- chand de vins.

Sa mort, survenue le 21 janvier 1886, acheva de désemparer le pauvre isolé. Le mois de janvier fut par- ticulièrement funèbre pour la famille : M.Verlaine père fut enterré le i^'' janvier; sa femme, le 23; Verlaine, le 10 janvier, et enfin Charles de Sivry, son beau-frère, est mort également en janvier.

La mort de sa bonne mère laissa Paul bien seul désor- mais, véritablement abandonné, déraciné du cœur, en proie à toutes les excitations de l'ivresse, à tous les désor- dres de la vie de bohème, aux fréquentations mauvaises, aux acoquinag'es dég-radants, à la misère, et à la mala- die.

La première jeunesse de Verlaine, entremêlée de séjours, soit à Fampoux, chez les Dehée, soit à Lécluse, chez les Dujardin, soit à Paliseul, dans le Luxembourg- belge, chez sa tante Grandjean, s'écoula aux Batignolles, et dans une institution du IX'' arrondissement (alors IP), quartier Saint-Georges.

Le capitaine Verlaine, sa démission donnée, était, en effet, venu s'installer à Paris; d'abord, pour attendre son mobilier, il se logea dans un hôtel meublé de la rue des Petites-Ecuries. Paul Verlaine avait sept ans, et sa première impression de Paris, qu'il a consignée, avec une précision peut-être de seconde vue, et sans doute plus imaginée que gardée dans la mémoire, ne fut pas favorable. Il trouvait triste « ce lacis de hautes maisons,

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trop hautes, aux murs salis, et d'un gris douteux, aux laçades eu plaire verni, et pleines de poussières, avec des taches verdàtres sur des jaunes pisseux ». Il est vrai que le quartier la famille s'était arrêtée est l'un des moins attrayants de Paris. La rue des Petites-Ecuries est encom- brée, brujanle, étroite et sombre. Rue de commission- naires, de camions, d'emballeurs clouant leurs caisses sur le trottoir, et de hang-ars des chevaux attelés frap- pent du sabot le pavé sonore.

Quand le mobilier, confié à la petite vitesse, fut arrivé de Metz, on quitta l'hôtel meublé, et le capitaine Ver- laine, attiré par l'espoir de retrouver des camaradus reti- rés dans le quartier des Batig^noUes, encore très recher- ché des retraités, alla se lo{çer rue Saint-Louis, au lo, non pas au numéro 2 comme il a été dit par erreur dans les Confessions (pag-e 40- ^^l rue Saint-Louis est aujourd'hui la rue Nollet. La famille Verlaine occu- pait un appartement au second étag'e d'une maison de bonne apparence bourg-eoise. La maison n'a pas changé et porte toujours le même numéro.

Paul fut mis comme externe dans une petite institu- tion qui existe encore, rue Hélène. Il y apprit à lire, à écrire et les quatre règ-les. Il eut, dans ce pensionnat enfantin, comme condisciple. Carie des Perrières, bien connu depuis comme journaliste.

Le jeune Paul fut, à cette époque, atteint d'une de ces fièvres qui abattent si profondément les enfants et font trembler les mères. M™^ Verlaine le soigna avec ce dévouement dont elle devait, par la suite, donner tant de preuves.

Dans sa convalescence, Paul sentit s'élever en lui un sentiment tout nouveau : celui de l'amour filial. Jusque- là, il avait aimé sa mère, comme tous les enfants, par

une sorte d'instinct animal, par habitude. Mais il rai- sonna alors son affection ; il comprit combien sa mère l'aimait, et de quelle tendresse il devait payer cet amour. Au naturel et presque, sinon tout à fait, inconscient atta- chement du petit pour sa mère, succéda dès lors l'amour filial humain et véritable. Plus que le rire de Rabelais, l'amour de l'enfant pour sa mère, subsistant et même se développant après l'allaitement et la becquée du pre- mier âge, est le propre de l'homme.

Cet amour, a-t-il dit, est, selon le dicton des bonnes gens, dans le sang, raisonné, tout en restant pour la vie déraisonna- ble, reconnaissant, et plus et mieux que cela, conscient d'être à son tour capable de dévouement, et susceptible de sacrifice.

Ce sentiment, puissant et doux, et bon par excellence, ajoute- t-il, se manifesta tout d'abord par une soumission surprenante et au fond attendrie, jusqu'à en avoir une envie délicieuse de pleurer. Il n'y eut pas de tisane assez amure, de drog'ue trop dure pour me tirer, quand, offerte par maman, autre chose qu'un sourire, j'oserais dire de béatitude, et lorsqu'arriva la guérison, d'étreintes assez étroites, de baisers assez forts, puis assez tendres, et mouillés de quelques larmes brûlantes sur ses joues et sur ses mains, et rafraîchissantes, oh combien ! à mon pauvre cœur d'enfant, encore si pur alors, et, au fond, toutes les fois que je pense à ma mère, à mon pauvre cœur d'homme, malheureux par ma faute, et la faute de l'avoir eue toujours sous les yeux, même morte, surtout morte qu'elle est maintenant... Mais non ! elle vit, ma mère, dans mon âme, et je lui jure ici que son fils vit avec elle, pleure dans son sein, souifre pour elle, et n'eut jamais un instant, fût-ce dans les pires erreurs, plutôt faiblesses ! sans se sentir sous sa protection, reproches et encouragements toujours !... [Con~ fessions, I^e partie.)

Voilà d'excellentes paroles. Peut-être Verlaine, écri- vant à quarante ans de distance, a-t-il corsé la reconnais- sance et l'amour qu'il pouvait éprouver, à huit ans, pour son excellente maman. Comme la douleur, l'amour

Sa PAUL VERLAINE

filial est un fruit qui a besoin d'une branche assez forte pour le porter.

Dans cette vénération, très lég-itime et très louable, pour son adorable mère, dont Verlaine a, par la suite, donné tant de preuves, surtout écrites, il y avait aussi de la ressouvenance littéraire. On sait quelle admiration, peut-être excessive, il exprimait pour M""® Desbordes- Valmorc. Ces vers de la douce Marceline, par exemple, durent souvent chanter le cantique filial à son oreille:

. . . prend donc sa voix une mère qui chante Pour aider le sommeil à ucscendre au berceau ? Dieu mit-il plus de grâce au soufile d'un ruisseau ? Est-ce l'Eden qui pleure à son hymne touchante Et fait sur l'oreiller de l'enfant qui s'endort Poindre tous les soleils qui lui cachent la mort ?. . . ... Merci, Seic^neur ! Merci de cette hymne profonde, Qui pleure encore en moi dans les rires du monde, Qui fait que je m'assieds à quelque coin rêveur Pour entendre ma mère en écoutant mon cœur...

Ce parfum d'amour filial, dont il était tout imprégné, surtout à l'époque il écrivit ses Confessions, eut bien quelques intermittences, et, par moments^ s'évapora, mais pour bientôt reparaître, arôme persistant. Il arriva môme que Verlaine fut un instant accusé, par un mag-is- trat trop zélé, d'avoir voulu faire mourir sa mère... de chagrin peut-être! Mais non autrement, certainement. En tous cas, s'il y eut violences, en paroles, à la suite de libations irritantes, la colère, encore moins la haine, ne furent jamais dans son cœur. Verlaine avait les senti- ments affectueux les plus ardents à l'ég-ard de la famille. Sa douleur, à. la mort de son père, fut sincère et pro- fonde. Il éprouva ensuite un chag-rin très vif à la nou- velle de la perte de sa cousine Elisa. Cette jeune femme,

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plus âgée que lui, et qui l'avait toujours aimé, gâté, un peu élevé, fournit les fonds nécessaires pour l'im- pression des Poèmes Saturniens. Elle se maria assez tard à un sucrier du Nord, [près de Douai, et ses cou- ches difficiles eurent un dénouement fatal.

Verlaine a raconté ses sensations douloureuses durant sa course lamentable, sous la pluie et le vent glacé d'hi- ver, dans la morne campagne douaisienne, et son arri- vée, souillé de boue et fumant de pluie, comme un chien mouillé, à la maison mortuaire, d'où il suivit, sous « l'averse sans fin, sa cousine, sa chère, à jamais regret- tée, bonne, bien-aimée .Elisa, portée par huit vieilles femmes, en long manteau noir, à l'immense capuchon comme monastique, rond et large, sur leur front de tris- tesse non affectée, car elle avait été si bienveillante aux pauvres!... ».

Bien qu'il eût plutôt entrevu que connu son fils Geor- ges, bébé lors de la séparation, Verlaine éprouvait une afifection vraie pour cet enfant. Ce n'était pas seulement un sentiment de convention, de convenance, une pose paternelle, c'était une véritable tendresse instinctive, ani- male, irraisonnée, impulsive.

Après le petit pensionnat de la rue Hélène, les éco- liers n'étaient que des bambins, on fit entrer Paul dans une grande pension de la rue Chaptal, l'Institution Landry, établissement important qui a duré jusqu'à ces dernières années. On y préparait aux cours du Lycée Bonaparte, du Collège Chaptal, au baccalauréat et aux Ecoles spéciales. Le maître de l'établissement, M.Landry, était malade, et la maison se trouvait dirigée par son frère, M. Fortuné, grand mathématicien, surnommé irrespectueusement par les élèves le « Père Pointu ». Un excellent homme, très ferré sur les « x », les cosinus et

54 PAUL VERLAINE

les loq-arithmes, mais assez ig-norant du reste des choses. Un jour de distribution de prix, car je fus quelque temps externe dans cette pension, je lui demandai de réciter une pièce de vers de Victor Hug-o {le Régi ment du baron Madrace) . II se g-ratta le front, et me demanda :

De qui est cette poésie?

De Victor Hug-o.

Ah! Victor Hug-o? Celui qui écrit dans les jour- naux?...

La maison cependant s'enorg-ueillissait d'avoir élevé des hommes remarquables, notamment Sainte-Beuve et l'ing-énieur C. de Lapparent.

Paul Verlaine fut un élève ordinaire pendant ces pre- mières classes enfantines. Il avait eu du mal à s'accou- tumer à la vie de pensionnaire, et il trouva même le moyen de s'échapper, le jour de son arrivée, profitant de la porte laissée ouverte pour la sortie des externes. Il dél)oula vers la maison paternelle, les cheveux ébouriffés par la course, et se mit à pleurer en tombant dans les bras de ses parents.

On le sermonna, et il promit de se laisser ramener à la pension. Le lendemain, en effet, il réintégrait l'Insti- tution Landry, il devait rester plusieurs années, et faire sa première communion.

Il appartenait à un milieu respectueux des traditions catholiques. Si le capitaine Verlaine était assez indif- férent, comme beaucoup d'officiers, aux choses reli- g-ieuseSjtout en se montrant respectueux envers l'Eg-lise, autorité hiérarchisée, M"»" Verlaine, au contraire, était pieuse, et pratiquait les jours de solennités. Bien que n'ayant pas encore les idées, et surtout les élans mysti- ques, qu'il devait éprouver et manifester dans la prison de Mons, Verlaine fit ce qu'on a coutume d'appeler,

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en Ire pratiquants, une bonne première communion.

Après cette initiation traditionnelle, le brassard étant la robe prétexte des jeunes Français, il entra au Lycée Bonaparte, classe de septième, professeur M. Robert.

Les élèves de l'Institution Landry étaient menés deux fois par jour au Lycée. En long-ue file assez turbulente et désordonnée, les potaches descendaient la rue Blanche, la rue Saint-Lazare et la rue Caumartin, sous la conduite d'un pion hirsute, mal chaussé, et impatient d'aller fumer une cigarette et absorber une absinthe-anis chez le liquoristedelaplace Sainte-Croix, en attendant l'heure de reprendre les élèves, à la sortie de dix heures, pour les ramènera l'Institution.

Ses professeurs furent : en sixième, M. Mazimbert , en cinquième, M. Bouillon ; en quatrième, M. Leg-ouez ; et en troisième, M. Réaume, connu par des travaux his- toriques et littéraires. Ce fut au Lycée Bonaparte que je me liai avec Verlaine, pendant notre classe de seconde (1860).

Verlaine était plus âg-é que moi de deux ans ; je n'a- vais que quatorze ans, en seconde, et Verlaine était déjà un assez grand gaillard de seize ans passés, toute- fois resté un peu enfant. Nos relations étaient g-ênées par le système scolaire. J'étais externe libre, par consé- quent affranchi de toute tutelle pionnesque. Je pouvais reg^ag-ner, avec mes camarades externes, à ma g"uise, la maison paternelle, flânant sur les boulevards, reg-ardant les boutiques, achetant, l'hiver, des marrons, l'été, des « suçons », au g"ré de notre fantaisie, et selon notre bourse. Tandis que le pauvre Paul, détenu scolaire, remontait, en rang-, militairement, sous la direction du maître d'études, la rue Chaptal,pour rentrer au « bahut ».

La population du Lycée Bonaparte se composait d'ex-

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ternes libres, d'externes surveillés, et d'élèves des insti- tutions de la rive droite, suivant les cours. Nous n'a- vions g-uère d'occasions de nous fréquenter avec ces derniers, et cependant la littérature nous fit, Verlaine et moi, rechercher les occasions de communiquer et de causer.

Le professeur de seconde était alors M. Perrens, uni- versitaire disting-ué, auteur d'une Histoire de Savona- role, et d'un travail consciencieux sur Tllalie moderne, ainsi que d'une défense d'Etienne Marcel, le grand pré- vôt des marchands du xiv^ siècle.

Verlaine a dit de lui : « M. Perrens me détestait, et me déteste encore Il a s'exag-érer l'hostilité pro- fessorale. Nos professeurs étaient de majestueux person- nag-eSjtrès indifférents à. la conduite et à l'application de la plupart de leurs élèves. Ils faisaient leur classe la toque entête, et revêtus de latogemag-istrale, sur laquelle quelques-uns portaient brodées des palmes violettes, dis- tinction alors purement universitaire. Ils ne s'abaissaient que rarement à surveiller leurs élèves, pendant le cours. Ils s'occupaient presque exclusivement d'une dizaine d'écoliers, plus studieux ou plus âg-és, la plupart étant préparés par des répétitions particulières, et qui fig'u- raient rég-ulièrement au tableau d'honneur.

De ceux-là les devoirs étaient lus, les compositions soigneusement examinées, et c'étaient presque les seuls qui fussent interrogés. Les écoliers indépendants, les cancres, comme on les appelait, pouvaient lire romans, journaux, livraisons, en cachette, pendant la classe, ou, comme nous le faisions Verlaine et moi, il leur était loi- sible de cra^'onner des vers ou de dessiner des bons- hommes en marg-c des cahiers, sans risquer d'être inter- rompus ou réprimandés.

ENIANCE 07

Un maître seul faisait exception à l'apathie hautaine de ces cuistres éminents : c'était le bon, le doux, et quelque peu grotesque professeur d'ang-lais, M. Spiers. Par une originalité, qui le faisait tourner en dérision dans le Lycée, même par ses collègues, M. Spiers vou- lait diriger et suivre ses élèves, tous ses élèves. Il les interrogeait, il corrigeait leurs devoirs.

Je sais gré à l'excellent homme de sa méticuleuse surveillance ; elle me permit de soigner davantage mes devoirs, de faire plus attention aux leçons, et, par la suite, de continuer l'étude de l'anglais. Il est impossible d'apprendre une langue vivante au lycée, mais on peut y acquérir les premières notions d'un idiome étranger, avec le goût, le désir de le posséder plus complète- ment.

Verlaine, comme moi, subit l'influence du bon M, Spiers. Il acquit des éléments d'anglais suffisants pour pouvoir, par la suite, en Angleterre, l'avaient jeté les événements, se débrouiller, et même arriver à une certaine connaissance de la langue anglaise. Quand, homme fait, il se mettait à l'étudier avec ardeur, durant son séjour à Londres, il regretta, plus d'une fois, de n'avoir pas mieux suivi jadis les leçons de l'excellent M. Spiers, à qui justice, ;pour la première fois, sans doute, est ici rendue. Le bon maître est, d'ailleurs, mort et enterré depuis longtemps, et cet éloge est seule- ment un hommage à la vérité.

Ceci démontre que l'éducation donnée à untrop grand nombre d'élèves, rassemblés, par un professeur unique- ment attentif à ceux de ses auditeurs qui lui paraissent susceptibles de profiter immédiatement de l'enseignement, de le faire valoir au dehors, d'attirer les éloges officiels, et de récolter couronnes, mentions et diplômes, a empêché

58 PAUL VERLAINE

bien des jeunes g-ens de tirer un fruit quelconque de leur séjour au lycée.

Si chacun de nos professeurs s'était occupé de ses élè- ves comme le maàtre d'auglais, nous eussions été d'aussi bons écoliers que d'autres, et nous n'aurions pas eu tant de peino, par la suite, à conquérir nos diplômes, et à réapprendre nous-mêmes le latin, le g"rec, et bien d'au- tres choses encore, d'ailleurs g-énéralement inutiles pour la réussite dans la vie, comme pour le bonheur.

Le bon M. Spiers, malgré son zèle et le soin qu'il apportait à verser son enseig-nement dans les petits vases cérébraux inclinés devant lui, sur les gradins de la classe d'ang'lais, était souvent oblig-é de fermer les oreilles» pour ne pas entendre certains frôlements de pieds, cer- tains bruissements et bourdonnements, transformant la classe en ruche, dont les abeilles étaient des frelons. M. Spiers, à la perception du frôlement pédestre ou du susurrement labial, distribuait, à droite, à g-auche, les verbes irrég-uliers à copier. Parfois, entendant bavar- der, il s'arrêtait, au milieu de sa leçon, et s'écriait, avec une solennité comique, (c qu'il considérait toute conver- sation entre élèves comme une demande « tacite » de passer à la porte » !

En rhétorique, l'année suivante, nous eûmes, comme professeur de latin, un universitaire delà vieille couche. M. Durand, ancien pédag'og'ue insii^nifiant, savant en « us », qui nous nég-Iigeait comme ses collèg"ues. Le professeur d'histoire, plus intéressant, était M. Camille Roussel, l'auteur de divers travaux historiques sur Lcu- vois, sur les Volontaires de la République, sur la Con- quête de l'Alg-érie, devenu académicien par la suite. Enfin, notre maître de littérature se nommait M. Del- tour. 11 a laissé un nom dans lenseig-nement. Jeune

ENFANCE Sg

encore, noir, barbu, avec sa maigre tête ascétique, il évoquait assez bien un sorbonnien du xvi® siècle. Il avait, d'ailleurs, pris le nom, pour ses publications clas- siques, d'un célèbre éru dit de la Renaissance, « Tourne- boeuf » ou « Turnèbe ». Racine était son auteur favori, et il ne manquait pas de le citer à tout propos, souvent hors de propos. Naturellement, nous préférions les che- velus romantiques au trag"ique emperruqué, et nous scandalisions notrs professeur racinien en approuvant ce blasphème d'Auguste Va cquerie, que, « dans la forêt de rart,Shakespeare était un arbre et Racine un pieu ». Nous ne devions pas, par la suite, persister dans celte comparaison injuste, et l'analyste pénétrant de Bajazet, le psycbolog-ue subtil d'Andromaqiie, le physiolog-iste hardi de Phèdre, devait retrouver de notre part l'admi- ration qui lui est due.

Verlaine revint vite au respect racinien. Il fut disposé parla griserie délicate qu'il épi^ouva en respirant l'arôme des poésies de M""** Desbordes- Valmore, cette douce vio- lette du champ de poésies, pour laquelle il eut toujours une admiration qui touchait au culte. C'était une ado- ration reposante, purifiante, presque un sentiment filial. Notre classe comptait plus de cinquante élèves. J'ai retrouvé une liste des places obtenues, dans une com- position en dissertation française, où, modestement, j'étais classé 6^ et Verlaine i4''. On y voit fig-urer quel- ques noms, depuis connus : Richelot, devenu chirurg-ien renommé et chef de clinique dans les Hôpitaux de Paris; Humbert, également chirurgien des hôpitaux; Paul Stapfer, universitaire notoire; Marins Sépet, publiciste religieux, biographe de Jeanne d'Arc ; Abel d'Avre- court, poète et critique; Albert Millaud, l'un des rédac- teurs principaux du « Figaro », courriériste pai'lemen-

Go PAUL VEULAINE

taire, et auteur dramatique dont le répertoire joyeux fit, avec Judic, la fortune des Variétés; Ducloux, le parfait notaire, dont l'étude paternelle fit beaucoup parler d'elle, au moment du Sièg-e, comme ayant reçu le dépôt du fameux planTi'ochu; Destailleurs, orientaliste; Marzoli, publiciste républicain; Vernhes, pasteur; Hayem, dilet- tante et humouriste; Heug-el, l'éditeur de musique bien connu ; de Lespérut, diplomate disting-ué, et enfin cet excellent Antony Jeunesse, qui, sous le surnom du « Propriétaire » il l'était en efl'et , a laissé une joyeuse réputation au Quartier Latin, dont il fut pen- dant nombre d'années le boute-en-train, en môme temps que l'un des plus actifs agitateurs républicains.

On voit que, pour cette seule classe de rhétorique du Lycée Bonaparte, en 1862, il y eut une floraison assez forte de notoriétés futures.

Deux de nos camarades se sont donné la mort, et, pour un seul, le suicide fut causé par la misère. Ce dé- sespéré se nommait James de Rothschild. Il devait de l'arçent : 35 millions, il est vrai, par suite du krach.

James était le fils de Nathaniel de Rothschild. C'était un igarçon blond, timide, aimable. Il avait fait son droit, et fîg-urait au tableau des avocats. Ne pouvant payer, et sa famille estimant que trente-cinq millions étaient somme trop forte pour se laisser aller à rembourser, le pauvre héritier de tant de millionnaires se fit sauter la cervelle. Une victime du nom. Un Rothschild ne pouvait sauter vulgairement, comme le premier tripoteur venu.

J'ai dit quelque part que Verlaine avait été un lycéen assidu, lauréat même par moments, et l'on m'a opposé la dénégation de Verlaine lui-même, confessant qu'il avait été un cancre, et que les punitions ne lui avaient pas été épargnées. Ceci est exact en général, et cependant, no-

KNFANCE 6l

tarament en rhétorique, ses études furent assez bonnes. Le latin l'intéressait fort. Il y fit de grands progrès, et eut, à la distribution des prix, une nomination en ver- sion latine, et une autre pour la dissertation française.

Il fit, je puis l'affirmer, une rhétorique suffisamment sérieuse, s'intéressant à cet enseignement littéraire, qui était, donné sous une forme assez large, plutôt confé- rencière que scolastique. Il soignait les dissertations et les versions qui sortaient de la teneur des devoirs sco- laires ordinaii'es. M. Deltour se laissait aller volontiers à développer des sujets à côté du texte qu'il expliquait. Ainsi, un jour, il ne craignit pas de nous faire la lecture d'une pièce de vers d'un poète fort peu classique, d'un révolutionnaire et d'un romantique : Hégésippe Moreau, lyrique populaire. La pièce était celle du « Souvenir à l'Hôpital», ballade avec refrain mélancolique àla Villon, le poète, à propos de son devancier, expirant à l'hô- pital, fait un retour sur lui-même, pleurniche sa misère, son abandon, maudit son temps et lai^moie:

Sur ce grabat, chaud de mon agonie. Pour la pitié je trouve encor des pleurs... C'est qu'il vint, veuf de ses espérances. Chanter encor, puis pleurer et mourir... Et je redis, en comptant mes souffrances : Pauvre Gilbert, que tu devais souffrir!

Verlaine goûtait mal cette poésie geignarde, et plus tard il déclara combien il trouvait peu intéressante l'ago- nie à l'hôpital. Le souvenir de M. Deltour devait être pour quelque chose dans cette persistante réprobation.

Sans avoir été un fort en thème, l'élève Paul Verlaine fut donc un assez bon rhétoricien, et le palmarès témoi- gne que l'Université sut reconnaître, ici et là, à nous deux, notre jeune savoir et notre aptitude, il est vrai.

62 PAUL VERLAINE

quelque peu irrég-ulière et intermittente. Nous prati- quions la théorie de Fouricr sur le travail attrayant, et nous faisions bien nos devoirs de rhétorique, parce que la rhétorique nous plaisait.

Pour moi, comnie pour Verlaine, les facultés étaient limitées : c'étaient le discours latin, la version latine, et surtout la dissertation française, qui seuls nous permet- taient de compter parmi les élèves marquants. Mais, pour les sciences, et principalement pour la g-éométrie et la trig-onométrie, nous étions absolument fermés. D'où, au bachot, de néfastes rouges pour l'examen oral scientifique.

Je me liai tout à fait avec Verlaine par suite d'un in- cident scolaire : une dissertation française qu'il imag"ina de remettre versifiée, et qui lui attira les sarcasmes de M. Deltour, en même temps que toute ma sympathie. J'attendis l'auteur de la pièce de vers à sa sortie du lycée et je le félicitai. Nous échang-eâmes aussitôt nos derniers vers, fraîchement éclos, et, à la classe du soir, nous étions devenus tout à fait de vieux amis.

Dès lors, nos relations se poursuivirent par un com- merce de livres prêtés, de vers recopiés communiqués, et de projets confiés. Nous nous soumcttion;i nos élucu- brations, et nous nous interrog"ions l'un l'autre sur leurs mérites.

Pour compléter ces détails sur la jeunesse lycéenne de Verlaine, je dois rappeler que le baccalauréat ès-lettres était assez difficile à obtenir, à cette époque (il y avait discours latin et version pour l'écrit), et que Verlaine fut reçu d'emblée, en sortant du Ivcée, c'est-à-dire avec la seule préparation universitaire, tandis que moi, je crus prudent de me munir de deux mois de répétitions spé- ciales, avec l'excellent professeur M. Herbault, mort il y

ENFANXE

63

a deux ans, préparateur aux examens de Chaptal, de Fontanes, et que j'ai eu le plaisir de fréquenter jusqu'à ses derniers jours.

Un certificat délivré, et remis à l'Hôtel-de-Ville, avant l'examen d'employé, porte les déclarations suivantes :

Je soussigné, chef d'institution, certifie que le jeune Paul Verlaine a fait toutes ses classes dans l'institution, d'octobre 1853 à juillet 1862. Qu'il a suivi, avec des succès marqués par plusieurs prix, les cours du Lycée Bonaparte, depuis la sixième jusqu'à la philosophie exclusivement; que sa conduite a été celle d'un bon élève, et qu'il a terminé de fortes études, en se faisant recevoir bachelier ès-lettres à la fin de sa rhétorique. Je ne puis que rendre un excellent témoignage de cet élève, qui est au nombre des sujets distingués que compte l'établis- sement.

Signé : Landry, 32, rue Chaptal.

On volt donc, par cette pièce, sorte de certificat d'é- tudes, qui, sans être exig-é, était avantag-eux pour le clas- sement parmi les candidats aux emplois municipaux, que Verlaine n'a point été le cancre et i'ig-nare qu'il a bien voulu se dire. En tout, il se plaisait à se confesser pire. Ses biographes, M. Gli. Donos entre autres, ont eu tort d'accorder trop grande créance à ses Confessions, il a souvent posé pour la plus déplorable des galeries. Ses bonnes études lui ont donné, toute sa vie, le sen- timent des œuvres classiques. Il a si souvent exprimé son g"oût du latin ! Son œuvre entière s'est certainement ressentie de cette excellente et forte préparation univer- sitaire, insoupçonnée de plusieurs de ses « disciples », et que, par une forfanterie sing-ulière, il a contribué lui- même à dissimuler.

II

JEUNESSE. PLAISIRS RUSTIQUES. PREMIERS

ESSAIS POÉTIQUES

(1862-1864)

Ayant terminé ses études, reçu bachelier ès-Iettres, Paul Verlaine prit des vacances à la campag-ne, chez des parents maternels, en Artois, II fut aussi conduit dans la famille de son père, chez sa tante Grandjean, dans les Ardennes.

Verlaine avait au cœur le sentiment très vif de la Patrie, la g-rande et la petite : celle du citoyen et celle du natif. Comme sa tendresse pour sa mère n'affaiblis- sait en rien son affection pour son père et le souvenir pieux qu'il en avait conservé, son attachement pour Arras, Fampoux, Arleiix et Roeux, pays maternels, ne diminua jamais le plaisir qu'il éprouvait à se trouver aux environs de Bouillon, de Sedan, près des rives de la Semoy, pays de son père. Il partag-eait son amour de la terre d'origine, du sol des ancêtres, des pères, patres, d'où patrie entre les plaines du Nord et les sites boisés des Ardennes belges et françaises, « dont je suis à demi », disait-il.

Il a plusieurs fois décrit, avec amour, le paysag-e de Bouillon, d'un vert de toutes nuances, en entonnoir, avec

PLAISIKS RUSTIQUES 05

un horizon comme céleste, de sapins, de hêtres, de frê- nes, dominé par le château féodal, aux lourdes poternes, aux murs épais, pourvu d'anciennes oubliettes redeve- nues des cavités sans destination.il a, bien que peu g-as- tronome, célébré les truites de la Semoj. Il les qualifiait de « divines ». On trouvera plus loin des lettres il vante le charme, pourtant relatif, des plaines de l'Ar- tois, des marais de Fampoux, s'enlisèrent les wagons de la Compagnie du Nord, dans un terrible déraillement encore mémorable.

Il avait le sens du terroir; il portait en lui ce fumet du sol natal qui est comme le bouquet de l'âme du patriote. Car, malgré les désordres de son existence, les défaillances de sa conduite, les bizarreries de son caractère, les vices qu'on lui prête, ceux qu'il a eus, et en dépit surtout de ses amitiés, de ses relations quotidien- nes, et qui auraient pu être destructrices à cet égard, il garda toujours le respect du drapeau, le culte de la Patrie, l'espoir, comme son ode à Metz le prouve, du relèvement guerrier, territorial et moral de la France. Il fut un déclassé, un vagabond, et un désorbité, il ne fut jamais ni un cosmopolite, ni un déraciné, ni un mau- vais Français. Tant que l'on honorera, comme un noble sentiment, comme une vertu, le patriotisme, Paul Ver- laine devra être traité, sur ce point, en honorable et vertueux citoyen. Ceci peut choquer certains admira- teurs. Ils seront mécontents de cet éloge. Verlaine pa- triote, c'est Verlaine abaissé, devenu presque vulgaire, à leurs yeux. C'est cependant un fait exact, que sa correspondance, plusieurs passages de ses œuvres, et sa conduite à différentes époques de sa vie affirment.

Verlaine a fait de nombreux séjours dans l'Artois, le pays de sa mère. A ces contrées pourtant moroses, il

66 PAUL VERLAINE

trouvait du charme. Il s'y plaisait beaucoup-, surtout dans ks premières années de sa vie. ïl' avait des g-oûts ckarapêtres assez vifs. Il aimait à parcourir les champs- de betteraves et de colzasy aspirant l'air du matin, se mouillant dans la rosée. II prit même, un moment, g-oiît à la chasse, et puis, après ces courses dans la campag-ne, av&c quelle satisfaction il s'attai)Iait au cabaret F

Il aimait toutde la vie duNord : ces intérieurs chauds et enfumés que Van Oslade a peints ; la bière, l'horri- ble et aigrelette boisson flamande, qui ne- ressemble en rien à la crémeuse bière de Bavière ; le g-eniëvre, comme chasse-bière. Et puis, à l'estaminet, les grandes lampées de café noir suret, la chicorée domine, ne lui déplai- saient pas non plus. Le tabac en abondance et à très bon mflirché, ^ràce aux contrebandiers, le rég-alait. Comme il esk fumait, et comme il en cassait, de ces pipes en terre, brune o* rouge, surmontées d'un touipet de tabac, qu'on enflamme au couvet, le réckaud g-arni de cendres, chacun vient avec précaution allumer et rallumer l'herbe à Nicot, toujours un peu humide en ces pays !

Dans le cabaret du village, il passait de long-ues- heures, vêtu en paysan, attablé, les jambes étendues, dans l'at- titude d'un personnag'e d'Adrien Brauw^er, fumant et sirotant, avec abandon et satisfaction, des rations^ acres de café mélang"é d'eau-de-vie, ce qu'on nomme « la Bis- touille ».

11 n'eut jamais aucune affinité méridionale. Il a déclaré qu'il n'aimait pas le soleil, que la clarté du plein midi l'étourdissait, l'écrasait. S'il a, d'ailleurs, beaucoup vaga- bondé, dans les départemenLs du Nordi, du Pas-de-Calais, des Ardennes, dans le Luxembonr^ et le Brabant, en Angleterre aussi, et si, dans ses dernières années, il a poussé jusqu'en Hollande,je ne sache pas qu'il ait jamais

dépassé Paris du côté du Sud, sauf pour une cure à Aix- les-Bains et lors de ce voyage à Montpellier qu'il fit tout enfant, et dont il ne pouvait avoir conservé aucun souvenir. 11 est mort sans connaître l'Italie et l'Es- pagne.

Il avait cependant une grande admiration pour la lit- térature castillane. Galderon de la Barca était placé par lui à coté, presque au-dessus de Shakespeare, Son goût fort vif pour la langue espagnole demeura toutefois pla- tonique.

Il voulut apprendre, tout seul, l'espagnol. Il m'écri- vait, le 10 septembre i864, pour me demander de lui prêter « mon dictionnaire espagnol » .

Je ne crois pas qu'il ait fait alors de sérieux progrès dans la langue de Cervantes, et je sais que, par la suite, il oublia tout ce qu'il avait pu en apprendre. Il voulut traduire un des drames de Calderon : A outrage secret, vengeance secrète ! Ce projet ne fut pas réalisé. J'ap- prenais moi-même l'espagnol, à cette époque, et je ne me souviens pas que Verlaine ait jamais conversé avec moi en cette langue, ni qu'il m.'ait même questionné sur cet idiome sonore et assez difficile à l'oreille, pour les Fran- çais septentrionaux. Tout paraît s'être borné, dans son accès d'hispaniolâtrie, à l'admiration justifiée et réitérée pour Fauteur du Médecin de son honneur^ et à l'em- prunt de mon dictionnaire espagnol, auquel j'adjoignis le Sobrino, grammaire de la langue castillane.

Plus longtemps que Famour de l'Espagne et que le désir de savoir l'espagnol, Verlaine conserva ses goûts champêtres. Dans les dernières années de sa vie, il ne parut pouvoir tes satisfaire autrement qu'en choisissant, de préférence à tout autre asile, l'hôpital Tenon, campé au sommet de Belleville, dans le voisinage des fortifica-

es PAUL Vtni.AlNE

tions,etqui lui apparaissait comme un hôpital déjà rural.

Bien que j'eusse fait tout mon possible pour le décider à venir prendre un peu de repos chez moi, à la campagne, aux environs de Paris, et qu'il m'eût dit, écrit, promis cent fois d'accepter ma cordiale hospitalité, il ne put jamais se décider à monter dans le train pour venir jus- qu'à Boug"ival.

Et cependant tout était prêt pour le recevoir : chambre fraîche et gaie, donnant sur la Seine, avec les verts peu- pliers de l'île de Groissy en face, table de travail, avec dictionnaires français et anglais, la collection des poètes modernes, les classiques aussi ; et puis, le pot de tabac garni ; un choix de pipes en terre, en bois, en écume, un divan pour les siestes, et un bateau pour aller flâner à la dérive, le long des berges. De plus, il était assuré de rencontrer de fraîches tonnelles savourer l'apéritif, en écoutant le chant des oiseaux. Rien n'y fit. Il demeura dans son quartier latin.

Une fois, cependant, je crus bien l'entraîner, l'em- barquer, comme s'il s'agissait d'un long voyage. Il m'avait suivi jusqu'à la gare Saint- Lazare, mais au der- nier moment, il prétexta une lettre à mettre à la poste, et je ne le retrouvai qu'une demi-heure après, quand, las de l'attendre, j'allais prendre mon train. Il était attablé dans un des cafés avoisinant la gare, devant une « purée » sérieuse, couleur de jade, succédant à d'autres purées non moins verdâtres, de véritables « bureaux arabes », selon l'expression des Ghass' d'Aff. L'ivresse commen- çait, et il était tout à fait résolu à ne pas me suivre, pré- tendant qu'il avait, le soir même, un rendez-vous impor- tant avec un éditeur, mais jurant qu'il viendrait le len- demain. Je m'éloignai, en hochant la tête Jamais il

n'est venu.

PLAISIRS RUSTIQUES 69

Bien qu'il ait peu chanté la campag-ne, et que ses poèmes n'aient pas le caractère bucolique, il a toujours aimé, désiré la vie des champs. Tout jeune, il sentait et exprimait très nettement, et avec beaucoup de coloris, les plaisirs rustiques, comme le démontrent les deux lettres suivantes, écrites en 1862. Un portrait datant de cette époque le représente vêtu d'une blouse, et ayant tout à fait l'aspect d'un campag-nard.

Lécluse, ce 16 septembre 1862. Mon cher Lepelletier,

Ignorant complètement ton adresse à la campagne [j'étais alors en vacances aux FUceys], je t'écris à tout hasard rue Laffitte, dans l'espoir que, sitôt ma lettre reçue, tu me répon- dras, ne fût-ce qu'en quelques mots.

Sans autre préambule, je t'annoncerai que je suis reçu [au baccalauréat es lettres]. La fortune m'a fait cette galanterie-là, le 16 août, jour de mon oral. J'avais une blanche pour ma version, et une rouge pour mon discours. Pour l'oral, j'avais eu toutes rouges, sauf une blanche, que m'a généreusement octroyée l'examinateur d'histoire. On n'est pas un élève de Rousset pour rien. [M. Camille Roussel, auteur de l'Histoire de Louvois, membre de l'Académie française.]

Le lendemain, je fis mes malles, et, le surlendemain, j'étais à la campagne. Voilà, par conséquent, un mois que je respire un air pur, et que je retrempe, dans l'atmosphère des prés et des blés, ma tête et mes poumons, tout embarbouillés encore de grec et de mathématiques. Là, sans m'inquiéter, pas plus que Colin Tampon, de Démosthènes et de sa logique, et de sa véhémence, comme disent les manuels, sans même (proh pudor!...) m'occuper en quoi que ce soit de la somme des angles d'un triangle, non plus que du carré construit sur l'hy- pothénuse, là, mon cher, libre comme l'air, et joyeux « comme un Cachot lâché », je me livre tour à tour aux plaisirs de la campagne, à savoir : la promenade, la pêche et la chasse. La promenade et la pêche sont mises par moi en oubli, ou à peu près, depuis que la chasse est ouverle ; c'est-à-dire, en ce bien- heureux département du Nord, depuis le 6 septembre. El vrai-

yO PAUL VKHLAINE

ment, je n'y suis pas par trop maladroit : hier encore, je suis revenu du bois avec un énorme lapin que j'avais foudroyé, mais là, dans le chic, comme dirait Gavroche.

Quant à ce que je compte faire, après mes vacances, ce n'est pas que je sois bien fixé là-dessus. Mes parents opinent pour le droit, et je crois qu'en définitive ils ont raison : il se peut donc que je prenne mes inscriptions. Pourtant, je te le répète, rien n'est encore décidé.

Et toi, mon cher Lepelletier, que fais-tu? Es-tu toujours à la campagne? En ce cas, dis-moi, dans ta prochaine, si tu pêches, si tu chasses ou si tu montes à cheval, et raconte-moi tout au long les exploits dans ces divers exercices. Ou bien, serais-tu rentré à Paris ? Oh ! alors, fais-moi vite une chro- nique. Je suis aftainé de nouvelles, j'ai soif de littérature, je suis Tantale : ne me relire pas les fruits et l'eau de la bouche, écris-moi au plus tôt, annonce-moi les publications nouvelles, fais-moi part de tous les bruits de la ville, dis-m'en le plus que lu pourras, le plus sera le mieux.

Et puis, parle moi aussi un peu de toi. Ton bachot, le pré- pares-tu '.' Quel jour t'inscris-tu? Que comptes-tu faire après ta réception ? As-tu fini de lire les Misérables? Quel est ton avis sur celte splendide épopée ? Je m'en suis arrêté, pour mon compte, au second tome de l'Idylle rue Plumet (exclusive- ment), de sorte que je n'en puis porter de jugement définitif. Jusqu'à présent, mon impres.sion est favorable : c'est grand, beau, c'est bon, surtout. La charité chrétienne luit dans ce drame ombreux. Les défauts mêmes, et il y en a, et d'énormes ont un air de grandeur qui attire. Ce livre chenu, comparé à Notre-Dame de Paris le chef-d'œuvre sans contredit de Victor Hugo, me fait l'effet d'un vieillard, mais d'un beau vieillard, cheveux et barbe blancs, haut de (aille et sonore de voix, comme le Job des Durgraues, à côté d'un jeune homme aux traits élégants, au.x manières fières et nobles, moustache en croc, rapière dressée, ])rêt à la lutte. Le jeune homme plaît davantage, il est plus brillant, plus joli, plus beau même; mais le vieillard, tout ridé qu'il est, est plus majestueux, et sa gravité a quelque chose de saint, ;que n'a pas la sémillance du jeune homme.

« Et l'on voit de la fl.nnime aux yeux des jeunes gens,

Mais dans l'œil du vieillard, on voit de la lumière. »

PLAISIRS RUSTIQUES 'Jl

Sur ce, mon cher Lepelletier, je te quitte. Ecris-moi au plus vile, n'est-ce pas ? Mes respects à tes pareBt, -et à toi une bonne poignée de main.

Ton ami, Verlaine.

Voici mon adresse : M. Paul Verlaine, chez M. Dujardin, à Lécluse (Nord), par Arleux.

Deuxième lettre de vacances, mélang-eant le regret de la ville et la littérature au plaisir de vivre la vie die campagne. On remarquera, dans cette seconde lettre, un pavsag'e entier décrit, selon la forme classique, par l'échappé de rhétorique :

Lécluse, ce 4 octobre 1862. Mon cher Lepelletier,

Enfin, je puis donc prendre un peu la plume et causer un instant avec toi. Je te dirai que, ces derniers jours, tout mon temps a été absorbé par des ducasses. Ce sont des fêtes villa- geoises, qui se succèdent, en ce pays, avec une rapidité fort .compromettante, ma foi, pour les jambes et pour les estomacs, les jambes surtout ! De sorte que si j'ai un peu tardé à te répondr-e, ce n'est pas de ma faute, et j'espère que tu ne m'en voudras pas. Sur ce mot de bon augure, entrons en matière.

Tu as raison, l'on a cent choses à se dire et l'on en oublie 99. Ainsi, par exemple, en ma qualité de poète plus ou moiiis descriptif, ne te devais-je pas le tableau « du lieu qui me retient », comme dit ce romantique de Boileau ? Ce tableau, le voici, et c'est par lui que je commencerai ma lettre, dût la suite, après de telles splendeurs de coloris, te sembler tan. soit peu desinere in piscem. Lécluse est un gros bourg de près de 2000 âmes, muni d'un maire et de deux adjoints. Ijc village n'est pas, en lui-même, d'un pittoresque exclusive- ment transcendantal. L'unique rue qui le compose est im- placablement droite, propre comme un sou neuf, avec deux, ruisseaux, s'il vous jilaît, et deux trottoirs. La rue de Rivoli, en petit ! Les toits sont en briques rouges. Quant à la cam- pagne, elle n'a rien de remarquable, sauf quelques marais ombragés ùarbres de toutes sortes, peupliers, ormes, saules.,

PAUL VERLAINE

embroussaillés de joncs et de nénuphars blancs et jaunes, et bordés tout autour de mouron, de cresson, et de vergiss- mein-nicht.

Je vais parfois, un li^Te en main, m'asseoir devant ces mélancoliques peintures flamandes, et j'y reste des heures entières, suivant rêveusement, en leur vol incertain, soit le bleu martin-pècheur, soit la verte demoiselle, soit le ramier couleur de perles. Les champs proprement dits sont riches, mais peu variés. Fiç^ure-toi des plaines entières de betteraves, coupées de temps à autre par des chemins qu'ombragent peu quelques trembles, situés à quelque chose comme trente pas l'un de l'autre.

Pourtant, il faut être juste, l'industrie, qui règne en despote sur ce département, n'en a pas encore chassé toute poésie.

Ainsi, j'ai ici deux bois, pas grands, à la vérité, mais char- mants, mais accidentes, mais pleins de sentiers ombrageux, de clairières, d'échos de geais, de merles, de tourterelles, ils pourraient servir de décors, ces bois que j'aime, à ces admi- rables féeries du grand William, l'on voit voltiger Oberon et Tilania, la Rosalinda tourmente si gracieusement son Orlando, les arbres produisent des sonnets, les madri- gaux poussent comme des champignons. Je suis forcé de t'a- vouer qu'ici la nature n'est pas si poète que cela, et qu'on y rencontre plutôt des noisettes que des sonnets, et des mûres que des madrigaux. Mais cela n'empêche pas ces bois d'être fort agi'éables, ni moi de m'y égarer fort souvent, sans autre but que de m'y égarer, absolument comme un héros de George Sand.

Maintenant, te raconterai-je mes ducasses? Dirai-jeles fes- tins homériques, les bals impossibles? Non. Il faudrait l'ironie de Henri Heine ou le crayon de Hogarth, pour te donner l'idée de ces contredanses fantastiques, s'agitent, mus comme par des ficelles, de gros ballons rivés à de grosses beautés vêtues de robes légères (mon amour pour la vérité m'empêche d'ajouter, ù Scribe !) «d'une extrême blancheur ». Tout cela, au bruit d'un orchestre chaos : clarinette folle, pis- ton enroué, violon intempérant, et triangle, oui, triangle, et tenu par un enfant qui tapait dessus rageusement, ni plus ni moins que le petit bohémien sur son chaudron, dans Notre- Dame de Paris, Voilà, mon cher ami, l'orchestre qui m'a fait

PLAISIRS RUSTIQUES '^3

danser pendant six jours de suite. Mais ne me plains pas trop : il n'y avait pas que des roug'eauds et des pecques villa- içeoises. II y avait plusieurs demoiselles charmantes, jusqu'à des Parisiennes, entre autres la fille d'un des chefs d'institution conduisant des élèves à Bonaparte, M'ie Hiolle, avec qui j'ai eu l'honneur de faire plusieurs contredanses.

Quant à mon retour, je ne suis pas encore bien fixé là- dessus. Je pense pourtant que l'époque n'en est pas bien éloi- gnée. Il se pourrait donc parfaitement que, dans une quin- zaine, j'aille revoir ce grand flandrin de Paris et te serrer la main, en personne.

En attendant, écris-moi le plus vite que tu pourras. As-tu vu Dolorès, le nouveau drame de Bouilhet ? Les journaux en disent assez de bien. Il y a, au second acte, une sérénade que Roqueplan, du Constitutionnel, cite en entier dans son feuille- ton, et qui est charmante.

Mon père, que ses douleurs n'ont pas abandonné depuis notre arrivée, va un peu mieux, et tout nous fait espérer un prompt rétablissement.

Adieu, mon cher ami, excuse mon bavardage et réponds- moi bientôt*

Ton ami, Paul Verlaine. Chez M. Dujardin, à Lécluse, par Arleux (Nord).

Notre amitié lycéenne s'était fortifiée, et comme rég'u- larisée, par la mise en rapports de nos deux familles. Ma mère, fille de militaire, élevée à la Lég-ion d'honneur, s'entendit fort bien avec M™e Verlaine, femme d'officier, et mon père, dont le frère était officier aux zouaves, en Afrique, fut vite en bons termes avec le capitaine, qui, très préoccupé de ses placements assez mal eng-ag-és, demandait d'interminables appréciations sur les valeurs de Bourse. Après les visites, on échangea des invitations, et, par la suite, toutes les semaines, et à peu près rég-u- lièrement,, le mercredi soir, jour de modestes réceptions hebdomadaires de ma mère, « les Verlaine » venaient

'Jl^ PAUL VERLMNE

prendre une tasse de ihé, que précédait un peu de musi- que. J'étais l'un des instrumentistes. Autant que possi- ble j'évitais la corvée musicale, pianiste peu cnLhou.siaste que jetais, attendant avec impatience le comiuencement de rhabituclle partie de whist ou de bouillotte, l'ancêtre du poker, qui faisaient les joies de ces soirées botir- geoises. Un autre jour, « les Lepelletier w montaient rue SaJint^Louis, aux Batignolles; là, réédition, le piano en moins, de la patriarcale soirée. De temps «n temps, on dînait les uns chez les autres.

Nous profitions g-énéralement, Paul et moi, au cours de ces visites et de ces familières i-éceptions, de l'anima" tion de la conversation ou de l'attrait de la partie, pour nous enfermer dans nos chambres, afin d'y causer libre- ment de choses littéraires, et de nous montrer nos essais, en fumant force pipes, car déjà nous avions franchi les aspirations débutantes de la cig-arette .

Nous revenions toujours l'un de chez l'autre, charg-és de bouquins. La petite bibliothèque de Verlaine était, sinon mieux fournie, du moinsautrement approvisionnée que la mienne, plutôt classique et historique. Il avait un certain nombre de livres nouveaux qui furent pour moi comme une initiation. D'un autre côté, les volumes que Verlaine trouva chez moi eurent certainement une influence sur sa culture. Je lui prêtai Victor HujS^o, que je po.ssédais complet, c'est-à-dire jusqu'aux Misérables, dans l'édition Hachette, Jean-Jacques Rousseau, mon auteur alors favori, et le livre qui était à cette époque le catéchisme des incrédules, Force et Matière, an docteur Bûchner. Nous avions des volumes dépareillés de Bal- zac, édition Cadot, que nous rassortissions de notre mieux sur les quais. Il me communiqua successivement les Fleurs du i)/a/,éditionPoulet-Malassis,que je m'en-

PLAISIRS RUSTIQUES yS

pressai d'acheler, pour avoir bien à moi un aussi pré- cieux trésor; V Ensorcelée de Barbey d'Aurevilly ; deux volumes d'un poète alors tout à fait inconnu : les Poèmes Antiques et les Poèmes Barbares, àe Leconte de Lisle; les Emaux et Camées, de Théophile Gautier, dans une petite édition in-i8 à couverture rosée, aujourd'hm rarissime ; les Cariatides, de Théodore de Banville, les Vignes Folles, d'Albert Glatig-ny, et enfin un ouvrag-e que je jug-eais fort ennuyeux, et que Verlaine semblait priser fort, l'Histoire de Port-Royal, de Sainte-Beuve.

Ce salmig"ondis des premières lectures est intérœsant pour l'analyse d'une formation intellectuelle.

Avec avidité on lisait tout ce qui tom^bait sous la main. La bibliothèque Sainte-Geneviève et un cabinet de lec- ture sis en face la Sorbonne nous fournissaient cette base de lectures fondamentales, ces matériaux d'assise sur lesquels il convient de bâtir tout avenir littéraire. Nous lûmes alors, pêle-mêle, car nous nous signalions et nous nous repassions les volumes : les classiques grecs, mal traduits au lycée, considérés comme des pensums, les historiens Michelet, Henri Martin, Vaulabeile, Louis Blanc, les philosophes Descartes, Nicole, un ou deux ouvrag'es de Proudhon,dont la Justice dans la Révolu- tion et dans l'Eglise, alors interdit, Emile Saisset, Jules Simon, beaucoup de livres de critique, Villemain et ses tableaux de la littérature au xvie siècle, Philarète Chasles et son Moyen-Age, Sainte-Beuve et ses Lundis, Taine et son Histoire de la littérature anglaise, puis les anciens chroniqueurs : Palma Cajet, Montluc, d'Aubigné, par nous admiré surtout comme le poète violent des Tragi- ques, ancêtres des Châtiments, les poèmes védiques que M. Fauche venait de traduire ; le Ramayana ou des parties du Maha-Bharata ; le théâtre étranger : Sha-

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kespeare,Calderon, Lope de Vég-a, Goethe ; toutes sortes de publications sur la Révolution française et quelques romans ang-lais : Dombey et fils, David Copperfield, de Dickens, la Foire aux vanités, de Thackeray. Nous possédions assez bien toute la littérature classique, latine et française. Des auteurs secondaires, mais pittoresques et fantaisistes, comme Petrus Borel et Aloysius Bertrand, le délicat imagier, dont il s'était procuré à Ang-ers l'édi- tion orig-inale de Gaspard de la Nuit, enchantaient Verlaine. Son éducation littéraire personnelle, par réac- tion contre l'enseignement universitaire, était presque exclusivement romantique. On ne jurait, d'ailleurs, à cette époque, que par Hugo. L'exil ajoutait sa majesté à l'autorité du génie. On était plus hugolâtre en 1860 qu'après i83o. Les Contemplations nous semblaient la Bible même de la poésie. Malgré l'esprit de parti, on admirait moins les Châtiments, dont le souffle poétique dégénéi-ait par trop souvent en grossière invective. Le théâtre de Victor Hugo, alors pour nous non joué, était considéré comme le dernier mot de l'art scénique. On conspuait Ponsard,Scribe,Emile Augier,Octave Feuillet, toute l'école dite du bon sens. Nous applaudissions aux violents réquisitoires d'Auguste Vacquerle contre tout ce qui n'était pas échevelé, violent, truculent, enthou- siaste. C'est l'époque du Sonnet A Don Quichotte. Bar- bey d'Aurevilly, qui devait par la suite railler le Par- nasse, et nous portraicturer individuellement sous des traits plutôt ridicules, nous enchantait, et, malgré les opinions rétrogrades qui y fanfaraient, ses articles du Pays étaient chaque semaine dévorés. Mais ses dia- tribes contre Victor Hugo, au fur et à mesure de l'appa- rition des volumes des Misérables, indignèrent. Nous les lui pardonnions, cependant, par égard pour tant

PLAISIRS RUSTIOUES

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d'autres critiques fortes, colorées, marquant les mauvais auteurs et les voleurs de renommée comme avec un fer

rousre.

Verlaine était républicain, avec une certaine affinité vers les autoritaires et aussi vers les mystiques. Il admi- rait beaucoup Joseph de Maistre. Le Roage et le Noir de Stendhal avait produit sur lui une forte impression. \ Il avait déniché, on ne sait où, une Vie de sainte Thé- rèse, qu'il lisait avec un ravissement que j'étais loin de partag-er-i II n'était cependant, alors, nullement croyant. S'il visitait assez fréquemment les ég-lises, c'était en artiste, et pour les objets d'art qu'elles renfermaient, Saint-Sé vérin, Saint-Germain-des-Prés, Saint-Sulpice avec les deux superbes fresques d'Eug-ène Delacroix, recevaient plus spécialement ses hommag-es. Il se plut aussi, à cette époque, à entendre prêcher deux prédica- teurs notoires : le père Monsabré et le père Minjard.

Les débuts littéraires de Verlaine, débuts devant le public sous la forme de l'impression, datent de 1866 [journal F Art, et vers publiés dans le Hanneton], mais ses véritables essais remontent au moins à l'année 1860. Ce ne furent que des ébauches, des premiers jets infor- mes, des tâtonnements et des phrases balbutiées d'enfant de lettres. De ces brouillons déchirés, brûlés, perdus, il ne reste rien. Verlaine n'avait pas conservé trace, ni même souvenir, de ces bég-aiements poétiques. La pre- mière pièce de vers qu'il jug-ea dig-ne, par la suite, d'être imprimée, est intitulée Nocturne Parisien. C'est un tableau pittoresque et synthétique de la Seine. Elle m'est dédiée et fig-ure dans les Poèmes Satur- niens. J'en g-arde précieusement l'orig-inal, ou du moins le texte mis au net sur papier à lettres bleuté, d'après le brouillon raturé, maculé d'encre, presque indé-

^8 PAUL VEKLAXNE

chiffrable, que Verlaine ne conserva même pas, car lors- qu'il pensa, par la suite, à faire entrer ce poème dans le premier volume qu'il publiait, il me redemanda son Nocturne. Il me l'avait passé, au cours deia classe, dis- simulé dans un volume quelconque_, tandis que le pro- fesseur de rhétorique latine, le bon M. Durand, nous initiait,, d'une voix molle et sans conviction, aux beautés de VEleclre de Sophocle.

Jules de Goncourt, à propos de ce poème de début, écrivit à VerLune, en le remerciant de l'envoi des Poè- mes Saturniens :

... Vous avez ce vrai don : la rareté de l'idée et la ligue exquise des mots. Votre pièce sur la Seine est un beau poème sinistre mêlant comme une Morgue à Notre-Dame. Vous sentez et vous souffrez Paris el votre temps...

Verlaine,, parlant de se.s premiers essais anéantis, et qu'il qualifie de détestables, énonce : l'ébauche d'un drame sur Charles VI, dont le premier acte, celui du bal masqué le roi brûle à demi et commence à deve- nir maniaque, s'ornait d'une ronde orgiaque qui débu- tait ainsi :

Que l'oa boive et 'que l'on danse. Et que Monseigneur Jésus Avecque les saints balance La chaîne des pendus !

La forêt légendaire le monarque fut assailli par une sorte de sauvage, braconnier à demi-fou, dont l'appari- tion provoque la démence royale, et des épi.sodes de la guerre de Cent ans, devaient constituer les principales péripéties de la pièce. Il cite aussi son projet de drame avec Charles V, Etienne Marcel et le roi Jean pour peisonnages. Enfin il rêva d'un Louis XV exx six actes,,

PLAJSIUS RUSTIQtlBS jg

lûB aurait vu Damiens veng-eant, avec son canif, sa sœur entevée et enfermée au Parc-aux-Cerfs. On voit qu'il se proposait surtout, comme genre scénique, le drame historique. Influence du romantisme et souvenir d'Hug-o.

Aucun de ces projets dramatiques ne fut réalisé . Ver- laine m:'avait parlé d'une pièce qu'il voulait faire, dont Marie Touchât, la maîtresse de Charles IX, serait l'hé- roïne. Aucune trace n'en subsiste, il s'est borné, comme œuvre dramatique, à la comédie : les Uns et les Autres, qui, en dehors de son fâcheux bénéfice au Vaudeville, son maléfice, comme il disait, et des représentations pri- vées dans des cercles d'amis, ne fut pas représentée d'une façon régulière. J'ai un commencement de drame : les Forgerons, notre collaboration fut interrompue par la guerre, la Commune, le mariage de Verlaine et ce qui s'ensuivit, et un scénario de drame-féerie. 11 a aussi com- mencé un Louis XVlf dont un fragment seulement a été publié. C'était, je pense, la seule partie du drame qu'il eût écrite. Le premier acte des Forgerons seul est achevé. Le restant est en partie dialogué, en partie analysé et condensé en scénario. Peut-être finirai-je, un jour, ce drame intéressant, original, qui devançait l'Assommoir comme tableau et psychologie de mœurs ouvrières.

11 n'existe donc pas de manuscrits dramatiques iné- dite de Verlaine. En revanche, il doit se trouver, en divere cartons d'anciens amis, des fragments de vers inédits, voilée de petits poèmes entiers. Le poète dans sa jeunesse, et même plus tard, car il m'a envoyé, des pri- sons de Mons et de Bruxelles, intercalés dans ses lettres, de très nombreux fragements de Sagesse, avait la manie d'insérer dans sa correspondance avec des cam^arades des vers et des dessins. Vieilli, il se garda bien de per-

8o PAUL VERLAINE

vire cette littérature susceptible d'être monnayée, elle est malheureusement parfois d'un aloi contestable, mais alors il éparpillait, au hasard de ses caprices épistolai- res, des pièces de vers, souvent d'une belle venue, et qu'il aurait pu, sans roug-ir, voir fig-urer dans ses volu- mes imprimés.

Il reg-retta d'ailleurs ce g-aspillage. Après avoir dit, dans ses Confessions., qu'il n'avait voulu publier aucun de ses vers se ressentant par trop de jeunesse, il se ravisa.

Depuis, changeant d'avis, je ne sais, à parler franc, trop pourquoi j'ai fouillé dans le reste, encore assez considérable pour être encombrant, de mes paperasses jadis innombrables, dans quel désordre ! pour donner quelque idée, au moins, de ma manière d'alors. Je n'ai rien retrouvé, mais rien de rien retrouvé de ces essais. Or, il y avait pourtant pour le moins autant d'intérêt que dans les Poèmes Saturniens, tels qu'ils parurent dans la première collection des Poètes Contemporains chez Alphonse Lemerre, eu les derniers mois de 4867. [Con- fessions, première partie.)

C'est : dans les derniers mois de 1866, qu'il faut lire, ou les premiers mois de 1867, car l'édition originale des Poèmes Saturniens porte cette mention sur la dernière feuille: « Imprimé par D. Jouaust, le ving-t octobre rail huit cent soixante-six, pour A. Lemerre, libraire à Paris.» Le volume, qui parut le môme jour que le Reliquaire de François Coppée, et qui succédait à Ciel, Rue et Foyer, de L. X. de Ricard, était le troisième volume édité par Lemerre, débutant comme éditeur, et chez lequel était indiqué le .sièg-e de la rédaction et de l'administration du journal l'Art, décembre-janvier 1866.

Verlaine ajoutait à la déclaration qu'on vient de lire :

Seuls ont surnagé de ce d'ailleurs peu regrettable nau- frage deux sonnets, l'un public, il y a quelque deux ans.

PLAISIHS RUSTIQUES Ji I

lors d'une tournée de conférences, dans un journal de Liège, si je ne me trompe ! Qui diable avait déniché ce corbeau d'an- tan? Ça s'intitulait V Enterrement, et le premier vers allait ainsi :

« Je ne sais rien de çai comme un enterrement ! »

L'autre a élé publié naguères dans une chronique de jour- nal du soir par quelqu'un signant Pégomas, que je remer- cie en faveur de la bonne intention. {Confessions, première partie.)

Toujours désorbité, et ne suivant guère les journaux, Verlaine n'avait pas lu l'Echo de Paris, où, dans un article sympathique, à lui consacré, j'avais reproduit ce sonnet de V Enterrement, retrouvé dans mes papiers, très soig-neusement conservés, classés, rang-és en des dossiers depuis 1871, mais antérieurement dispersés, per- dus ou détruits par ma mère affolée, à la veille ou à la suite de poursuites et de perquisitions politiques dont je fus l'objet sous l'Empire et après la Commune .

Un grand nombre de lettres et de vers et frag-ments inédits de Verlaine, remontant aux années antérieures à la ^[•uerre, que je possédais, ont ainsi disparu.

Le sonnet de l'Enterrement, qui a été reproduit par la Plume, du 1^^ juillet 1896, a été réimprimé dans le volume des Œuvres posthumes. Librairie Léon Va- nier. A. Messein, successeur, igoS.

Ce sonnet, daté du 5 juillet 1864, est dans la manière ironique et macabre à laquelle, par la suite, Verlaine devait recourir souvent. Toute la pièce est d'une assez précise composition, les détails de la cérémonie funèbre préparent la chute finale et combinée : la raillerie des cupidités héritières s'étalant en joie, impossible à dissi- muler, malgré la mine contristée, obligatoire pour un deuil décent.

82 PAUL VEI-.LAÏNE

Quant à l'autre sonnet, A Don Quichotte, je l'avais publié dans ma chronique du journal Paris, je si- g-nais, en effet, du pseudonyme de Pégomas.

Verlaine a reproduit, en le commentant, ce sonnet retrouvé. S'arrètant sur le peu espag-nol Ilurrahl du premier tercet, il fait cette remarque :

Aujourd'hui mieux avisé, et étant donné que la couleur lo- cale me turlupinât autant qu'en cette période de mes débuts, je remplacerais cette exclamation, par trop britannique, par le Ollé séant. {Confessions, première partie.)

A propos des « Vers de jeunesse » fig-urant dans l'édi- tion des Œuvres posthumes, je dirai, pour mémoire, et sans y attacher d'autre importance, que le sonnet .4. Don Juan est de moi. Il a paru, sous le pseudonyme Fulvio, dans le journal l'Art (18GG). C'est le premier écrit de moi publié.

Le poète mentionne encore, parmi ses œuvres de pre- mière jeunesse, disparues, une pièce de vers et un poème :

Une imitation, ô si inconsciemment impudente et ô si mau- vaise ! des Petites Vieilles de Baudelaire, et un Crépitas, manière de manifestation pessimiste, où, après une description d'intérieur de fosse, dans une buée malodorante, naturel- lement, — surnaturellement apparaissait le dieu qui débitait un discours très amer, et méprisant au possible pour l'huma- nité, sa mère pourtant ! Ici encore, je ne me rappelle que les deux premiers vers de la longue, peut-être trop longxie harangue de l'étrange divinité. Mais ces vers, ils sont bien, n'e.st-ce-pas ?

« Je suis l'Adamastor des cabinets d'aisance, Le Jupiter des lieux bas... »

{Confessions, première partie.)

Verlaine avait im g"oût assez vif pour la parodie. Il a

PLAISIIIS RUSTIOLES 83

écrit, dans un de ses moments de g"aîté, au lendemain d'une excursion que nous avions faite dans les boug-es de la Villette, V Ami de la nature, chanson arg-otique réaliste, devançant le genre montmartrois, et je rappel- lerai que nous fîmes^ en collaboration avec François Goppée, deux complaintes sur l'air de Fualdès, l'une, lors de l'attentat de Berézowsski, au Bois de Boulog-ne, sur l'empereur de Russie, et l'autre, à propos d'un crime retentissant, l'affaire d'empoisonnement Frigard à Fontainebleau. Verlaine a, de plus, publié divers trio- lets et quatrains satiriques, comme Tépig-ramme sur la photographie représentant Alexandre Dumas, en man- ches de chemises, tenant Miss Ada Menken, la belle écujère des Pirates de la Savane, sur ses genoux, dans une pose très suggestive :

L'Oncle Tom avec Miss Ada, C'est un spectacle dont on rêve. Quel photographe fou souda L'Oncle Tom avec Miss Ada ? Ada peut rester à dada, Mais Tom chevauche-t-il sans trêve ? L'Oncle Tom avec Miss Ada C'est un spectacle dont on rêve !

Verlaine aimait par moments la grosse farce, et, quel- que temps avant la guerre, après avoir ciselé les vers délicatement ouvragés des Fêtes gr«/a«/es, enthousiasmé par un vaudeville idiot représenté à la Gaîté-Roche- chouart, qui s'appelait la Famille Beautrouillard, il^ voulut se mettre, avec son ami Viotti, à une farce ana- logue qu'il intitulait Veaucochard et fils /*''.

Il m'écrivait (la date manque; je suppose, à raison de la mention des Fêtes galantes parues, que cette lettre est de la fin de l'année 1869).

8'f PAUL VERLAINE

Vendredi 5. Mon cher collabo-rateur. Le temps ne te semble-t-il pas venu d'annoncer ces Forge- rons-là [le drame dont j'ai parlé plus haut]? Donc, ne pour- rais-tu pas rédiger, à l'adresse de l'homme-horloge [Victor Cochinat courriériste théâtral du Nain Jaune, allusion à l'en- seigne du magasin de pendules de la Porte-Saint-Denis, Vic- tor Cochinat étant nègre], qui trouve les Parnassiens de si vilains bonhommes [épithète qui fut le prétexte et le point de départ de la réunion mensuelle de poètes et d'artistes, dite le dîner des Vilains Bonshommes], une note à peu près conçue comme suit : « Notre collaborateur, M. Edmond Lepelletier [j'étais alors rédacteur audit Nain Jaune], met en ce moment la dernière main à un grand drame en prose, en 5 actes et 40.000 tableaux, intitulé les Forcerons, qu'il perpètre en société avec le célèbre Paul Verlaine. Ce dernier, poète déli- cat, auteur acclamé des Poèmes Saturniens, cette œuvre immense, et des Fêtes Galantes, cette charmante fantaisie, est, en outre, l'auteur, en société avec M. Lucien Viotti, d'un opéra-bouffe, que nous croyons appelé à uu succès épatant, et dont le titre est, jusqu'à présent : Veaiicochard et Fils /er. Qu'on se le dise ! A vous, MM. Off're-un-bock [Jacques Offenbach], Hervé, Léo Délibère, Lecoq et tutti quanti ! . . . Je compte sur loi.

Je ne suis pas venu mercredi, et je ne sors plus, d'ailleurs, depuis 99 jours, parce que Veaucochard, ça doit être fini, présenté et joué d'ici à un mois ou deux.

Je fais aujourd'hui vendredi infraction à cette règle, parce que je dîne au quartier Niuacum [chez Mme Nina de Callias, rue Chaptal], avec Sivrot [Ch. de Sivi-y] and Cross Carolus [Charles Cros, l'auteur du Coffret de santal, l'un des inven- teurs du téléphone]. Toutefois, mercredi, je compte honorer tes salons de la présence de ton rancunier.

P. Verlaine.

P. S. Viens me voir à la Ville, parbleu !

Ce Veaucochard et Fils /*^' fut-il jamais terminé ? Je ne sais même pas s'il fut sérieusement commencé. Lucien Viotti était un charmant garçon, mais indolent

PLAISIRS RUSTIQUES 85

au possible. Avec ses allures élég-Iaques et sa douceur mélancolique, je ne le vois pas très bien faisant parler, en couplets burlesques, ce Veaucochard et ce fils P*". Je n'ai même aucune idée de ce que pouvait être cette opérette qualifiée de bouffe. Verlaine était alors très eng-oué de Ja musiquette d'Offenbach et d'Hervé. Le Serpent à plumes l'enchantait, et il admirait fort l'Ile de Tulipa- tan. Il voj'ait très fréquemment Charles de Sivry, son futur beau-frère, musicien varié, jouant tous les genres, parodiant tous les maîtres, très habile contrepointiste, et écrivant des g-alops endiablés et des refrains alertes sur des rythmes de polka. C'était sans doute le gai com- positeur qui lui avait sug-géré le goût de l'opérette.

Par la suite, Verlaine donna à Emmanuel Chabrier, le compositeur d'Espana, un scénario d'opérette, qui fut remanié, refait et joué sous le titre de l'Etoile, et sous le nom d'un autre auteur. Paul aurait écrit pour cette pièce notamment la Chanson du Pal, dont Cha- brier nous chantait les couplets, très scandés, qui débu- taient ainsi :

Le Pal Est de tous les supplices

Le principal, Il commence en délices

Le Pal, Mais il finit fort mal. . .

Non seulement, Verlaine, entre deux poèmes délicats ou puissants, ne dédaignait pas de sacrifier à la Muse légère, et même vulgaire, de l'opérette et du café-concert, mais encore, à l'occasion, il jouait son personnage en de burlesques charades que nous improvisions. Il lui arriva

86 PAUL VERLAINE

même, dans une circonstance à peu près unique, car la nature ne l'avait pourvu d'aucun des dons du ténor, de chanter un petit rôle dans une saynète bouffe, intitulée le Rhinocéros, dont j'étais l'auteur, et qui fut, par la suite, représentée plus de cent fois au théâtre des Délas- sements-Comiques. La musique, vive et joyeuse, était de Charles de Sivry.

Si je relate cet épisode artistique, unique dans la vie de Verlaine, car je crois que jamais plus il ne joua la comédie de société, je puis même affirmer qu'il ne se risqua jamais à chanter en public, même entre cama- rades, sa voix étant fausse, discordante, impossible, c'est que la représentation et surtout les quelques répétitions de ce Rhinocéros eurent une influence décisive sur la destinée de Verlaine : ce fut à cette occasion qu'il se trouva en rapport avec Charles de Sivry, dont il devait bientôt épouser la sœur.

Je rencontrais depuis long"temps l'étrange petit musi- cien qu'était Charles de Sivry chez des amis de ma famille, M. et M^^ Léon Bertaux, sculpteurs. M^^Léon Bertaux, depuis présidente de l'Union des Femmes peintres et sculpteurs, auteur d'une Baigneuse remar- quée et médaillée au Salon de 1872, recevait dans son atelier de la rue GabricUe^ à Montmartre. Ces soirées, mi-bourg-eoises, mi-artistes, étaient amusantes, comme prog-ramme imprévues, comme assistance big-arrées, et d'un éclectisme composite rare. Des notabilités de la Butte s'v rencontraient avec des bohèmes du quartier Pig-alle. On y faisait de la musique, on y jouait des charades, et un jour, à l'occasion d'une soirée plus priée, entourée de quelques solennités, comportant invitations par lettres, puis estrade pour le concert, artistes convoqués, poètes recrutés, François Coppée récita en cette occasion sa

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belle pièce des Aïeules^ qu'il venait de composer, on me demanda de fabriquer une saynète dont Sivry écri- rait la musique.

Je confectionnai le Rhinocéros^ qmi fat, par la«uite, aug-menté, développé pour la scène, et qui alors ne cam- portait que trois personnag-es. Un de mes amis, comique amateur, ayant un £let de voix agréable, et accoutumé à débiter, en nos petites soirées, le répertoire de Bertbe- ber, devait remplir le rôle du ténor. Mais notre amateur, représentant de commerce dans une grande maison de soieries de la rue des Jeûneurs, dut se mettre en route inopinément quelques jours avant la représentation. Gomment le remplacer? J'emmenai Verlaine, à une répé- tition, dans l'atelier Bertaux, Très embarrassé pour com- bler le vide causé par le départ du voyag-eur, je dis au poète : « Tu nous aideras, mon vieux, tu liras le rôle, et la répétition pourra avoir lieu quand même, en atten- dant que je déniche un ténor. » Accepté. Verlaine se pré- sente, prend le rôle, le lit, et, ma foii d'une façon si comique, avec des intonations si burlesques, passant de la basse profonde d'un chantre de cathédrale au fausset d'un ventriloque, qu'il déconcerta et stupéfia. C'était un mélange de burlesque froid et de macabre joyeux et im- pressionnant. Ah ! quel ténor inouï et quel ang-uber comi- que! Mac-Nab,par la suite,merappelarallure de Verlaine chanteur d'opérette. Il y avait en lui du clown et du croque-mort. Tous ceux qui assistaient à la répétition, et l'on s'y amusait énormément, peut-être la représenta- tion solennelle fut-elle moins drôle, éclatèrent de rire et complimentèrent l'acteur imprévu. « Vous ressemblez à Grassot! » dit un peintre nommé Pécrus. Le compliment était g-ros, Grassot étant alors le comique le plus en vog-ue du Palais-Royal, le roi des bouiTons, avec son célèbre

8S PAUL VERLAINE

gnouf ! gnouf ! que Verlaine reproduisait, sans l'imiter, grâce à un rauque hoquet scandant ses mots.

Il faut dire que Verlaine offrait alors la physionomie la plus extraordinaire qui se pût voir. La première fois qu'il s'était présenté chez mes parents, avec sa tête toute rasée, son menton imberbe, ses yeux caves, ses sourcils épais et redressés, ses pommettes mongoliques et son nez camus, ma mère, surprise, avait poussé comme un cri d'effroi : « Mon Dieu ! me dit-elle, après qu'il fut parti, ton ami m'a fait l'effet d'un orang-outang échappé du Jardin des Plantes ! »

A l'époque de la représentation du Rhinocéros, la barbe avait poussé au menton de Verlaine, ses yeux avaient pris une expression faunesque, son sourire, car il riait beaucoup et largement, agrandissait sa bouche jusqu'aux oreilles, ce qui est d'une irrésistible puissance comique, enfin il affectait, en parlant d'après la méthode banvillesque, de hacher les mots entre les dents, avec l'accentuation de l'index projeté en avant, puis érigé solennellement. Vêtu d'un mac-ferlane fauve, devenu pisseux par l'usage, coiffé d'un long tube noir, sa canne dans la poche, il produisit donc une véritable sensation. Ce début remarqué, sinon remarquable, fut d'ailleurs sans lendemain. Verlaine ne vit même jamais le Rhino- céros sur la scène.

Parmi les assistants, serrés sur les chaises garnissant l'atelier Bertaux, figurait au grand complet la famille Mauté, invitée comme faisant partie des notabilités mont- martroises. La jeune Mathilde Mauté, la demi-sœur de Charles de Sivry, était présente. Ce fut la première fois qu'elle aperçut son futur époux. Lui, ne fit sans doute guère attention à celLe petite fille, alors classée parmi les insignitiantes, perdue dans la foule, et dont personne ne

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s'occupait. Peut-être, au contraire, l'élrang-eté du poète, débitant des insanités dans un rôle d'amoureux grotes- que, fit-elle impression sur la jeune personne, et plus tard, quand ils se rencontrèrent, rue Nicolet, présentés l'un à l'autre comme s'ils ne s'étaient jamais aperçus, le souvenir de la soirée de l'atelier Bertaux valut sans doute au poète saturnien, doublé d'un comique, un regard curieux, un accueil aimable. Les clowns, les pitres, les farceurs scéniques, même les plus laids, on peut dire surtout quand ils sont très laids, ont toujours un attrait inexplicable, et leurs conquêtes sont innombrables. C'est probablement le personnag-e comique du Rhinocéros, plus que le poète des Fêtes galantes, qui valut à Ver- laine sourire et douce poig-née de main, avec un compli- ment, lors de l'initiale entrevue. Peut-être que, sans ce Rhinocéros^ ce ténor en route, et le hasard du rôle con- fié à lui, Verlaine n'eût jamais été amené à franchir le seuil de cette maison de la rue Nicolet, paradis tôt mué en enfer. Mais, comme les livres, les opérettes ont leur destinée, et notre saynète-boutfe devait, pour l'un des interprètes, tourner au drame.

Verlaine, parce qu'il avait en tête des idées de théâtre, suivait assidûment, tour à tour à Montmartre et à Bati- g'nolles, les représentations de la troupe Chotel. Alors, dans ces deux théâtres de quartier, réunis sous la même direction, on changeait l'affiche tous les huit jours. Chaque troupe jumelle émig-rait, avec le drame joué toute la semaine, et Batig-nollais et Montmartrois avaient ainsi, tous les samedis, une première. On donnait les drames et les comédies à succès des théâtres de Paris ; on jouait aussi, quand les nouveautés manquaient, des drames du répertoire de l'Ambig-u et de la Porte-Saint- Martin, car les pièces en vog-ue n'auraient pas suffi, à

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raison du renouvellement hebdomadaire du spectacle, à alimenter ces deux scènes de banlieue. De bons artistes, Chotel, le directeur, en tôte, se rencontraient dans cette troupe suburbaine. On a applaudi, sur ces planches exté- rieures, Parade, Daubray, Nertann, Priston, et bien d'autres que j'oublie, alors débutants et ig-norés, depuis applaudis au Vaudeville, au Gymnase, au Palais-Royal.

Verlaine assistait aux représentations dans l'orches- tre des musiciens, il était introduit par un camarade, violoniste amateur, g"arçon très orig-inal, un peu fantas- que même, nommé Ernest Boutier, qui a disparu, sans avoir rien publié, bien qu'il eût été un instant mêlé au jarroupe naissant des Parnassiens, et qu'il eût sans doute, comme nous tous, en portefeuille, des élucubra- tions, en prose et en vers. Ce Boutier a joué un rôle dans vie littéraire de notre jeunesse : ce fut lui qui nous fit connaître le libraire Alphonse Lemerre, et qui amena toute la bande parnassienne au passag-e Ghoiseul. D'où l'essor poétique de ï86g.

Le drame banlieusard, les cafés-concerts de Roche- chouart et les opérettes en chambre ne retenaient point toute l'attention de Verlaine. Son vaste cerveau s'ouvrait à toutes les manifestations de l'art. Nous avons fait de fréquentes visites au Louvre,au Musée du Luxembourg-. Il ne manquait pas les Expositions de peinture, alors au Palais de l'Industrie.

Viens dimanche à la maison, vers les deux heures deux heures et quart, m'écrivait-il en mai 1864, nous irons, si tu veux, au Salon, quoiqu'il soit bien mauvais cette année.

J'ai donné la date, pour préciser, car l'appréciation péjorative de Verlaine pourrait s'appliquer à d'autres années. C'est un refrain habituel que celui-là. Il est vrai

PLAISmS RUSTIQUES 9I

qu'on va au Salon par habitude, et pour y avoir été. Il aimait la musique et la bonne musique. Il fut l'un des premiers auditeurs assidus de ces Concerts popu- laires, fondés par Pasdeloup, et qui ont si fortement contribué à répandre le goût musical en France, et à l'affiner en le documentant. A ces concerts, au Cirque du boulevard des Filles-du-Galvaire, où, pour la pre- mière fois, les chefs-d'œuvre de la musique classique, symphonies de Beethoven, de Haydn, de Mozart, réser- vés jusque-là aux abonnés aristocratiques de la Société du Conservatoire, étaient offerts à la foule, moyennant un prix minime, c'est le bon Tna^ché des places qui a fait le succès et la fortune de Pasdeloup, l'affluence était o-rande. Le billet suivant en donne la preuve :

Ce samedi 24 [octobre 1864?] Mi bueno. Voici ce qui a été décidé entre le révérendissime Ernest [le violoniste Boulier] et ton serviteur, relativement au con- cert de demain. Je serai chez toi vers midi et demi. Nous irons prendre Ernest au passade Verdeau, et de nous nous dirigerons vers le Cirque Napoléon, nous de\Tons arriver vers une heure et demie, ce n'est pas trop tôt, et mieux vaut attendre une demi-heure et être placés raisonnablement, que de rester debout pendant trois heures consécutives, ou de trou- ver le guichet fermé, ce qui pourrait parfaitement nous arri- ver demain jour d'ouverture, si nous ne prenions pas un peu d'avance. Ainsi tiens-toi prêt pour midi et demi, je frapperai à ta porte plutôt avant qu'après.

A demain et mille amitiés. Paul. P- S. Je décachette pour te prier de vouloir bien à l'ave- nir ne plus mettre d'^ à mon nom qui n'en peut mais.

J'avais imag-lné, en effet, que le nom de Verlaine, ter- miné, comme Vilaines et bien d'autres noms de locali- tés ayant cette désinence, ferait mieux pour l'œil, pour

92 PAUL VERLAINE

l'impression typographique, agrémenté d'un s final. Pour amener Paul à cette réforme orthographique, d'ail- leurs absurde et même nuisible au point de vue des con- fusions d'état-civil, je m'amusais à orner d'un s la sus- cription de son nom dans mes lettres. Il protesta et je n'insistai plus.

A la date de la soirée Bertaux, à la présentation de Paul Verlaine dans la famille Mauté (1867), commence une nouvelle phase d'existence pour le poète. Mais il nous faut revenir en arrière et parler de Verlaine employé. Celte période de sa vie comprend sept années, de i864 à 187 1 (la Commune),

IV

VERLAINE EMPLOYE. L AIGLE ET LE SOLEIL.

l'hOTEL-DE-VILLE. LA GARDE AUX REMPARTS.

- - LA COMMUNE. VIE EN FAMILLE RUE NICOLET

(1864-1871)

Verlaine a été sept ans bureaucrate. Pourvu du di- plôme de bachelier ès-lettres, et ayant satisfait à la conscription, la veille du tirage au sort, ses parents s'étaient assurés contre le mauvais numéro, et il en tira un excellent, il fallait song-er à trouver à ce g-rand g-arçon de ving-t ans une occupation régulière et lucra- tive. Ses parents estimaient, non sans raison, que la poésie était une industrie peu rémunératrice, et qu'il fallait chercher un autre « débouché ». Un jeune homme ne pouvait rester à rien faire. On lui avait accordé quel- ques semaines de vacances, qu'il passa gaîment et plan- tureusement à Lécluse et à Fampoux, chez les Dujardin et les Dehée, arpentant les champs, buvant de la bière aigre qu'il trouvait exquise, courtisant les maritornes des auberges rencontrées au hasard de ses courses, se régalant de rincettes de genièvre, chassant, fumant, aspirant par tous les pores la forte vie rustique qu'il aimait, et, entre temps, lisant, pour s'entretenir l'intel- lect, le Ramayana, dont il disait : « Par Indra I que c'est

94 PAUL VERLAINE

beau, et comme ça vous dég-otte la Bible, l'Evang-ile, et toute la dégueulade des Pères de l'Eg-lise ! »

Rentré à Paris, eu attendant mieux, il prit une ins- cription de droit. 11 ne témoignait d'aucune aptitude pro- fessionnelle spéciale. Il était douteux qu'il fût jamais avocat ou homme d'affaires. On song-eait, pour lui, à d'indéterminées fonctions bureaucratiques. Le diplôme de licencié pouvait être utile dans les ministères. Donc, en route pour l'école de droit. Il s'arrêta à mi-chemin, et fut surtout assidu aux cours des bi^asserics de la rive g-auche et aux examens des caboulots de ce Quartier Latin devait, vingt ans plus tard, s'enliser sa volonté et se perdre, avec son talent, ses forces et sa santé.

Le capitaine Verlaine n'admettait pas beaucoup ces déambulations, loin de sa vigilance attentive. Il se dou- tait de rinutilité de ce stage d'étudiant. Il parlait à tout venant de son désir de « caser Paul ».

Sur la recommandation d'un ancien compagnon d'armes du capitaine, M. Darcet, officier retraité^ fai- sant partie du conseil d'administration d'une compagnie d'assurances, Paul fut présenté et agréé dans les bureaux des compagnies r.4i^/e et le Soleil^ réunies alors et ayant leur siège rue du Helder. La compagnie était dirigée par un M. Thomas, qui se faisait appeler à ce moment « de Golmar », en attendant qu'il devînt « M. le duc de Boïano ».

Pour parvenir à cette incorparation dans la paperas- serie administrative, Verlaine avait étésoamis à un stage professionnel chez un entraîneur spécial, nommé Savou- ret, tenant cours d'écriture, de tenue des livres et de comptabilité, rue du Faubourg-Saint-Honoré. Pendant quelques mois il apprit à « écrire ». Les bacheliers es lettres qu'on fabrique dans les lycées ne sont pas aptes

VEULATSB ex PLOYE

5H>

.1 era^ner leur pain en se servant de la plume, dans un bureau. Il était impossible d'admettre dans une adminis- tration quelconque le jeune rhétoricien, dont récriture tourmentée était bonne tout au plus à donner de la copie aux imprimeurs, grands décfaiffreurs d'hiéroçlrphes.

Après avoir subi cette orthopédie scripturale, et ins- truit dans l'art profond d'écrire une lettre d'affaires, Verlaine fut enfin installé devant des ran^^es de cartons verts, dans les bureaui de la Compagnie l'Aigle et le Soleil. Cet emploi bureaucratique eut une influence plus considérable qu'on ne le supposerait sur l'exis- tence de Paul. La destinée des bommes est semblable à une pente sur laquelle dévale le ruisseau des jours : un caillou, une dépression, un brin d'herbe peuvent faire ricocher et dévier la vie qui coule,

Verlaine alors était forcément sobre. Nous devisions ensemble, plus généralement le long" des quais, en fure- tant dans les cases aux bouquins poussiéreux, dans les musées ou dans les églises, pour les tableaux, et sans préoccupation cultuelle, qu'au sein des cafés. Nous recherchions les endroits gratis, nos parents nous lais- sant, j>ar prudence et par économie, la bourse légère.

A la fin du premier mois passé à la Compagnie, Ver- laine encaissa des appointements. Ce fut comme une initiation. Il avait été convenu qu'il remettrait la moitié de sa jwie à ses parents, et qu'il garderait l'autre pour ses menues dépenses, parties de plaisir, achat de livres, emplette de divers objets de toilette et d'habillement. En remontant, ce bienheureux soir de Sainte-Touche, attendu, escompté mentalement, la pente des Batig-Qolles, on fit une ou deux stations dans les cafés rencontrés. Cela nous parut agréable. On se promit de recommen- cer, et des haltes en route on prit l'habitude. J'allais

q6

PAUL VEIVLAINE

l'attendre à la sortie de son bureau, vers cinq heures, et nous faisions escale au café d'Orient, vaste établisse- ment avec billards sis en haut de la rue de Clichy. Là, durant l'heure prolongée de l'apéritif, nous causions de tout ce qui nous intéressait, littérature, art, politique. Pendant ces conversations échauffantes, Verlaine s'ac- coutuma à renouveler la boisson verte placée devant lui. Dès lors, il contracta ce besoin de boire, avec fréquents renouvellements, que le service aux remparts pendant le Siège devait développer, qui fut pour lui, à différentes époques de sa vie, une véritable maladie. Ce goût, cette habitude des liquides, confinant à la dipsomanie, ce fut pour lui une faiblesse morale et cérébrale profonde, une cause de déchéance sociale et même intellectuelle.

Il était entré à la Compagnie d'assurances en atten- dant son admission dans les bureaux de la Ville. Il avait fait sa demande régulière. Un ami de mon père, M. Tassin, qui était directeur de l'Octroi de Paris, l'a- vait appuyée. Après avoir passé un examen d'écriture et de comptabilité satisfaisant, exhibé son diplôme de bachelier, et fourni les pièces exigées, il fut admis, en mars i864, et nommé à un emploi d'expéditionnaire, à la Mairie du neuvième arrondissement, rue Drouot. II fut attaché au bureau des mariages. Après un certain stage dans cette mairie, il passa à l'administration cen- trale, et fut envoyé comme expéditionnaire à l'ordon- nancement, bureau des Budgets et Comptes.

A l'Hôtel-de- Ville, Verlaine fut assurément un em- j)îoyé très peu zélé, à l'assiduité intermittente. Arrivé à 10 heures et quart, il signait la feuille de présence, jetait un coup d'œil, comme effrayé par l'abondance de la tâche, sur les dossiers amoncelés devant lui, les écar- tait doucement, puis, abrité par l'échafaudage des car-

VERLAINE EMPLOYE

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tons verts surmontant son bureau, déployait un journal du matin, ou bien crayonnait quelques silhouettes aper- çues dans le parcours des Batig-nolles au bâtiment municipal, ou encore il rimait lentement un quatrain ou ébauchait un sonnet. Dès midi, il s'évadait du bureau, nu-tête, laissant accroché à la patère son cha- peau, répondant de sa présence, en cas de visite du sous-chef. Il n'était surveillé que par un commis prin- cipal, nommé Guy, brave homme, besogneux et labo- rieux, préoccupé surtout de récolter des travaux supplé- mentaires, et satisfait d'avoir un collègue qui n'en recherchait point. Verlaine avait pour tâche de manda- ter les traitements des desservants de Paris et ceux des curés de la banlieue.

Hors du bureau, de son pied alors léger, Verlaine se rendait au café du Gaz, rue de Rivoli. Là, se réunissait, tous les jours, nombreuse et poétique compagnie. L'Hô- tel de Ville, sous le baron Haussmann, fut fort hospita- lier pour les gens de lettres. On sait que Rochefort avait passé par ces bureaux, et y avait travaillé dans la me- sure de Verlaine. Georges Lafenestre, Armand Renaud, Léon Valade, Albert Mérat, tous poètes destinés à une certaine renommée littéraire et à une carrière adminis- trative prolongée, étaient, parmi les employés munici- paux, fidèles habitués du café du Gaz. Par la suite, j'y déjeunai parfois, en venant du Palais. Là, eurent lieu de longues parlottes de poètes amis, de jeunes débutants de lettres, de maîtres sur invitations venus à ce café. A côté d'entrepreneurs, ayant déjeuné à la Belle-Gabrielle, et, en prenant le café, parlant d'adjudications et dis- cutant des rabais, on entendait s'élever de bruyantes et contradictoires discussions sur la rime riche, sur Ve muet, surMa consonne d'appui, sur la césure libre, sur le

98 PAUL VERLAINE

rejet et le vers blanc, et autres questions prosodiques, pour nous captivantes. On se Usait des lettres donnant des renseig-nements littéraires. On écoutait des voya- geurs, comme Emile Blémont, alors jeune avocat, revenu d'Italie, parlant avec enthousiasme des merveilles de cette terre bénie de l'prt. On donnait des comptes ren- dus de ce qui s'était passé aux Samedis de Leconte de Lisle, là-bas, du côté du Gros-Caillou. On évoquait l'é- trang-eté des premiors vers d'un jeune professeur d'an- g-lais, nommé Stéphane Mallarmé, dont Verlaine admi- rait la forme obscure et recherchée, et on lisait passion- nément les revues, les journaux, les questions de littérature et de poésie étaient accueillies. Cette heure du café, après le repas de midi, était pour le jeune employé assurément plus agréable que le remplissage des man- dats ecclésiastiques en compagnie du bon M. Guy.

Le passage de Verlaine à l'Hôtel-de- Ville ne fut donc guère brillant. Il n'était môme pas parvenu au grade de commis quand la guerre éclata . Il n'avait pu se résou- dre à passer l'examen nécessaire, très facile, mais indis- pensable pour l'avancement. Il ne considérait nullement la bureaucratie comme une carrière pour lui, sans ce- pendant chercher une situation différente, sans se pré- occuper de littérature productive. Il ne songeait pas non plus à quitter la Ville. Il se croyait fixé pour la vie, comme tant d'autres, sur son rond de cuir. Il attendait, avec une sorte de fatalisme d'employé, l'augmentation rég'lementaire triennale des appointements, en faisant des vers, sans se soucier de devenir sous-chef.

Verlaine, à aucune époque de sa vie, n'eut d'ambition.

On ne peut lui trouver un souhait, une aspiration vers

/ une place, une dignité, une élévation quelconque. Aux

derniers jours de son existence surexcitée par l'alcool, on

VERLAINE EMPLOYE QQ

lui mit sans doute en tête de se présenter à l'Académie. C'était une plaisanterie de compag-nons fantaisistes, qu'il parut prendre un temps au sérieux. II se dit, entraîné, échaufifé par des libations exag-érant la personnalité : (( Pourquoi, moi aussi, ne serais-je pas académicien? Un tel l'est bien!... » Mais cette poussée vaniteuse ne dura pas. Elle cessa avec les propos trop sug-gestifs qui l'avaient fait naître. Il n'eut le reg-ret d'aucune g'ioriole échappée, d'aucune faveur ajournée ou refusée, parce que, même à l'époque nulle objection tirée de ses désordres ne pouvait être faite à une sollicitation honorifique, il ne demanda rien .

Il aurait pu, après la publication des Poèmes Satur- niens et des Fêtes galantes, postuler les palmes aca- démiques, que M. Duruy venait d'instituer. Il refusa même de se présenter à la Société des Gens de lettres^ Charles Joliet s'offrait à lui comme parrain. Il était indifférent au lucre. II se savait assuré, dans l'avenir, de quelques bonnes rentes, et cela sans doute le poussait à nég'lig'er les questions de g'ain. Il aurait pu, cependant, en passant l'examen de commis, qui était aisé, aug-menter son traitement limité à 1 800 francs. Mais il ne se préoc- cupait pas plus d'améliorer sa situation administrative que de g-agner de l'argent avec sa plume. De ci de là, il plaça bien quelques articles dans les journaux litté- raires, mais c'étaient des feuilles éphémères, l'on ne payait pas, comme le Hanneton. Cette copie, vers ou frag-ments de critique g"énérale et abstraite, ne rentrait aucunement dans les besog-nes rég"ulières et marchandes du journalisme. A aucune époque de sa vie, même quand je lui fis ouvrir les colonnes de VEcho de Paris, il ne fut capable de faire ce qu'on appelle du journalisme. C'est un art spécial et une production à part que la copie des-

PAUL VERLAINE

tinée à être imprimée à des milliers d'exemplaires et à être mise sous les yeux du grand public. Le journalisme, môme exclusivement littéraire, auquel s'attelèrent si tardivement, et non sans succès, plusieurs des camara- des de Verlaine, comme Mendès, Goppée, Armand Sil- vestre, tous jusque-là chevauchant exclusivement le Pé"-ase indépendant , glorieuse mais peu productive monture, exige des aptitudes particulières, des ponctua- lités d'esprit, des sélections de sujets, de la mesure dans l'expression, enfin toute une gymnastique de métier à laquelle Verlaine, irrégulier en tout, et vagabond de l'in- tellect aussi, ne pouvait ni s'accoutumer, ni même se livrer. Il fut, toute sa vie, le conti-aire de l'homme de lettres professionnel. Il n'eut ni le goût ni la technique de l'écrivain vivant de l'écriture, comme le prêtre de l'autel, comme l'avocat du tribunal, comme le menui- sier de l'atelier. Virtuose amateur, observateur inter- mittent, rêveur fantaisiste, il portait des écrits comme l'églantier des roses sauvages. Il produisait des vers d'une sève capricieuse et personnelle, dans une pous- sée inconsciente et fatale. Il sécrétait la poésie qui gonflait en lui et montait tout à coup, sans se soucier d'en tirer parti ou profit. Il désirait être lu, mais le nom- bre des lecteurs ne le préoccupait guère. S'il publiait des recueils de vers, c'est parce qu'il était convenable d'être imprimé, parce qu'on ne peut distribuer à des confrères, à des critiques, à des maîtres, des poèmes manuscrits. Il fit imprimer à ses frais tous ses premiers volumes, et n'encaissa que bien peu d'argent des libraires, Lemerre, Palmé, Savine. Sauf chez Fasquelle et chez Vanier, dans ses dernières années, ses droits d'auteur furent nuls. La presse, si honnie des thuriféraires décadents et symbo- listes, ayant créé autour du nom, de l'œuvre et de la vie

VERLAINE EMPLOYE

de Verlaine, cette atmosphère de notoriété qui se con- dense en réclame marchande, il put monnayer, sur le tard, ses vers, et les moins bons. Alors seulement le poète miséreux se soucia de changer en écus les feuilles sèches de ses manuscrits. Il y parvint péniblement. Il n'avait ni l'habitude ni le savoir-faire des rapports avec les édi- teurs. Ceux-ci ne se hâtaient point d'ouvrir leur caisse, car ils avaient de la méfiance, quant à la livraison exacte de l'œuvre acquise, et aussi doutaient-ils de la vente. Si Verlaine parvint à soutirer quelques pièces de cent sous à Vanier, qui, ayant déjà publié la plupart de ses ou- vrag'es, ne voulait pas qu'un concurrent pût en débiter d'inédits, c'était à la suite de marchandag-es, de suppli- cations, de roueries et de menaces peu dignes des deux côtés. Ces marchés, qui se passaient avec quelques « thunes », comme disait Verlaine, dans la rue ou de- vant le marbre d'une table de café, ressemblaient plutôt à des opérations de brocante ou à des distributions de bienfaisance qu'à un traité d'homme de lettres avec son éditeur.

Si son existence d'employé fut calme, sans incident administratif, il ne s'en produisit pas moins trois événe- ments importants, décisifs, dans la vie du poète bureau- crate : il se maria en août 1870, la guerre éclata, puis le Siège et la Commune survinrent.

Libéré du service militaire par son numéro de tirage au sort, de plus, ayant fourni un remplaçant, apparte- nant par sa classe (i864) aux contingents non appelés dans l'armée active ou dans la mobile, en outre marié, et ainsi mis en dehors des effectifs démarche de la garde nationale, Verlaine aurait pu s'embusquer, comme beau- coup d'employés municipaux, dans quelque fonction per- mettant de se couvrir de l'uniforme et d'éviter les gardes

PAUI. N'ERLAINE

au rempart. Mais il était républicain, bon patriote, tout enflamme de zèle et d'ardeur pour la défense, il se fit inscrire au 160'' bataillon de la Rapée-Bercj. Il habitait alors rue du Gardinal-Lemoine, 2, quartier de la Halle- aiix-Vins (V" arrondissement, Panthéon).

Le bon Paul avait Tàme d'un héros, mais les organes physiques d'un pantouflard, comme on nommait alors, par moquerie, les gardes nationaux sédentaires. Grands joueurs de bouchons devant la Patrie et stratég-istes émé- rites en face de tous les comptoirs, zincs, tables de bois ou de marbre l'on débitait des boissons, seules den- rées alimentaires qu'on pouvait se procurer pendant le Sièg«, ces soldats-citoyens n'ont pas été sérieusement utilisés. N'étant ni exercés, ni commandés, leur dévoue- ment devait rester sans emploi. Un g-énéral haltile et hardi les eût entraînés, a)g;'uerris, transformés en léf^ion- naires, mais Trochu était le contraire de ce général-là.

Le bataillon de Verlaine était de service dans la région des forts du Sud, entre Issy et Montroug-e.Nous ne nous sommes pas vus pendant la guerre, et cependant, après le retour du i3° corps de Mézières, nous n'étions pas loin l'un de l'autre. Mon régiment, le 69® de ligne, devenu io« de marche, puis iio^ d'infanterie, défendait la redoute des Hautes-Bruyères, entre Montrouge et Ville- juif. Armé d'un lourd fusil à tabatière, Verlaine monta mélancoliquement la garde, avec une résignation de moins en moins patriotique. Il fut rapidement découragé. Physiquement vite fatigué, aussi ; il se reposait volon- tiers de ces exercices guerriers, qu'il jugeait superflus, et qu'il trouvait harassants, dans les cantines propices. La défense nationale donnait très soif aux soldats-ci- toyens. Verlaine fut promptement à la hauteur des forts buveurs du bataillon, les tonneliers, garçons mar-

VERLAINE EMPLOYE

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chands de vins, tous ouvriers ou habitants de Bercy, appartenant au commerce des liquides, étaient en majo- rité. Il ne tarda pas à rentrer gris au domicile conjugal. Il troubla, inquiéta sa femme. Peut-être eut-il, un beau soir, des expansions trop chauvines ou trop aimables ; la jeune épousée quitta alors, pour la première fois, le domicile conjugal ; elle courut se réfug-ier chez ses pa-^ rents, à Montmartre. Le mariag-e remontait à six mois à peine, et l'encre n'avait pas encore séché sur les feuillets enthousiastes de la Bonne Chanson.

A la suite d'une bronchite, déclarée issue des gardes aux remparts, par les nuits froides, et vérifiée par le major de bataillon, Verlaine fut dispensé de ser-sàce actif et invité à reprendre ses fonctions de bureaucrate. Il y avait toujours, à l'Hôtel de Ville, de la paperasserie en souffrance. Il déposa, non sans un certain soulagée-* ment, son fusil de g-arde national. Il ne le reprit plus.

Bien qu'en principe favorable au mouvement du 18 mars, partag'eant les sentiments de la plupart des Parisiens, républicains et patriotes, éprouvés par les ang-oisses du Sièg-e, et redoutant de l'assemblée de Bor- deaux une restauration monarchiste, il ne participa point à l'insurrection. Si, par la suite, il fut classé parmi les communards, ce fut par une extension complaisante de ce qualificatif périlleux, et qui n'est pas encore réhabi- lité complètement.

Il ne se rendit pas à Versailles, voilà tout son délit. Verlaine ne fut, d'ailleurs, à aucune époque, l'objet d'une instruction judiciaire pour participation à la Commune. Ces faits, qui ont été souvent mal rapportés, ont besoin d'être précisés.

M. Thiers avait quitté précipitamment Paris, le 18 mars 1 871, emmenant le Gouvernement derrière la calé-

104 PAUL VEU LAINE

che qui, au g-alop de deux chevaux fouettés, excités, l'emportait loin de la ville soulevée. Le petit homme laissait à l'abandon tous les services publics. Sa fuite avait été si prompte qu'il n'avait même pas song-é à don- ner des ordres pour l'évacuation des ministères et des bureaux de la préfecture. Peu à peu, les chefs adminis- tratifs émig-rèrent à leur tour, spontanément, de leur propre décision. Ils accouraient à Versailles, soit par zèle, soit par crainte. Ce ne fut que quelques jours après la dérobade que des chefs de bureaux, des employés vinrent à Versailles, sur mandat exprès, organiser des services provisoires. Aucun ordre rég-ulier, hiérarchique, n'avait été communiqué aux employés secondaires de la Ville de Paris. Personne ne leur avait prescrit d'avoir à cesser de se rendre à l'Hôtel de Ville de Paris, comme ils en avaient l'habitude, et d'attendre chez eux le mo- ment où ils seraient invités à rejoindre, à Versailles, le préfet et les g-rands chefs. Par la suite, le Gouvernement de Versailles fit paraître, dans les journaux dont il dis- posait, par conséquent peu lus à Paris, un avis recom- mandant aux employés de l'Etat et de la Ville de s'abs- tenir de tout service, et d'attendre les convocations qui leur seraient adressées, émanant de leurs chefs régu- liers. Quelques-uns de ces empressés serviteurs, pour faire leur cour et mériter bonnes notes et avancement, sans attendre cette convocation, qui d'ailleurs ne parut jamais, plièrent bagage dès la première quinzaine, fuyant Paris en révolte, à l'imitation de M. Thiers. Ils arrivè- rent à Versailles, effarés, exagérant leffroi, grossissant les périls auxquels ils avaient échappé, mettant leurs manches de lustrine à la disposition du gouvernement. M. Thiers, à ces ronds-de-cuir, eût préféré des canons, avec leurs artilleurs On ne s'occupa guère de ces plu-

VEnLAIMK KMPLOTÉ I05

mitifs inutiles. Quelques-uns vag-uèrent dans Versailles, jusqu'à l'entrée des troupes ; le plus grand nombre revint, sans bruit, à Paris. Ces bureaucrates inem- ployés, bénéficiant d'un congé extraordinaire, attendi- rent la suite des événements, préoccupés seulement de savoir si l'on paierait ces deux mois de vacances non rég-lementaires. Ils reprirent tous leur place, sans obser- vation ni blâme, après la chute de la Commune.

Verlaine eut une attitude différente, mais nullement délictueuse. L'ennui de quitter Paris, pour camper dans une ville encombrée de militaires et de fonctionnaires, et quelques amitiés parmi les chefs du mouvement, notam- ment celle de Raoul Rigault, un camarade très anté- rieur à la politique, d'Andrieu, le fils d'un répétiteur de latin que j'avais eu, de Léo Meillet, le décidèrent à rester. Sa femme, d'ailleurs, ne voulait pas laisser ses parents, et il aurait fallu emmener M™" Verlaine mère. Tous ces liens combinés l'attachèrent à Paris. L'Hôtel- de- Ville n'avait pas bougé. Il y retourna avec la doci- lité de l'habitude. Il subissait l'attraction machinale de l'employé, qui va à son bureau avec une rég"ularité auto- matique.

Il revint donc s'asseoir, sur sa chaise coutumi ère, dans la 'pièce il avait [sa place marquée. Il fonctionnait, comme si rien ne s'était accompli, dans le va-et-vient ré- gulier du ressort administratif. Il était dans la logique bureaucratique. Un employé ne doit connaître que le local il a son siège assig-né^son écritoire,ses reg-istres. Au symbolique rond-de-cuir n'est-il pas attaché, comme le serf à la glèbe de jadis? Il est une pièce d'une ma- chine compliquée . Tant que la machine est debout, il doit remplir sa fonction de pièce mécanique. Les événe- ments politiques ne sauraient avoir aucune influence

I06 PAUL VERLAINE

sur son fonctionnement, sur son ronronnement. Il ne doit connaître, au bureau, comme autorité, que la per- sonne qui s'asseoit sur le fauteuil du chef, et, de là, com- mande. Le g-ouvernement, sans doute, avait changé depjiis le i8 mars. Mais, était-ce une raison suffisante pour les employés de chanjn;-er leur itinéraire et leur exis- tence? Une obli|g;-ation naissait-elle, de la substitution d'un pouvoir à un autre, de ne plus se rendre, à l'heure ordinaire, au bâtiment où, chaque jour, ils devaient en commun vaquer, oh ! doucement, sag-ement, sans rien briser, à la tâche qui leur incombait, depuis leur admis- sion dans l'administration ?

Il y avait des précédents. i-.e gouvernement avait chang-é aussi, le [^ septembre. La substitution de rég-ime avait été alors plus complète qu'au i8 mars. Aucun employé de la Ville n'avait cependant cessé d'occuper son rond-de-cuir. Il n'y avaiteude modifié, dans les bureaux, que les en -tête de lettres et les vig-nettes représentant l'aig-le impérial. Nul employé n'avait cru devoir rester chez lui, parce que le gouvernement de la veille n'était plus celui du jour, parce que, dans le cabinet du pré- fet, un autre derrière que celui du baron Haussmann reposait sur le fauteuil resté le même. Aucun de ces rouages de la machine administrative ne se serait ima- g'iné qu'il lui fallait interrompre, le 5 septembre, son fonctionnement, parce qu'il y avait de nouveaux mécani- ciens à la tête de l'administration, et que Napoléon III avait disparu, comme Charles X, comme Louis-Philippe. M. Thiers était, comme ces chefs d'Etat, dégommé. On le remplacerait. En quoi cela touchait-il les bas employés? Quant à supposer qu'un jour, un nouveau chang-ement gouvernemental se produisant, les anciens mécaniciens reprenant leur poste et remettant la main sur le levier

VERLAINE EMPLOYE I O7

(le direction, l'employé subalterne resté à son poste pût être inquiété, révoqué, ou poursuivi, cela ne devait entrer dans aucune cervelle raisonnable. Cette hypothèse n'était pas administrative. Les précédents existaient qui rassuraient, qui encourag-eaient à rester.

L'employé, continuant son service malgré le boulever- sement politique, fut naturellement accueilli et félicité par les nouveaux maîtres de l'Hôtel-de-Ville. Le désarroi était complet dans les bureaux. On ne pouvait, en un tel moment, faire de l'administration rég-ulière. On occu- pait les employés qui se présentaient à divers services de première nécessité. II y avait des besog'nes municipales qui ne pouvaient être interrompues, car elles correspon- daient à des besoins publics immédiats et à des fonc- tionnements quotidiens qui n'éprouvaient aucune inter- ruption, naissances, décès, voirie, marchés, octroi, etc. Le bureau auquel était attaché Verlaine n'était pas dans ce cas : l'ordonnancement des mandats aux desservants et curés pouvait attendre. L'employé Verlaine était pré- sent; il donnait le bon exemple, on ne pouvait le ren- voyer. Pour l'utiliser, on le désigna pour le bureau de la presse. Sa qualité d'homme de lettres suffit à le faire choisir pour cet emploi, qui consistait dans la lecture et la coupure des journaux. Un extrait des principaux organes, ainsi collig-és, découpés, classés, étiquetés, col- lés, devait être fourni, chaque matin, au secrétariat de la Commune. Ce service existait sous l'Empire, au cabi- net du préfet, et avait été conservé au 4 septembre. L'employé qui en était charg-é n'avait aucune réflexion à émettre : il se bornait à indiquer le journal, avec sa date, d'où l'article sig-nalé était extrait. C'était C Argus officiel. Travail utile, intéressant, mais ne comportant ni appréciation, ni participation. Une tâche d'enregis-

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treur. Verlaine n'a jamais eu le titre, comme on l'a dit, de directeur ni môme de chef du bureau de la presse. On n'eût pas manqué, si le fait avait été exact, de l'in- culper pour usurpation de fonction.

Verlaine ne se mêla à aucune des affaires politiques ou militaires de la Commune. Il faisait des vers au bruit de la canonnade du Point-du-Jour, imitant Goethe, qui, au dire de Théophile Gautier, pendant les g-uerres de l'Empire, à Weimar, s'isolait des événements, et, sourd à la brutalité du canon, d'Hafiz effeuillait les roses, et composait le Divan oriental. 11 n'eut même pas la curio- sité de descendre dans la rue, en spectateur^ durant îles terribles et grandioses journées de la prise de Paris, pour contempler, comme disait Proudhon, en juin i848, arrêté et interrog-é à une barricade de la rue du Temple, la sublime horreur de la guerre civile.

Sa femme, qui avait réintégré le domicile conjug-al après sa première retraite, dès le lundi matin 22 mai, aussitôt la nouvelle répandue que les Versaillais avaient franchi la porte d'Auleuil, et qu'on fusillait déjà du côté des Champs-Elysées, avait couru voir ses parents» rue Nicolet, à Montmartre. Elle avait confié son mari et la maison à une petite bonne, alerte et proprette. M'°9 Verlaine avait le sentiment filial plus développé que l'anxiété conjugale, et même que la jalousie.

Gomme Verlaine a rapporté, dans ses Confessions, mais d'une façon qui n'est pas tout à fait exacte, notre rencontre durant la sinistre journée du mercredi 24 mai 187 1, je vais rétablir certains points de son récit. C'est un fragment d'histoire vécue.

Je me trouvais, avec mon ami Emile Richard, depuis mort président du Conseil municipal de Paris, aux envi- rons de l'Hôtel de Ville en flammes, le mercredi 24 mai

VERLAINE EMPLOYE

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1871. Nous étions pris à peu près entre deux feux : les troupes de Versailles avaient g'agné le long de la Seine, et les fédérés occupaient encore des barricades, rue des Nonnains d'Hyères, rue Mong-e, boulevard Saint-Ger- main, boulevard Bourdon. Il était dangereux de reculer ou d'avancer. Je proposai à mon compagnon de nous réfugier chez Paul Verlaine, qui demeurait près de et qui se trouverait chez lui, car je pensais bien qu'il ne flânait pas du côté de la fusillade.

Nous le rencontrâmes, en effet. Il n'était pas sorti, comme il Fa dit. Il avait passé la journée de la veille, dans un cabinet de toilette sans fenêtres, affolé par la canonnade. Dans ce réduit obscur, il cherchait cepen- dant à attirer la petite bonne, pour la rassurer, disait- il, pour se rassurer aussi sans doute. A deux on est plus brave.

Nous n'étions ni noirs de poudre, ni équipés en gar- des nationaux, comme l'a narré Verlaine, ayant mal retenu la réalité des faits, car son émotion était forte et notre arrivée l'accrut. Emile Richard avait seulement un képi et un pantalon à bande violette, car il était étudiant en médecine, et avait servi aux ambulances pendant la guerre. Nous revenions, Richard et moi, de faire, rue d'Aboukir, notre journal, le dernier numéro du Tribun du peuple. J'étais habillé comme je l'avais été pen- dant toute la durée de la Commune, en vêtement civils, sans écharpe ni insigne, bien que délégué au Conseil d'Etat.

Le pauvre Paul était si effaré qu'après un repas expédié à la diable, omelette, charcuterie et salade, il ne voulut jamais consentir à monter sur le balcon pour contempler la magnificence hideuse du spectacle. Un panorama d'empereur romain !

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Il lo|s;«ait au quatrième étag-e, dans la maison portant le 2 de la rue Cardinal-Lemoine. L'appartement avait son balcon sur le quai de la Tournelle, en face le pont Marie. Un vaste espace s'étendait, et dans quel flam- boiement de soleil et d'incendie !

De on découvrait un impressionnant paysage pari- sien. On plong-eait sur la Seine, on apercevait les hau- teurs de Passy, Montmartre, Belleville, et le fond de la Seine vers le Grenier d'abondance, Ivry et Charenton. En face, tout près, Notre-Dame, noire et reposante ; sur le côté, l'Hôtel de Ville, roug-e, et à gauche, le Palais de Justice tout noir, enveloppé de fumées épaisses, d'où, par moments, dardaient d'énormes langues violacées, des jets de flammes sombres. Et tout cela flambait, crépitait, craquait, s'écroulaitjs'efl'ritait.Le ciel devenait tout téné- breux, avec d'immenses reflets cramoisis. Une forge dans une caverne. Comme des vols de corbeaux ou de chauves-souris, des feuilles de papiers noircis, calcinés, recroquevillés, voletaient, s'abattaient, reprenaient leur course aérienne, planaient, tourbillonnaient, ou mon- taient tout à coup, cerfs-volants chimériques, fantasti- ques aérostats, vers les nuages fuligineux, et disparais- saient à la vue. C'étaient les détritus des archives de la Cour des Comptes, du Conseil d'Etat, de la Préfecture de police, que l'incendie dispersait ainsi. Le ciel était lapidé avec du papier noirci.

L'Hôtel de Ville rougeoyait, avec des trophées de flam- mes, jaillissant de ses hauts combles, comme des ban- deroles de fête. L'édifice demeurait à peu près intact, d'apparence. Son bloc se tenait encore. Avec ses verriè- res brisées, ses fenêtres sabordées, on eût dit, immense et monstrueux, un de ces édifices en bois sculpté qu'ou- vragent de naïfs sculpteurs italiens, et que de l'intérieur

VERLAINE EMPLOYE

ils éclairent avec des bougies. La Seine, que sillonnaient de lourdes canonnières, de temps en temps lâchant un obus, reflétait l'Hôtel de Ville illuminé. A gauche, à droite, au sud, au septentrion, partout s'étalaient, en plein midi, des lueurs de couchant. Un crépuscule per- manent d'ocre, de bitume et de vermillon.

De tous les côtés, des vapeurs montaient, s'étalaient, s'aggloméraient. La coloration générale était non pas rouge, mais grise. Et cependant tout Paris flambait, mais la masse des nuées lourdes, des fumées tirebouchon- nantes, enveloppait tout, et mettait comme un écran entre chaque brasier ardent. On distinguait très nette- ment, s'élevant hardie et finement amenuisée, la flèche dorée de la Sainte-Chapelle ; elle émergeait, intacte et comme mystérieusement protégée, des flocons noirâtres de la préfecture incendiée.

Tout à coup, à l'Orient un flamboiement intense éclate. C'est comme un bol de punch formidable tout à coup remué, se ravivant. Des flammes vertes, bleues, irisées, mordorées, jaunes, se hérissent, gigantesques lames de sabres, bariolées de couleurs sauvages. Le grenier d'abondance avait pris feu . Je criai à Verlaine de venir un instant sur le balcon. Il fallait se hâter de contempler ce lugubre et prodigieux spectacle, qui eût découragé Erostrate et humilié Néron. Il ne voulut pas. Il préten- dit demeurer avec Louise, la servante qui avait peur, dans le cabinet de toilette sombre. On ne put pas le faire renoncer à ces deux idées tenaces : éviter de voir l'hor- reur de l'incendie et réconforter la bonne.

Du côté des vaincus, les détonations sourdes des piè- ces du Père-Lachaise et des Buttes-Chaumont, lâchant leurs dernières volées, la fusillade au loin déchirant l'air ; du côté des vainqueurs, à la Bastille, ajoutaient à l'hor-

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reur du tableau. C'étaient les trémolos farouches accom- pagnant ce drame lug-ubre et superbe. L'arrivée des vic- torieux, les péripéties finales, et le dénouement proche étaient si^-nalés par cet orchestre farouche.

La poudrière du Luxembourg éclata au moment nous venions de nous asseoir dans la salle à manger pour déjeuner. Cette pièce donnait sur la cour de la maison. Ce futune secousse violente dans tout le quartier. Les vitres tremblèrent et la vaisselle s'entrechoqua sur la table.

Ah! s'écria Verlaine, voilà le Panthéon qui va tomber dans mon assiette! ...

Et il s'enfuit de rechef vers le cabinet noir. Par moments, Verlaine, en geignant, s'informait de sa mère, de sa femme aussi, mais moins anxieusement. Il disait mollement qu'il était un misérable de rester là, bien à l'abri, et qu'il devrait sortir, s'informer de ce qu'étaient devenues les deux femmes.

Enfin, elles arrivèrent. La mère fut la première ren- due. Elle venait de loin, des Batignolles. Elle avait traverser tout Paris, à pied, au milieu des barricades à demi détruites, parmi des ruines, des cendres, et des lisons fumant encore. Il lui avait fallu, à plusieurs repri- ses, passer auprès de corps tout chauds qu'on venait de fusiller, et prendre garde de ne pas laisser tremper sa jupe dans des flaques de sang frais. M™'' Verlaine mère, veuve d'officier, n'approuvait nullement la Commune. Elle ne put s'empêcher de témoigner l'impression d'hor- reur que lui causait cette répression inexorable, qui cependant n'était qu'à son début, et plutôt alors légi- time, ou tout au moins excusable, justifiable, la lutte durant encore.

Le récit de M"" Verlaine mère nous engagea, Emile Richard et moi, à faire des préparatifs de départ. L'en-

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droit devenait peu sûr. L'appartement de Verlaine n'a- vait pu être qu'un asile momentané, bien que le proprié- taire et les locataires de la maison fussent plutôt favo- rables. Aucun ne témoig-na l'intention de dénoncer deux intrus, deux hôtes étrang-ers à la maison. Mais ces bonnes dispositions pouvaient changer. Quand la Commune apparaîtrait définitivement vaincue , notre présence devenait pour eux un danger. Le plus prudent était de décamper. La retraite était périlleuse. Le long du quai, rasant les maisons, en file indienne, des soldats d'infan- terie cheminaient; ils devaient faire leur jonction à la place du Trône (aujourd'hui place de la Nation), avec d'autres régiments de la division Susbielle, ainsi que je l'appris par la suite.

Si nous tombions au milieu de ces hommes fatigués, irrités, ayant eu des leurs tués, déjà entraînés au mas- sacre et prêts à fusiller ou à embrocher tout ce qui passerait de suspect à portée de leurs armes, pour la première fois victorieuses, notre compte pourrait être promptement réglé. On ne s'attarderait pas à nous laisser donner des explications, on ne nous demanderait rien que de nous coller sans difficulté, au mur. D'un autre côté, demeurer chez Verlaine, c'était s'exposer à être pris par les policiers qui devaient suivre les combattants, c'était aussi compromettre l'excellent garçon, qui, en somme, nous avait permis d'attendre, de souffler un peu, de nous restaurer et de gagner du temps, ce qui est quel- quefois gagner la vie.

Le hasard, la chance, la veine, qui rarement m'ont favorisé dans la suite des jours, mais que j'ai cependant rencontrés à propos, en deux ou trois circonstances déci- sives, intervinrent ici en ma faveur . Mon camarade Emile Richard en profita.

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A demi penché sur le balcon, je reg-ardais anxieuse- ment défiler les soldats, le long- de la maison. La colonne, en cheminant, laissait à découvert la chaussée et le quai. Il me sembla reconnaître une ou deux physionomies, d'en haut, mal entrevues sous le képi, mais j'étais per- suadé d'apercevoir, dans ces soldats avançant lentement, regardant avec circonspection autour d'eux, des visag-es connu s

Je demandai à Richard :

Toi qui as une vue excellente, peux-tu me dire quel est le numéro de ce réei-iment?

Emile Richard se pencha à son tour, il regarda, et, d'un ton assez indifférent, ne se doutant nullement de l'importance du renseignement, demandé à tout hasard et si fortuitement favorable :

C'est le ï lo*, répondit-il, en rentrant vivement tête et bedon, car une balle venait de siffler, perdue proba- blement, peut-être aussi tirée à dessein siii- la silhouette aperçue an baloon, prise pour l'apparition d'un insurgé embusqué.

Vite! en bas ! m'écriai-je avec joie, en route 1 sans perdre une minute!...

Et entraînant Emile Richard vers le groupe des Ver- laine, en ce moment rassemblés dans une pose sympa- thique, comme chez le photographe, j'expliquai briève- ment les motifs qui me poussaient à commander la retrail-e immédiate. Le iio^ de ligne était le régiraient dont je sortais, j'avais fait la campagne comme volon- taire. Les hommes qui défilaient sous les fenêtres étaient mes camaradies. Je les a=^'ais quittés deux mois aupara- vant, au licenciement des engagés pour la durée de la guerre. Je n 'avais rien à craindre d'eux, n'étant wi garde national, ni combattant. Ils ignoraient certaiitemeMt -que

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j'eusse rempli des fonctions purement administratives sous la Commune, ils me faciliteraient probablement le passag'e périlleux entre les premiers cordons de troupes cernant l'îlot nous étions enfermés. En tout cas, ils me renseig-aeraient sur le moyen de gagner les quartiers déjà occupés, pacifiés.

J 'étais vêtu d'une jaquette bleu-noir, g-ilet pareil, piaB-- talon gris à damiers anglais, bottines, faux^eol irréprO'- chable, gants et chapeau melon, il n'y avait rien à retou- cher à iBLon costume, n'éveillant aucun soupçon de par- ticipation à l'insurrection. Avec un brassard, j'eusse aisément passé pour un Ami de l'Ordre. Il n'en était pas de même d'Emile Puchard. Il était coiiie d'un képi à bande de velours violet, et, bieji qu'il «ût uu veston bourgeois, il avait couservé, avec son iosouciance habi»- tuelle de la toilette, un pantalon à peu près d'uniforme, c'est-à-dire un pantalon noir civil sur lequel sa. mère avait cousu U large bande violette, insigne 4u service de santé. Le bon Richard, trop confiant dans l'immunité médicale, prétendait, ainsi protégé, se mêler aux sol- dats. Je l'en dissuadai. U avait beau affirmer que le cos- tume de médecin était un sauf-conduit, je lui répondis avec conviction qu'en des moments aussi terribles une confusion était à redouter. Ou n'examinerait pas la teinte de la bande de son pantalon, le képi le désigne- rait comme un fédéré. Et même reût-on reconnu conjme appartenant au service des ambulances, rien ne mVssur rait que, pour les soldats exaspérés par la résistance de Paris, les médecins de la Commune ne fussent pas déela^ rés boas à fusiller, cownie.de simples fédérés.

Se rendant à ces raisons, Emile Piicliard se mit à découdre sa bande, aidé par les ciseaux de la petite bonne accroupie. M'"'^ Verlaine jeune se procui'a, auprès

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du propriétaire de la maison, un feutre noir dont mon ami couvrit sa g-rosse lête très chevelue. Le couvre-chef était un peu étroit, mais Richard, qui transpirait facile- ment, le tiendrait à la main pour s'épong-er.

Nous prîmes congé de nos hôtes, et bientôt nous tom- bions au milieu des lig-nards.Le bataillon justement fai- sait halte à ce moment. J'appelai par son nom un homme que j'aperçus, et lui demandai était le serg-ent-major Broca, c'était le chef de ma compagnie : « Il est là, tout près, » me répondit l'homme, qui ne me reconnut pas tout d'abord, et il ajouta : « C'est le lieutenant Broca que vous voulez dire. . . »

Deux minutes après, je serrai la main de l'excellent Broca (aujourd'hui retraité commandant, à Ajaccio, sa ville natale), que je félicitai sur son avancement. Je fus Lien vite reconnu, entouré de camarades, sous-officiers, caporaux, soldats. Un marchand de vins avait enti^e- bâillé sa boutique, sur le quai. J'offris un rafraîchisse- ment.

Il nous est défendu d'accepter à boire des Parisiens, dit le serg-ent Peretti, mais de toi, qui es de la compa- gnie, c'est permis I

Un autre sergent, Arrio, que j'ai rencontré depuis, et qui a assisté avec moi, en 1905, à une cérémonie patrio- tique, à l'Hay, s'offrit pour aller chercher le liquide.

On trinqua assez gaîment, inutile de dire que c'é- tait au succès des troupes versaillaises. Les camarades, très sobres de questions, las d'ailleurs et un peu ahuris par la bataille urbaine, ne me demandèrent pas ce que je faisais là, au milieu des barricades abandonnées et des troupes en marche. J'allai au devant des interro- gations, qui pouvaient être indiscrètes et même dange- reuses. Je leur contai qu'étant venu voir des parents dans

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le quartier, inquiet sur leur sort, au milieu de ces com- bats et de ces incendies, je voudrais bien regagner mon domicile, avec le camarade qui m'accompagnait. Nous étions attendus aux Batignolles.

Tu ne pourras pas passer, me dit un sous-officier; mais je vais te donner un homme, il t'escortera jusqu'au Pont-Neuf, une fois le pont franchi, les passages sont libres...

J'acceptai vivement l'offre, je remerciai, pas trop cha- leureusement, pour ne point laisser soupçonner l'im- portance de cette conduite militaire, et, après un verre payé à l'homme qui me fut donné comme guide, je quittai, avec Emile Richard, le i*^"" bataillon du iio« de ligne, au milieu des « bonjour, Parisien ! » et des « comment qu'ça va? » poussés à chaque pas par les hommes rencontrés, immobiles ou assis sur la bordure du trottoir, et me reconnaissant avec étonnement et plaisir.

Ce fut ainsi ([u'en compagnie d'Emile Richard je pus franchir la zone dangereuse, traverser le Pont-Neuf, non sans avoir fait halte aux pompes de la préfecture de police incendiée, place Dauphine. Là, il fallut manœu- vrer sous l'œil soupçonneux des agents. Moment criti- que, car nous pouvions être reconnus, signalés. Alors, c'était le peloton immédiat, avec ou sans coup de grâce. Enfin, je gagnai les hauteurs du g^ arrondissement, par des voies toujours tranquilles, presque désertes, en ces jours de combat, les rues Sainte-Anne, Grammont, Taitbout, d'Aumale et La Rochefoucauld. J'allai frapper chez Charles de Sivry, beau-frère de Verlaine, demeu- rant 65, rue La Rochefoucauld, pour lui donner des nouvelles de sa sœur et de Paul, et en même temps pour envoyer prévenir ma mère que j'étais sain et sauf, depuis

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les trois jours qiié j'avais passés sans donner de nou- velles.

Voilà le récit exact de cette aventure de fin de Com- mune. Il diffère seulement en quelques détails de la narration, d'ailleurs très sympathique, de Paul Verlaine, dans ses Con/(?5.s;o/z5. J'ajouterai que, parla suite,dan.s une lettre en réponse à un article dontelle contestait cer- taines assertions, la femme de Paul Verlaine, aujourd'hui M'"' Delporte, jeta ce mot, en guise de reproche: » Vous ne devez pas oublier que je votis ai sauvé la vie, sous la Commune. » Les souvenirs de l'cx-femme de Paul Ver- laine, se rapportant trop peut-être au récit des Confeê'^ sions, sont inexacts. Quand, avec Emile Richard, je suis venu frapper à la porte de Verlaine (nous étions dans le voisinag-e et Verlaine était mon meilleur ami), démar- che naturelle en telle circonstance tragique, M""® Ver- laine jeune avait quitté depuis la veille le domicile con- jugal, pour aller rassurer son papa et sa maman. Ce n'est donc pas elle qui nous a donné asile. Elle ignorait notre présence, elle n'est revenue rue du Cardinal- Lemoine que le lendemain vers deux heures, et à peine était-elle réunie à son mari que nous quittions le toit qui nous avait hospitalisés. Je n'ai eu personnellement besoin d'aucun accessoire de costume, car je n'avai.s ni armes, ni uniforme. l'Emile Richard, il est vrai, par son entrettiise, put se procurer un chapeau de dimensions trop exiguf's pour remplacer son képi suspect. Je recon- nais que c'est M™* Verlaine jeune qui a trouvé dans la niaison, auprès du propriétaire, ce couvre-chef qui pou- vait ôlre plus suspect que protecteur. Voilà à quoi s'est borné le sauvetage en question. Je n'en sais pas moins gré de l'intention à M""' Delporte, et si je précise ici la vérité des faits, c'est pour remettre les choses en leur

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place, et ne pas m'exposer au reproche immérité d'in- gratitude.

Verlaine ne retourna pas à son bureau, quand, après le combat des six jours dans les rues de Paris, la dé- faite des derniers défenseurs de la Commune, retranchés parmi les tombes du Père-Lachaise, fut achevée. Il aurait pu, sans risques aucuns, se représenter au Luxem- bourg', où furent installés les services municipaux, l'Hôtel de Ville n'existant plus. Dans la confusion g"éné- rale, il est probable qu'on n'eût g-uère fait attention à lui. Au besoin, un certificat, délivré par un médecin ami, lui eût permis de motiver son séjour à Paris, et comme on ne pouvait lui reprocher que son service du bureau de la Presse à l'Hôtel de Ville, il s'en serait tiré avec une admonestation, et, au pis-aller avec une mau- vaise note au dossier.

Mais il s'alarma. II était d'un tempérament nerveux, facilement impressionnable. Il crut se livrer en se pré- sentant à son sous-chef. Il se voyait déjà en Calédonie. Il fut donc démissionnaire de fait. Il disparut de l'admi- nistration préfectorale, sans avoir été révoqué par ses chefs, ni inquiété par la police. Au fond du cœur, il n'était peut-être pas très fâché de cette occasion de lâcher l'ad- ministration, et de recouvrer sa liberté. Il en avait assez du bural, comme il disait.

I] ne se cacha point. Ce qui prouve que sa terreur poli- tique était exagérée. Il vécut rue Nicolet, chez ses beaux- parents, en famille. Ce fut un désastre. Ses infortunes datent de cette retraite. Les scènes de ménage se multi- plièrent, car, n'allant plus à son bureau, Verlaine sortait quand même, et ses stations dans les endroits l'on boit en devinrent plus fréquentes et plus prolongées. Puis il quitta Paris, avec sa femme, pour aller dans le

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Nord. Il avait pris peur. On lui avait parlé de dénoncia- tion, peut-être d'arrestation. II décampa au plus vite.

Je me trouvai séparé de Verlaine par les circonstan- ces, durant une partie de cette triste année 187 1. Je ne savais il était, et il ne pouvait m'écrire. Il passa l'été, tantôt chez M. Julien Dehée, à Fampoux, tantôt chez M. Dujardin, à Lécluse. Il écrivit de à notre ami commun Emile Blémont, qui venait de se marier, et il lui donnait, sur cette vie rurale du Nord, qu'il aimait tant, des détails et des impre.ssions analog-ues à celles contenues dans les lettres, datées des mêmes localités, qu'on a lues plus haut. Il trace, entre autres descrip- tions synthétiques et pittoresques, comme il savait les faire, ce croquis de la fabrique de sucre de son cousin :

Notre fenêtre donne sur une grande cour, au milieu de laquelle s'élève une colonne Vendôme, moins prétentieuse que la dct'unie, et qui, plus utile [on reconnaît le Parisien ayant vécu deux mois au milieu de la fièvre communalistc], se con- tente de l'humble nom de cheminée. Puis viennent des toits de brique percés de mille tuyaux plus bizarres les uns que les autres, puis des cuves, puis des cuves encore et toujours des cuves. El si vous aimez la mélasse, on en a mis partout, et encore ailleurs. Cet ensemble, industriel à l'excès, est heureu- sement compensé par le voisinage d'un petit bois charmant qui fourmille de fraises, de noisettes et de points de vue : de plus, mon cousin possède un jardin verij confortable, les poiriers en chandelles, les pêchers en espaliers et les vignes en arceau encadrent très pompeusement d'admirables roses et d'énormes lys.

Fumer deux pipes, après le dîner (midi), boire sept à huit chopes au cabaret (4 h. à 5 h.), et voir tomber la nuit dans le bois, en lisant quelque livre bien calmant, telle est ma nou- velle vie, qui diffère de celle de là-bas. Nous comptons retourner sous peu dans Fampoux.

Ces intéressantes lettres à Emile Blémont ont paru dans la Revue du Nord du 1" février 1896.

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Verlaine avait fait ce voyag-e, d'abord pour s'éloig-ner de Paris, qu'il estimait beaucoup trop atteint de la fièvre répressive, comme il avait subi la fièvre obsidionale aupa- ravant, et aussi pour flâner, en considérant ces monoto- nes paysages du Nord qu'il affectionnait, en vidant des chopes de l'horrible bière aigrelette qu'il préférait au plus crémeuses Bavière, et enfin pour présenter sa jeune femme à ses parents de Fampoux, de Lécluse et d'Arleux.

Il revint à Paris en septembre, quelques jours avant moi. Je lui écrivis pour lui faire part de la mort sou- daine de ma mère, survenue à Arcueil le 29 septembre. Il ne vint pas aux obsèques.

Une lettre de condoléance, assez énig-matique, l'excu- sait. Je regrettai vivement et doublement son absence. Un jour de deuil comme celui-là, c'est une consolation d'être entouré de ses amis les plus chers . En outre, je revenais, juste la veille, d'un séjour forcé à Versailles, et je n'avais pas revu Paul depuis nos adieux rapides, rue du Cardinal-Lemoine, au milieu du vacarme de la canonnade, à la lueur des incendies de Paris pris d'as- saut. Je ne savais rien de ses affaires domestiques. Je soupçonnais que mon ami n'était pas heureux. Ceci ajou- tait à mon affliction. Nous aurions eu tant de choses à nous dire ! Ma tristesse, en revenant des obsèques, en fut au g-m entée, quand, les assistants ayant reg'ag-né Paris, je restai seul avec ma sœur, dans cette petite maison de campag-ne d'Arcueil ma mère ne s'était installée que pour mourir.

Voici la lettre par laquelle Paul me faisait part de ses sentiments de condoléance :

Le 3o septembre 1871. Mon cher ami, ma mère t'a dit, n'est-ce pas, les choses qui m'empêchaient de me rendre à ton triste rendez-vous. Ta

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vieille amitié me pardonnera, j'en suis sur, mon absence for- cée, el couipreiidra toute la part que je prends à ton aflreux malheur.

Aî^rée bien et fais aî^réer à Laure [ma sœur] l'expression des sentiments douloureux dont m'a frappé la mort de ton excrlleule mère. Ecris-moi, je te prie, soit pour me dire de le venir voir tel jour, soit pour me prévenir du jour tu viendrais me voir.

A bientôt. Ion ami tout dévoue.

P. Verlaine. i//, rue Nicolet, Paris-Montmartre.

Quel était le motif réel de cette absence ? M™® Ver- laine mère m'en lit-elle part ? Etais-je trop accablé par le deuil pour avoir retenu l'explication ? Toujours est-il que je n'ai g-ardé nul souvenir de la raison donnée, s'il y en eut une. M*"® Verlaine mère dut plutôt se montrer réservée. Je suppose qu'il s'ag"issait de quelque querelle de ménag-c et de scènes avec les beaux-parents, ayant retenu Verlaine rue IN'icolet.

Mais nous parlerons plus loin des crises du jeune mé- nag-e et du triste épilog-ue de la Bonne Chanson. Dans ce chapitre je n'examine que la situation de Verlaine employé.

Sa résolution de ne pas retourner à son bureau avait été prise étourdiment, sans consulter, sans avoir été aux renseig-nements, sans une démarche auprès de ses chefs. Il avait accueilli très facilement des propos en l'air. 11 fut impressionné sans doute par les bavardag-es de g-ens affirmant, que d'anciens coUèg^ues le feraient arrêter, s'il avait l'audace de reparaître à la Ville. Celte funeste et irréfléchie décision eut une influence décisive et désastreuse sur sa destinée. De cette période d'oisiveté date la seconde existence de Verlaine, la mal- heureuse, la dévoyée. Il n'est pas encore le bohème et le

VERLAINE EMPLOYÉ 123

miséreux des dernières années, mais il n'est plus l'homme à aisance modeste, pouvant s'occuper d'art, de littéra- ture, publier des poèmes, des fantaisies, en conservant occupations rég-ulières et salaires fixes. Il sort des cadres hiérarchisés de la société, sans entrer pour cela dans la cohorte franche des gens de lettres, des artistes, qui, elle aussi, a sa méthode, sa ponctualité, sa tâche à fournir, et une sorte de discipline de travail à observer, Verlaine ne quitta pas l'administration, comme tant d'autres de ses camarades en littérature et confrères en bureaucra- tie désireux d'avoir plus de temps à consacrer à la pro- duction littéraire. Ceux-ci trouvent, dans leur nouvelle situation, plus d'indépendance sans doute, mais plus de besogne aussi. Ils s'eiTorcent de transporter la régularité bureaucratique dans la liberté de la littérature; ils s'a- charnent sur la copie à faire, afin de compenser, et au- delà, par les gains littéraires, les appointements adminis- tratifs non émargés à la fin du mois. Verlaine ne publia rien et ne prépara pas grand'chose durant ces mois de liberté neuve et de loisir complet. La Bonne Chanson parut vers cette époque, mais les pièces qui composaient cet épithalame tardif, devenu comme le De Profundis d'un bonheur domestique défunt, étaient bien antérieures. Paul pouvait, à cette époque, éditer son dithyrambe de fiancé, mais il eût difficilement retrouvé le sentiment qui le lui avait dicté, l'an précédent.

Plus d'une fois, par la suite, faisant son examen de conscience, Verlaine regretta de n'avoir pas essayé de conserver et de recouvrer sa place. Continuer à mandater des émoluments d'ecclésiastiques ou des règlements d'en- trepreneurs, ne l'eût pas empêché de rimer et de publier ses rimes. Albert Mérat, Valade, Armand Renaud, tous employés de la Ville ; Armand Silvcstre, aux Finances ;

124 PAUL VEHLAINK

Goppée, long-temps attaché aux bureaux de la Guerre, prouvaient qu'il n'y avait nulle incompatibilité entre le service îles Muses et celui de l'Etat ou de la Préfecture.

En notant ce regret de l'emploi perdu, ou plutôt sot- tement abandonné, je n'émets pas une simple supposi- tion, je ne formule pas une appréciation personnelle, je donne l'opinion postérieure de Verlaine lui-même.

Bien des années après ces événements, Verlaine, revenu définitivement en France, à bout de ressources, sans aptitude aux besog-nes littéraires productives, vieilli, déjà malade, ou du moins se sentant miné dans ses for- ces, se montra désireux de retrouver la tranquillité d'es- prit, la sécurité du lendemain, avec en plus les appoin- tements rég-uliers du fonctionnaire. Il me demanda d'intervenir pour le faire réintégrer dans sa place de commis à la Ville.

Il n'avait été l'objet d'aucune poursuite judiciaire, peut-être même n'avait-il pas été rég"ulièrement et offi- ciellement révoqué; il devait être simplement considéré comme démissionnaire, n'étant plus revenu à son bureau depuis les journées de mai 1871. La requête était pos- sible.

Charles Floquet, avec lequel j'avais les meilleures relations, était alors Préfet de la Seine. Je m'adressai à lui pour faire réintégrer Verlaine, et voici la reproduc- tion de la demande originale adressée par lui au Préfet et appuyée par moi.

A Monsieur le Préfet de la Seine, Paris.

Monsieur Paul Verlaine demande à être réintégré dans l'ad- minislration de la Ville, il a occupe pendant sept ans un emploi dans les bureaux. Il était en dernier lieu commis

VEULAINE ESIPLOYÉ 125

rédacteur. Révoqué en 1871, pour être resté pendant la Com- mune.

Toutes les pièces sont entre les mains du personnel.

Cette particularité de l'existence aventureuse de Ver- laine, son désir de redevenir employé sont assez peu connus de ses compagnons de bohème, ses récents amis. Ces renseignements que je donne ici, non pas dans un vain désir d'indiscrétion biographique, mais parce que je les crois utiles pour bien faire connaître tout le caractère et toute la vie de Verlaine, qui ont été souvent dénaturés et méconnus, sont établis par de nombreuses lettres. Le 22 octobre 1882, par exemple, il m'écrivait :

Cher ami,

Je viens te prier de vouloir bien, dès que le préfet sera de retour à Paris, écrire, ainsi que tu me l'as promis, en vue de ma prompte réintca^ration.

Je me propose d'être de retour lundi 23, c'est-à-dire demain, mais sur le tard, et bondé de colis; de sorte que je pourrai, si je le puis, mais j'y ferai tous mes eflbrts, ne t'aller voir que demain mardi.

Ton vieux,

P. V.

Mes démarches à la Ville de Paris furent entamées immédiatement. Verlaine était fort impatient. Il m'écri- vait encore, le 7 janvier i883, probablement à la suite d'une difficulté soulevée par la direction du personnel :

Mon dossier est aussi complet que possible. On ne peut exi- ger que j'obtienne des certificats de bonnes vie et mœurs d'un tas de maîtres d'hùLcl dont je détaillerai les noms et adresses, dans tant de villes pai'courues à grands zigzags, il y a dix ans! J'ai déjà eu assez de mal à avoir un certificat de la mairie d'Arras, ville j'ai, en moyenne, séjourné plus d'un an, surtout, il est vrai, chez ma mère. Le maire m'a objecté que ce n'était pas assez.

12G PAUL VLllLAJNE

Zuze un peu de ce que me répondrait le bourg;mestre de Machin ou le premier rchevin de Chose, j'ai passé un mois dans trois ou quatre iiôtels !

Tibi.

P. V.

p, s. J'avais omis, dans ma note remise à toi sur M. de B... de te remettre ma nouvelle adresse : 17, rue de la Roquette.

Ce M. de B..., auquel fait allusion Verlaine, était le président du Conseil municipal de Paris, Jehan de i3ou- teiller, mon collaborateur au Mot d'ordre. Verlaine m'écrivait, à son sujet, à une date indéterminée :

Mon cher Edmond,

Ainsi que je te l'ai dit, rautre jour, mon dossier pour demander uia réintégration d'emploi est complet, et ces Mes- sieurs ont toutes les pièces possibles. Il ne reste donc plus qu'un coup de collier à donner, mais le temps presse. La cir- constance peut être favorable si on agit vite.

Vois donc si tu ne pourrais dire un mol pour moi à M. de lîouteilier, dont l'influence serait sans doute décisive, s'il vou- lait bien parler au directeur du personnel et au préiet en personne.

Je t'en aurai raille gratitudes...

Il ajoute encore quelques jours après : « N'est-ce pas, dis un mot pour moi k M. de Bouteiller, le plus tôt et le plus chaleureusement que tu pourras ! »

On voit combien son désir était vif de reprendre sa place dans les bureaux de la Ville de Paris, de redevenir un ponctuel emplové, et d'échapper ainsi, ce qui lui eût conservé la santé, à l'influence morbide des brasse- ries et des boug-es, il devait, par la suite, entre de lûjig-s séjours à l'hôpital, traîner sa dolente existence.

Mais la maladie le guettait, la fatalité aussi. Le jour

VERLAINE EMPLOYE I27

même j'allais obtenir de mon ami, le préfet de la Seine, la réintégration du poète dans les bureaux, Ver- laine m'écrivait :

Une rechute de toux, quintes et grattements, m'a pris et a fait de moi un véritable roseau toussant. Aussi ai-je résolu de me mettre entre les mains des hommes de l'art pour huit à dix jours, durant lesquels prudence, fumigations, mâcher des pâtes, renifler des bols, clysterium doiiare, ensuita pur- gare, etc. Après quoi, et sérieusement je compte être debout.

Verlaine ne devait pas voir son vœu accompli. Il ne quitta plus, pour ainsi dire, le lit de douleur, et traîna désorm^ais sa vie hasardeu.se dans tous les hôpitaux de Paris. Charles Floquet avait quitté la préfecture de la Seine, et il ne put être donné suite à la demande de réintégration, qui fut cependant représentée à son suc- cesseur.

Mais, Floquet n'étéuat pas là, les directeurs du person- nel et des cabinets préfectoraux mirent leur veto. Tou- jours l'objection de la lég-ende de Belgique, le jug^ement de la justice belge mal lu, ou pas lu du tout, invoqué de travers, auquel s'ajoutait le fait exact de l'adhésioxi à la Commune et de l'existence bohème.

Verlaine reprit donc son existence famélique et sans dig-nité. Le mauvais vouloir administratif le rejetait, paria de la société régulière, dans la vie de misère et de vagabondage. Il avait cependant fortement voulu ren- trer dans les cadres de la vie bourgeoise. Il avait tous les titres, tous les droits à cette réintégration. La préfec- Uu'e de la Seine a été coupable et a assumé une grande responsabilité morale, en repous.sant .son ancien employé, qui n'avait commis aucune faute déshonorante. 11 avait été condamné, il est vrai, mais àl'étranger, par des juges mal disposés à l'égard d'un Français, et pour une rixe

PACL VERLAINE

prodi"-ieusement grossie et trop sévèrement punie. Il pouvait être coupable seulement, au point de vue admi- nistratif, d'une déqiission de fait, d'une absence prolon- ffée dans des conditions normales, que les circonstances exceptionnelles de 1871 pouvaient excuser. Le suc- cesseur de Floquet aurait le considérer comme un amnistié.

Il était encore temps de préserver sa santé et de redon- ner à son talent une direction nouvelle, en assurant au poète le pain quotidien, en le ramenant à une rég-ula- rité d'habitudes et d'existence, sinon complètes, du moins assez persistantes pour éviter laflaiblissement de l'org-a- nisme et l'appauvrissement de la production, qui furent le résultat du rejet de cette requête.

Sous l'ancienne monarchie, les pensions sur la cas- sette, les charcres auprès des grands personnages, les sinécures administratives, ont sauvé bien des gens de let- tres, et ont enrichi le patrimoine littéraire de notre pays de trésors précieux. Il est regrettable que, dans une démocratie, un grand poète, comme Paul Verlaine, répu- blicain depuis son âge d'homme, patriote, victime même de l'exagération de ce patriotisme, n'ait pu être admis à rentrer dans une administration, dont il avait fait par- tie autrefois, et qu'il n'avait quittée que pour des motifs nullement déshonorants, et à la suite d'événements anormaux, au milieu d'une crise extraordinaire. Ver- laine redevenu employé, retrouvant sa place aussi dans la vie littéraire et sociale, c'était Verlaine conservant l'existence, et ajoutant à ses meilleures œuvres, conçues dans la sécurité et la régularité forcées de la prison, des ouvrages aussi supérieurs, aussi achevés que Sagesse on les Romances sans paroles. 11 cûtécrit dans la tranquil- lité d'une sinécure bureaucratique, équivalant, pour les

VERLAINE EMPLOYE

129

poètes et les philosophes de notre époque industrielle, commerçante et pratique, à l'abri que les savants et les auteurs de chroniques trouvaient sous les arceaux du cloître, aux siècles d'invasions, d'ignorance et d'insécu- rité.

V

DÉBUTS LITTÉRAIRES. SALON DE LA MARQUISE DE

RICARD. LES POÈMES SATURNIENS. LES

FÊTES GALANTES

(i 864-1 869)

II ne nous suffisait plus, vers i864, de nous lire nos poèmes ingénus, dans le retrait de nos chambres d'étu- diants logés chez leurs parents, donc peu indépendants, vivant à l'écart des jeunes lettrés contemporains. Nous tournions dans un cercle trop restreint. Sans doute, nous éprouvions toujours satisfaction à échanger projets, opi- nions, jugements, paradoxes, critiques et boutades, au cours de longues promenades dominicales, coupées de haltes, propicesaux prolixes dissertations, en divers cafés, amis postés aux angles des boulevards parcourus et de la rue de Clichy, exprès remontée. Notre lieu de rendez- vous habituel était le café d'Orient, aujourd'hui disparu, en haut de la rue, vers la place Clichy. Nous rêvions d'un auditoire plus nombreux et nous cherchions un de ces cénacles, comme il en avait existé autrefois, et que nous connaissions d'après Balzac et Joseph Delorme. 11 devait s'en être formé depuis, l'on pourrait rencon- trer d'autres jeunes esprits, férus de poésie, ardents à

DEBUTS LITTEP.AIRES

discuter littérature, enclins à se coaliser pour s'ouvrir un passag"e sur la route de l'art.

A quoi bon faire des vers si personne ne doit les enten- dre, les admirer ou les critiquer? Le rossignol solitaire a beau lancer ses trilles éperdus dans le calme des nuits printanières, il sait qu'on l'écoute; autrement, il laisserait s'éteindre sa musique, et, au lieu de chanter l'amour, il le pratiquerait en silence, dans l'épaisseur des ramures. Bon pour les astres du ciel de briller dans l'espace sans se préoccuper d'être reg-ardés. Les étoiles du firmament poétique n'ont d'éclat que si le miroir humain les reflète.

Un hasard nous fournit cette occasion souhaitée de lier connaissance avec de jeunes apprentis de lettres, impatients comme nous de se rencontrer, de se connaî- tre, de se g-rouperjdese communiquer leurs impressions, leurs opinions, soucieux d'essayer sur le jugement d'au- trui le bon aloi de leurs premiers travaux.

Un camarade de lycée, P.-L. Miot-Frochot, g-arçon aimable, mais suffisamment prétentieux et incomplète- ment doué (il s'occupait de travaux d'érudition, de recherches sur le Moyen Ag-e, les romans de chevalerie, les aventures du Saint-Graal : des labeurs de vieux bibliothécaire et des ambitions de paléographe), nous conduisit chez un jeune écrivain, polygraphe déjà fécond, Louis-Xavier de Pacard.

Fils d'un général de l'Empire, le marquis de Ricard, ancien gouverneur de la Martinique et ex-aide de camp du prince Jérôme, Louis-Xavier de Ricard était alors un jeune homme brun, chevelu, barbu, grave, possédé d'une véritable fièvre de compilation, d'annotation, de com- mentaires et d'exégèse laïque. Il cumulait tous les gen- res; son désir embrassait tout le cosmos de l'intellect.

l3î PAUL VERLAINE

Tour à tour, et parfois simultanément, poète, romancier, dramaturge, historien, philosophe, critique, journaliste, vulgarisateur scientifique, homme politique, il semblait destiné à une encyclopédique carrière.

Par la suite, Louis-Xavier de Ricard, qui vit encore et est toujours de mes amis, a eu une carrière accidentée et malchanceuse. Après avoir joué un rôle très actif dans la formation des groupes de Félibres, organisé des fêtes latines à Montpellier, il contribua à la représentation du Pain du Péché, d'Aubanel, en patois languedocien, il devint rédacteur en chef de journaux importants du Midi, dont la Dépêche. Puis il fut candidat à la députa- lion dans l'Hérault et faillit battre un ministre, M. De- vès. Découragé, éprouvé par un deuil poignant, il s'ex- patria. On sut qu'il avait fondé un établissement agricole au Paraguay. Après de nouveaux déboires, il quitta Asuncion, revint en France, épuisé, vieilli, mais non abattu. Il se remit à des besognes littéraires obscures, et mal payées. Il travaille aujourd'hui dans divers jour- naux socialistes.il fut comme un soleil littéraire, à l'aube de notre jeunesse, mais un soleil levant, qui s'embruma et disparut, avec quelques apparitions, derrière d'épais nuages.

Depuis, l'infatigable et laborieux publiciste a végété dans la pénombre de journaux et de librairies sans clien- tèle. Il est actuellement pourvu d'une place de conserva- teur dans un musée récent, à Azay-le-Rideau.

En i863, Louis-Xavier de Ricard dont le prestige d'homme déjà imprimé était grand à nos yeux, mais qui n'avait cependant ni l'autorité ni la volonté d'un chef de groupe, avait employé l'héritage d'une tante à la fon- dation d'une Revue philosophique, passablement indi- geste, nommée la Revue du Progrès. Elle eut les bon-

DÉBUTS LITTÉRAIRES l33

neurs d'une poursuite devant les magistrats de l'Empire. Ce procès eut pour prétexte un article qui, aujourd'hui, passerait pour complètement anodin, sur un livre sans valeur de Saturnin Morin, sig-né Miron, intitulé l'Exa- men du Christianisme.Kicard fut défendu par un jeune avocat méridional, très exubérant, nommé Léon Gam- betta, dont personne ne pouvait prévoir le talent admi- rable et la fortune prodigieuse. Il emboursa huit mois de prison, qu'il fit à Sainte-Pélag-ie ; le gérant de la Revue, Adolphe Racot,par la suite rédacteur au Figaro, eut remise d'une partie de sa peine.

Louis-Xavier de Ricard avait rencontré, le jour de son procès, dans le parvis du Palais-de-Justice, quelques jeunes hommes préoccupés surtout de politique, et dont quelques-uns n'étaient pas étrangers aux choses de la littérature. Il les emmena chez sa mère, et ce fut le com- mencement d'un salon politique et littéraire, au lo du boulevard des Batignolles. Ce salon presque subur- bain, car Batignolles venait à peine d'être annexé à Paris et gardait encore des aspects de banlieue, de quasi chef-lieu de canton, exerça une action décisive sur le mouvement des idées et surtout sur le groupement poé- tique de la jeunesse littéraire de 1866- 1870. La Parnasse eut son berceau.

]\jme de Ricard était une aimable femme, passablement coquette et étourdie, peu au fait de la littérature, redou- tant la politique, mais adorant son fils, et enchantée qu'il reçût des camarades, qu'il attirât des visiteurs notoires ou intéressants. Elle se plaisait à écouter, sans y participer, nos âpres et parfois tonitruantes discussions. Elle raffolait de la jeunesse, et le bruit lui convenait; nous étions tous très jeunes et suffisamment bruyants, donc bien accueillis. Son mari, le vieux général, laissait

l34 PAUL VERLAINE

envahir son appartement : il se retirait dans sa chambre, sans trop grog'oer. Le jour, il écrivait des mémoires, indiscrets et curieux, sur les grands personnag-es de la famille impériale qu'il avait approchés. Le soir, il essayait de dormir; mais il ne pouvait, comme ses paupières, fermer ses oreilles, et notre rumeur voisine les emplis- sait de sonorités peu berceuses, ce qui dut, plus d'une fois, lui laisser les yeux ouverts. Pauvre général, nous avons certainement troublé ses dernières nuits !

M""* de Ricard, qui devait lui survivre de longues années, est morte en igoS, à l'âge de quatre-vingt-quatre ans.

Dans ce salon improvisé, un peu, beaucoup bohème, surtout par la suite, fut amené d'abord un poète che- velu, dont l'apparition faisait l'efiFet d'une aurore. C'était le flave et rayonnant Catulle Mendès, le raffinement en cheveux bouclés. On lui prêtait alors des vices qu'il n'avait probablement pas, et on ne lui reconnaissait pas tout le talent que déjà il possédait. Mendès introduisit à sa suite un jeune homme pâle, maigre, aux yeux bril- lants, enfoncés sous l'orbite, au masque consulaire, qu'il nous présenta comme un employé du ministère de la Guerre désireux de nous dire quelques vers. Ce nouveau venu conquit rapidement tous les suffrages et toutes les amitiés. Il annonça, en récitant quelques poèmes inédits, la prochaine apparition de son volume de vers, le Reli- quaire : il se nommait Français Coppée (Francis, dans la famille).

A côté de lui, un garçon d'aspect calme et de maintien tranquille, au nez busqué, à la parole un peu sentencieuse, au rci^ard circonspect et à la poignée de main prudente, Anatole France, débitait un sonnet, il était question d'un turbot, mis, par sénatus-consulte, sous la présidence

DÉBCTS LITTÉRAIHES ^5

de César, à la sauce piquante. Sully-Prudhomme, notre aîné à tous, grave et doux, auréolé du prestige d'un volume de vers Stances et Poèmes, depuis plusieurs mois imprimé, chez Achille Faure, et récemment revenu d'Italie, récitait, d'une voix lente au chantonnement monotone, les admirables sonnets philosophiques qui devaient plus tard être coilig^és sous ce titre : les Epreu- ves. Ils s'accotait volontiers au-dessus de la cheminée pour débiter ses vers, et demeurait debout, silencieux, retiré dans un angle du salon, après le débit.

Le plus étrang-e et le plus curieux des hôtes du salon de M"!® de Ricard était assurément Auguste Yilliers de risle-Adam. Celui-là confinait au génie et à la folie. Il était trivial et sublime, ironique et enthousiaste, et, pour ses chevauchées hardies vers l'infini, vers le bizarre, il enfourchait tour à tour Pégase et un manche à balai. Il y avait en lui du nécromant et du bateleur. Il semblait ivre à jeun. On disait qu'il fumait de l'opium. On l'é- coutait avec étonnement, avec admiration, avec crainte aussi. On semblait redouter, chaque fois qu'il racontait une histoire étrange, mimée à l'aide de gestes fantasti- ques, une crise qui le ferait tomber dans une attaque d'épilepsie, ou se précipiter à bras raccourcis sur les assistants. Il affectait une prononciation bizarre, ponc- tuant ses phrases, martelant les verbes, faisant sonner les adjectifs, claironnant les finales de ses périodes nom- breuses et cadencées, 11 empruntait à Rouvière, jouant Hamlet, ses gestes, ses attitudes. On sait que cet acteur passait pour un dément réel.

José Maria de Heredia, sonore, exubérant, aimable, bien vêtu, arborant des câbles d'or sur ses gilets de soirée, avec sa belle barbe brune, déclamait des vers retentissants, se répercutaient les cris dont Artémis

l36 TA'JL VERLAINE

emplissait Ortjgie en poursuivant les fauves léopards. Les Trophées, triomphal recueil, publié ving-t-cinq ans plus tard, datent de cette époque.

Le musicien Emmanuel Chabrier se mettait au piano, et couvrait de ses arpèg-es et de ses accords la voix des poètes discutant dans un coin des questions de métri- que. Il avait écrit de la musique originale et colorée sur la ballade de Victor Hugo, le Pas d'armes. Il la chantait souvent, isolé, au piano, sans s'occuper de nous.

Quelques hommes célèbres passèrent dans ce salon des Balignolles, mais plus tard, quand ses habitués eurent conquis la notoriété. Edmond de Goncourt y vint assister à une représentation du i®' acte de Marion Delorme^ Coppée jouait le rôle de Didier. Théodore de Banville, Paul de Saint- Victor, Xavier Aubryet y firent des appa- ritions. Verlaine et moi, nous avions pour spécialité les charades, que nous improvisions, et dont les personnag-es et les actes de l'Empire faisaient les frais. Mon masque imberbe se prêtait facilement à la reproduction de Napo- léon I*""; en ajoutant des moustaches et une barbiche, faites au bouchon noirci, je donnais tant bien que mal la silhouette facile de Napoléon III, dont tout bon sergent de ville semblait le sosie. Verlaine était toujours le révo- lutionnaire, le conspirateur, qui veut attenter à la ma- jesté du trône et changer son ordre de successibilité, comme disaient les procureurs du Palais-de-Justice. Toutes CCS bouffonneries, qui avaient cependant un ca- ractère d'actualité aigu, satirique, n'étaient pas tout à fait sans danger. La police, lors très en éveil, pouvait écouter aux portes, et nous faire réfléchir, g-râce à la ma- gistrature dévouée, sur « la paille humide», au péril des charades trop contemporaines. Elles se terminaient par

DÉBOTS LITTÉRAmES iS^

des farandoles et des g-alopades effrénées, dont Charles de Sivry scandait les joyeusetés sur des rythmes endia- blés.

Toute une école se forma dans ces réunions du ven- dredi, d'où le Parnasse sortit.

Un de nos camarades, Ernest Boulier, connaissait un libraire du passage Ghoiseul, dont la clientèle se com- posait principalement d'acheteurs de paroissiens et de livres de première communion. Ce libraire, jeune, intel- ligent, hardi, avait sa femme établie dans les modes, en ce même passage. Il exposait ses volumes édifiants, au 45, au coin du couloir débouchant sur la place Ventadour, se trouvait alors le théâtre Italien. Il a veut de l'ambition, ce modeste bibliopole, et rêvait d'être un autre personnage que le successeur d'un certain Perce- pied. Il prêta l'oreille aux propos tentateurs d'Ernest Boulier, puis aux projets de Verlaine, de moi, de Ri- card, amenés en renfort. Il consentit à se faire l'éditeur de volumes de poésie, imprimés bien entendu aux frais des auteurs, et à devenir le dépositaire d'un journal de littérature, dont nous avions l'idée.

Précédés d'une édition de Ciel, Rue et Foyer, de L.-X. de Ricard, l'éditeur ne mit que son nom sur la couverture, deux volumes de poésie parurent le même jour. Ce furent le Reliquaire, de François Goppée, et les Poèmes Saturniens, de Paul Verlaine. Un triple début. C'était aussi l'œuvre initiale de cet excellent Alphonse Lemerre, qui devait bientôt conquérir renom- mée et fortune aussi dans cette entreprise, hardie tou- jours, et alors jugée folle, d'éditer les poètes.

Le journal qui avait Louis-Xavier de Ricard pour rédacteur en chef s'appelait VArt. Il eut une existence courte. Son plus grand retentissement se produisit au

l38 PAUL VEULAIXE

moment de la représentation d'Henriette Maréchal. Verlaine était au premier rang- de ceux qui soutenaient la pièce d'Edmond de Goncourt. Ceci montre l'éclec- lismede la jeune école parnassienne. Rien n'était plus loin de l'esprit poétique du Parnasse que la modernité, le hrirtalisme et la sécheresse d'art des Goncourt.Cepen- dant tout le Parnasse fit chorus. Il assista au grand complet aux représentations tapag-euses, et acclama ce drame, en réalité secondaire et assez banal, qu'une cabale violente, mais déraisonnable, réussit à faire tomber et connaître. Leconte de Lislc, assis derrière moi à l'or- chestre, me dit, au milieu du tumulte : « Je ne sais pas trop ce que nous venons faire ici ! » Je dus répondre que « Pipe-en-bois, auteur de la cabale, n'en savait pas plus que nous, mais qu'on était pour lui répondre ». 11 y eut toujours de l'obscurité dans cette bag-arre. Eîle était plus politique que littéraire. Pipe-en-bois et les étudiants reprochaient aux Goncourt de s'être fait jouer au Théâtre-Français grâce à la protection de la princesse Mathilde. Beaucoup d'entre nous n'étaient pas cousins avec la princesse, et personne ne song-eait à défendre son patTonag-e ; quant aux frères de Goncourt, ils étaient d'une autre g-énération littéraire, et leur manière, tout à fait opposée au romantisme, au lyrisme, à la poésie, n'aurait pas nous avoir pour enthousiastes. Mystère et contradiction ! Au fond, nous cherchions une occa- sion de faire du bruit, de manifester, de révéler notre existence. Henriette Maréchal ne fut qu'un prétexte. Tous les journaux parlèrent des étudiants qui sifflaient et des poètes qui applaudissaient. Et puis cette entrée en scène, ce groupement, cette invasion d'un théâtre par un cénacle bruyant, impatient de prouver qu'il existait en faisant du bruit, comme la coterie romantique aux jours

DÉBUTS LITTÉRAIRES iSg

de Hernani, paraissaient favorables au lancement de notre journal l'Ari, qui ne parvenait guère, lui, à révéler son existence, malgré le talent et l'intransig-eance de ses collaborateurs.

Henriette Maréchal n'eut que quelques représenta- tions. La première demeura célèbre, comme celle de Hernani, au point de vue du tumulte, s'entend. On vit, à la reprise, survenue ving"t-cinq ans plus tard, com- bien la pièce méritait peu cet excès de défense et cette outrance d'attaque.

Verlaine avait une sympathie très réelle pour l'école réaliste, si éloignée pourtant de lui. Il ne dédaignait nullement les ceu\Tes incorrectes et imparfaites de Champfleury, et m'avait signalé, comme lui avant pro- curé du plaisir, les aventures de Mademoiselle Mariette et les Amoureux de Sainte-Périne. Je n'ai pas besoin de dire combien il s'inclinait devant la majesté du génie de Balzac. Un roman, complètement oublié aujourd'hui, de Ch. Bataille et Ernest Rasetti, Antoine Quérard, était indiqué par lui, et non sans quelque raison, comme une des plus vigoureuses productions de l'époque.

Il avait, à cette période de sa vie, comme conception poétique, l'objectivité descriptive, une adaptation des procédés de Leconte de Lisle, surtout de Victor Hugo. Les Poèmes Saturniens renferment un grand nombre ', de pièces qui sont purement descriptives et objectives. I Toutefois, ici et là, perce la note intime, la sensation, l'impression sentimentale.

Ces Poèmes Saturniens, à leur apparition, ne pro- duisirent aucune sensation. Le volume passa inaperçu des critiques, et si le Reliquaire, publié le même jour, eut bientôt une notoriété plus grande, elle ne se produi- sit pas immédiatement. La vogue du volume de Goppée

1^0 PAUL VERLAINE

fut la conséquence de l'étourdissante renommée qui sui- vit la représentation du Passant. Le bruit fait autour de ce petit acte poétique fut le son de caisse qui attire la foule. Tous les amis de Coppée, tous ces jeunes poètes qui déjà formaient phalang-e, et faisaient parler d'eux, bénéficièrent de la rumeur grandissante. Le public avait les veux sur eux. Ils existaient. Il y avait trente ans et plus qu'on n'avait vu le public se préoccuper de faiseurs de vers et s'intéresser à un renouveau poétique.

Les Poèmes Saturniens parurentdans l'édition origi- nale en un volume in-i 8, de ïG3 pages, portant l'adresse d'Alphonse Lcmerre, éditeur à Paris, 47» passage Choi- seul, avec le millésime M. DCCC. LXVI et la vignette, alors sans soleil levant, du laboureur bêchant, et la devise : Fac et spera.

Verlaine, de camarades et de poètes notoires, aux- quels il envoya son volume, reçut des éloges flatteurs.

Leconte de Lisle déclarait que « ces poèmes étaient d'un vrai poète, d'un artiste déjà très habile et bientôt maître de l'expression ».

Théodore de Banville, avec un peu d'affectation, affir- mait que, bien que soufl'rant et littéralement brisé, il avait lu et relu dix fois de suite les Poèmes Saturniens. Il se déclarait empoigné, et comme public et comme artiste. Il affirmait que Verlaine était un poète d'une originalité réelle. « Nous sommes tous assez blasés sur toutes les jongleries possibles pour ne pouvoir être pris que par la poésie vivante. » Le poète des Cariatides citait élogieusement, et particulièrement, trois pièces délicates, qui, d'ailleurs, se rapprochaient assez de sa manière, comme la Chanson des Ingénues, et il termi- nait par cette opinion que l'avenir a confirmée, que la postérité ratifiera : « Je suis sûr de ne point me tromper

DÉBUTS LITTÉRAIRES l4l

en vous disant que vous tiendrez parmi les poètes con- temporains une des places les plus solides et meilleures. »

Victor Hug-o, naturellement, expédia de Guernesey son compliment protocolaire, quelque chose dans le g-enre de ce lapidaire salut dont il abusait un peu : « Confrère, car vous êtes mon confrère, dans confrère il y a frère. Mon couchant salue votre aurore. Vous commencez à gravir le Golg-otha de l'Idée, moi je descends. Je suis votre ascension. Mon déclin sourit à votre montée. Con- tinuez. L'Art est infini. Vous êtes un rayon de ce g^rand tout obscur. Je serre vos deux mains de poète. Ex imo, V. H. »

Ce n'est pas le texte exact du billet louang-eur, mais, dans cette parodie dont nous nous amusâmes bien des fois, se retrouve le sens du compliment que le « Père », là-bas dans l'île, envoyait à tous ceux qui lui adressaient des vers. C'était comme une circulaire bienveillante que nous recevions tous du Maître, que nous admirions sans réserve, tout en plaisantant, entre nous, ses clichés lau- datifs. Parfois l'élog-ieux autog-raphe, qui était ordinai- rement de la main de Mp^^ Drouet ou de la plume de François- Victor Hug-o, nous arrivait avec une précieuse photog-raphie, comme celle que j'ai conservée, en place d'honneur, dans mon cabinet. L'envoi était composite : la sig-nature et la dédicace à M... étaient de la main de Victor Hugo, le nom laissé en blanc était rempli par Paul Meurice, à qui l'exilé envoyait en bloc, par voie sûre, ces portraits. L'auteur de Fanfan-la-Tulipe fai- sait ensuite la répartition. Il ne faut pas trop se moquer de ce mode de confection à l'avance de félicitations, et de cette distribution d'autographes et de portraits, à la façon des prospectus. Victor Hugo était accablé d'envois poétiques, de livres^ de romans, d'articles de journaux,

l4a PAUL VERLAINE

de divacrations politiques et de propositions de révolu- tion. Il ne pouvait ni lire tout, ni répondre à tous. Quant aux photographies, la police indiscrète les eût probable- ment interceptées, expédiées par la poste directement. Suspectes de propagandisme républicain, ces ]X)litesses de l'exilé eussent souvent attiré des persécutions aux destinataires.

Vii-tor Hug-o, d'ailleurs, s'il ne lut pas, à leur appari" tien, les Poèmes Saturniens, et s'il les louang-ea de con- fiance, selon son habitude, les connut plus tard. Lorsque Verlaine vint lui rendre visite, à Bruxelles, Victor Hug'O le reçut dans le fameux log-ement de la place des Barri- cades, ofifert par la suite en asile aux proscrits de la Commune. Hospitalité périlleuse, car elle soumit les fenêtres du poète à une indig-ne lapidation. La populace brabançonne était alors fanatisée de réaction et entière- ment défavorable à quiconque avait participé à l'insur- rection parisienne, ou semblait l'approuver. Il faudra se souvenir du traitement injurieux auquel fut soumis alors Victor Hug'O, et de l'obligation il se trouva de quitter la Beliiiique, à cause de la Commune, quand nous appré- cierons la sévère condamnation dont Paul Verlaine, réputé alors communard, fut frappé par les magistrats belges.

Le grand poète, averti du passag'e de l'auteur, s'était sans doute préparé. Flatteusement, il cita quelques vers de son hôte. Cet hommage personnel et délicat rendit Verlaine fort heureux, quoiqu'il fût médiocrement sen- sible aux compliments. Durant le même séjour, en 1868, Verlaine fut présenté à M"'* Victor Hugo, la Muse roman- tique, l'Adèle immortelle qui avait inspiré, outre la vive passion de son mari, dont les Lettres à la fiancée, ré- cemment publiées, ont attesté toute l'ardeur amoureuse.

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le fameux et mystérieux recueil de poésies brûlantes, le Livre d'amour, Sainte-Beuve célébra la plus belle et la plus désirable de ses « inconnues ».

Verlaine se retira enchanté de l'accueil cordial, simple et familier, peut-être à l'excès, du grand homme. Dans la jeunesse, on est malg^ré soi désillusionné quand on se trouve tout à coup en présence d'un de ces êtres à part, divinités de l'art ou de la pensée, et qu'on leur parle, et qu'ils vous répondent, à la façon des autres hommes, ce qui est, d'ailleurs, raisonnable et louable. Mais la sim- plicité peut déconcerter. Un campagnard, venu à Paris pour placer d'assez fortes économies, par hasard dans les bureaux de la rue La f fi tte, se trouva en face du baron de Rothschild. L'homme rustique fut abasourdi en voyant le roi de la finance, vêtu comme tout le monde, en l'entendant s'informer, sur le ton ordinaire, de ce qu'il y avait de nouveau, et monter ensuite dans un coupé l'attendant à la porte. Il supposait que le roi de la finance ne marchait que drapé dans un manteau d'or, avec une canne en diamants pour sceptre, et qu'il ne sortait qu'en carrosse à six chevaux, comblé de laquais, environné de l'acclamation populaire. Il y a un peu de ce sentiment de déception, succédant à une trop mirifique illusion, dans l'impression du premier contact d'un jeune écrivain avec un maître à l'apog-ée de la g-loire.

Ce caractère de simplicité, cette admirable familiarité de Victor Hugo, l'une de ses plus précieuses facultés, contrastant avec la majesté de son génie, n'étonnèrent pas que Verlaine. II y eut même une polémique assez amusante entre François Coppée et un jeune journaliste, Victor Noir, la future malheureuse victime du pistolet de Pierre Bonaparte, dans la maison mémorable d'Auteuil- Un articulet, en soi inofiensif, mais interprété avec irri-

1^ PAUL VtRLAINK

tation par Coppée, avait paru à propos d'une visite sem- blable à celle de Verlaine, faite par l'auteur du Passant à l'illustre proscrit.

Vous revenez de Guernesev, comment avez-vous

trouvé Victor Hugo? faisait dire Victor Noir à un inter- locuteur de Coppée, dans un écho du journal le Cor- saire.

Très bien conservé, était supposé avoir répondu Coppée, mais je lui ai trouvé l'air un peu provincial...

Le propos fut nié, désavoué. Il était pourtant vraisem- blable. Cette allure provinciale, ce caractère bonhomme, Victor Hugo les g-arda durant toute sa féconde et glo- rieuse vieillesse. Il ne chercha pas à se signaler par les allures, par le costume. Il ne se faisait pas, pour se mon- trer en public, la tête de l'homme célèbre. Il était de ceux qui passent inaperçus dans la foule d'une grande ville. Bien qu'il parcourût deux fois par jour, en omni- bus, l'itinéraire de Batignolles-Jardin-des-Plantes, et cela pendant de nombreuses années, aucun des conduc- teurs, aucun des voyageurs de cette ligne, fréquentée par des artistes, des écrivains, des hommes politiques, ne soupçonna jamais le grand homme, dans ce vieux monsieur, à bonne barbe blanche, modestement assis, et qui semblait un bonhomme quelconque, paisible et obscur retraité batignollais. Cette vulgarité d'allures n'enlève rien à la grandeur de Victor Hugo, elle la rehausse au contraire, encore, si c'est possible. Il n'était disposé, à la solennité, voire à un peu d'emphase, que la plume à la main, quand il répondait à quelque admira- teur. Ses discours, ses manifestes politiques, ses procla- mations et ses appels aux chefs d'Etat, aux nations, dont la facture est toujours grandiloquente, ne pourraient faire soupçonner tant de simplicité. On pourrait lui appliquer

DEBUTS LITTi£U\mES I -p

les vers superbes de Pierre Dupont sur les Sapins.

Des très nombreux témoig-nag-es élog-ieux, quelques-uns de pure banalité courtoise, mais certains détaillés, justi- fiés, qui parvinrent au jeune poète, d'ailleurs fort paisi- blement g-lorieux, il convient de mettre à part la belle lettre de Sainte-Beuve, qui fig-ure dans sa Correspon- dance. Venu du grand, presque de l'unique critique de lettres que la France du xix*^ siècle ait eu, le seul peut-être qui restera, et dont on relira les monographies documen- tées,les jug-ements étudiés etserrés, eny joignant toutefois, antithèse et contraste, les fantaisistes et parfois si justes éreintements de cet extravag-ant et prestig'ieux Barbey d'Aurevilly, l'hommag-e doit compter. L'appréciation spontanée de Sainte-Beuve, envers un débutant, un in- connu, prouve que nous ne nous abusions pas, que nous n'étions pas le jouet d'une illusion de coterie et les dupes d'une camaraderie complaisante, quand nous déclarions, même sur manuscrit et d'après audition rapide, que la plupart de ces poèmes étaient beaux, et que Paul Ver- laine était, à ving-t ans, un vrai poète, appelé à devenir un grand poète.

Sainte-Beuve écrivit donc à Verlaine, en décembre 1866, c'est-à-dire à l'apparition même du volume :

Monsieur et cher poète,

J'ai voulu lire les Poèmes Saturniens avant de vous remer- cier de leur envoi. Le critique en moi et le poète se combat- tent à votre sujet. Du talent, il y en a, et je le salue avant tout. Votre aspiration est élevée, vous ne vous contentez pas de l'inspiration, cette chose fugitive : vous l'avez dit dans votre épilogue, et en paroles qui ne s'oublient pas .

Vous avez, comme paysagiste, des croquis et des effets de nuit tout à fait piquants. Comme tous ceux qui sont dignes de mâcher le laurier, vous visez à faire ce qui n'a pas été fait. C'est bien...

1^6 PAUL VERLAINE

Après quelques observations sur la prosodie, sur cer- taines césures qui lui paraissent irrégulières ou trop hardies, et quil cite avec renvoi aux pages, Sainte-Beuve ajoute, en précisant ses motifs d'éloges :

J'aime assez Dahlia. J'aime surtout lorsque vous appliquez votre manière grave à des sujets qui l'appellent et qui la com- portent : César Borgia et Philippe II.

Vous n'avez pas à craindre, par endroits, d'être plus harmo- nieux et un peu plus agréable, comme aussi un peu moins noir et moins dur en fait d émotions. Ne prenons point ce brave et pauvre Baudelaire comme point de départ, pour aller au delà.

Cette belle lettre critique, se trouve formulée cette parfaite appréciation du talent de Verlaine et de sa poé- tique d'alors : « Vous n'avez pas à craindre d'être moins dur en fait d'émotions », se termine par un encourage- ment. Sainte-Beuve conseille au jeune poète de poursui- vre, sans se détourner, sa manière, en l'assouplissant sans l'amollir, en l'étendant et en l'adaptant à de dignes sujets. Verlaine, par la suite, ne devait pas suivre ce conseil, et définitivement se résolvait, sous la pression de circonstances nettement indiquées, à s'éloigner de la voie objective et descriptive du César Borgia et du Philippe II, l'éminent critique l'engageait à persé- vérer.

Cette lettre est un véritable brevet de poète et d'ar- tiste décerné par un maître compétent et autorisé. Ver- laine s'en montra justement flatté, et nous, ses amis, nous en fûmes très heureux.

Les Poèmes Saturniens sont d'une inspiration double et d'une facture composite : deux ou trois pièces, et non des moins belles, celles qu'a précisément citées et louées Sainte-Beuve, César Borgia, la Mort de Philippe If,

DÉBUTS LITTÉRAIRES ll^-J

sont tout à fait dans le caractère descriptif et pompeux de la Légende des Siècles et des Poèmes barbares. D'autres se ressentent de l'influence baudelairienne. « Mon Rêve familier », par exemple, évoque le souve- nir de telle pièce des Fleurs du Mal, malgré la clarté, la précision que Verlaine apportait alors dans l'expres- sion, même recherchée et subtile, de sensations raffinées, de correspondances mystérieuses et d'affinités cérébrales. Les vers, si pleins, si lourds d'idées et de sug"^estions, qui terminent la pièce, sont d'une beauté ferme et pour ainsi dire marmoréenne, bien originale, bien idoine à son auteur :

... Son regard est pareil au regard des statues.

Et pour sa voix, lointaine, et calme, et grave, elle a

L'inflexion des voix chères qui se sont tues

C'est de l'inspiration verlainienne, et non baudelai- rienne.

Il yavaiten mêmetempsdans lesPoèmes Saturniens, j'ai assisté à l'enfantement de la plupart des poèmes qui composent le recueil, une préoccupation de dog- matiser, de créer comme une poétique. Le premier, Verlaine formula la théorie des Impassibles, comme on désig-na d'abord les poètes de la nouvelle école. Le terme de « Parnassiens))a prévalu, quoique moins juste et plus pédant.

Dans la pièce d'introduction, comme dans celle qui forme l'épiloçue, il réag-it contre l'école lamartinienne, (et il raffolait de M^^® Desbordes- Valmore), contre la verve non lyrique d'Alfred de Musset (Allons ! dieu mort, descends de ton autel d'argile ! criait- il furieu- sement à l'ombre de Rolla), contre la satire politique d'Aug-uste Barbier, de Barthélémy, d'Hég-ésippeMoreau,

l48 VWL VERLAINK

de Victor Hug-o même. Il proclame l'abstention pour le poète, au milieu des luttes de la place publique, l'insou- siance des différends qui ag-itent les hommes d'Etat et les citoyens. 11 prêche lisolement ; il admire la tour d'ivoire. Le monde, troublé par la parole puissante des poètes, les a exilés, qu'à leur tour ils exilent le monde. L'artiste ne doit pas mêler son chant aux clameurs de la foule, qu'il qualifie, sans respect pour le sullrag-e uni- versel, d'obscène et de violente. L'œil du poète ne doit pas s'abaisser vers les choses vulg-aires. Le prêtre du beau a pour autel l'azur et pour temple l'infini. Il ne doit participer en rien aux passions terre à terre, ni se mêler aux actes vulgaires des autres hommes. Il n'a pas à partager leurs deuils, comme il doit s'abstenir de leurs joies. Leurs querelles, leurs guerres, l'orgueil des répu- bliques, l'arrogance des monarchies, la gloire militaire, la puissance industrielle, l'extension prodigieuse de la science, [l'expansion commerciale, le bien-être général, l'enseignement à la portée de toutes les soifs de savoir, le travail amélioré, les misères sociales et les souffrances individuelles atténuées, tout cela, qui est le labeur démo- cratique et civilisateur des sociétés modernes, doit le lais- ser impassible. Le rêve ne doit pas se mêler à l'action. Cette théorie, alors neuve, hardie même, puisqu'elle contrecarrait l'opinion, puisqu'elle heurtait la légitime admiration pour Victor Hugo, éducateur, philanthrope, socialiste humanitaire et démagogue théoricien, fut bien- tôt reprise, développée, commentée, vulgarisée. La presse s'en empara, railla, approuva, attribuant l'originalité de la doctrine et l'initiative de sa formule à diverses per- sonnalités en vue, à Leconte de Lisle, à Alfred de Vigny, à Victor de Laprade. C'est Verlaine qui l'avait le pre- mier présentée, en des vers forts et nets, dans le pro-

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log-ue des Poèmes Saturniens, cette théorie de l'abstrac- tion poétique, de l'isolement du poète dans la société moderne, faisant de l'écrivain, l'apôtre préconisé par Victor Hug-o, un fanatique égoïste, sorte de bonze de l'Art, se cloîtrant dans une pagode ne parviendrait que la rumeur assourdie et poétisée des actes, des cris, des plaintes et des acclamations de la foule.

Dans l'épilogue de ces mêmes poèmes, il complète sa pensée. Non seulement le poète doit vivre^ penser, sen- tir, à l'écart de ses contemporains, mais il doit se défen- dre intérieurement, dans sa conscience, dans sa pensée, de certaines promiscuités. Il lui faut d'abord se méfier de l'inspiration. Conseil sage et justifié. Les bons poètes possédant leur art à fond sont parvenus à faire diffi- cilement des vers faciles. Boileau, excellent magister, prescrivait de remettre cent fois sur le métier la pièce de vers, qu'il comparait sans doute à une pièce de soie que tisse un laborieux et patient canut. Verlaine en- seigne la défiance envers la facilité ; il prémunit contre le danger du lieu commun, non pas comme sujet, il n'est de beaux, de grands, d'immortels sujets que les lieux communs, mais comme expression; il prémunit ses dis- ciples contre le terriblement envahisseur cliché, ce chien- dent du champ littéraire, qu'il est si difficile d'extirper, et qui pousse et repousse avec une si déplorable fertilité. Il recommande le savoir conquis à la lueur des lampes ; il vante ces deux vertus maîtresses de l'artiste : l'obsti- nation et la volonté.

Et quels beaux vers jetés dans cette apostrophe vigou- reuse d'un poète de vingt ans :

... Ce qu'il nous faut, à nous les suprêmes poètes,

Qui vénérons les dieux et qui n'y croyons pas,

... A nous, qui ciselons les mots comme des coupes.

PAUL VERLAINE

Et qui faisons des vers émus u-ès froidemMit...

C'est l'étude sans trêve,

Cest rcffort inouï, le combat non-pareil,

Ces! la nuit, l'âpre nuit du travail, d'où se lève

Lentement, lentement, l'Œuvre, ainsi qu'un soleil !

Ces préceptes, bien que donnés avec virulence, ne sont au fond que la reproduction des conseils du docte Boi- leau, qui recommandait aux jeunes poètes de son temps de travailler à loisir, malgré l'ordre pressant du prince ou du libraire, et de ne se point piquer d'une folle vi- tesse. En même temps, Verlaine anathématisait, au nom de la jeune école, qu'on allait appeler « parnassienne », les lakistes, non point seulement les Ang-lais, comme Wordsworth, Coleridg^e, ou Collins, mais les imitateurs exsangi'ues de Lamartine, les élég"iaques transis et les g-odiches soupireurs de romances pleurnichardes, popu- lacières et bébètes.

Le succès des Poèmes Saturniens dans le public fut nul. La presse se tut, sauf le lYain Jaune, Barbey d'Aurevilly, qui blag-uait formidablement la jeune école, et cependant elle lui rendait ses mépris et ses facéties en admiration, écrivit :

Un Baudelaire puritain, combinaison funèbrement drolati- que, sans le talent net de M. Baudelaire, avec des reflets de M. Hugo et d'Alfred de Musset, ici et là, tel est M. Paul Ver- laine...

La critique est peu juste, mais Barbey se préoccupait uniquement d'être violent, et coloré. Verlaine avait, an contraire, pour principale qualité, dans ses Poèmes Sa- turniens, la netteté. Il exprimait avec clarté des idées abstraites, avec log-ique des sensations subtiles, ce qui n'était pas un mince mérite. Il devait, par la suite, pren- dre le con trépied de cette poétique, en recherchant, au

DEBUTS LITTERAIRES l5l

contraire, la nuance imprécise et l'indécision du con- tour.

On l'entendit formuler plus tard sa poétique nouvelle, en ces vers qui donnent simultanément la règle et l'exemple, comme dans les traités classiques de métrique et de prosodie :

De la musique avant toute chose, Et pour cela préfère l'Impair Plus vague et plus soluble dans l'air, Sans rien en lui qui pèse ou qui pose.

Il faut aussi que tu n'ailles point Choisir tes mots sans quelque méprise : Rien de plus cher que la chanson grise l'Indécis au Précis se joint,

... Car nous voulons la Nuance encor, Pas la Couleur, rien que la Nuance 1 Oh ! la Nuance seule fiance Le rêve au rêve et la flûte au cor!...

... Oh ! qui dira les torts de la Rime ! Quel enfant sourd ou quel nègre fou Nous a forgé ce bijou d'un sou, Qui sonne creux et faux sous la lime ? De la musique encor el toujours!..,

[Jadis et Naguère.)

La poétique était autre, au temps des Poèmes Satur- niens, et des Fêtes galantes. Bien loin de « dire les torts de la Rime » , le poète alors déclarait haïr, comme la femme jolie et l'ami prudent, a la rime assonante ». La femme et l'ami n'étaient mis que par manière de plaisanterie, mais pour la rime, c'était sérieux. On ne badinait pas avec sa richesse. Verlaine pourchassait de son mépris les rimes pauvres ; il suivait les préceptes stricts du traité de versification ;de Théodore de Ban-

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ville. On pesait lettre par lettre les mots élevés à la dignité de rimes. Il leur fallait absolument, pour avoir droit à l'admission, à la place d'honneur du vers, la consonne d'appui. L'un des g-riefs de Verlaine contre Alfred de Musset était qu'il rimait mal. On citait même des vers du poète des jYuiis qui ne rimaient pas du tout.

Le poète saturnien, classé parnassien, étant donné que ce terme a eu pour équivalent « impassible », avant même que le Parnasse fût inventé, afifeclait la plus grande insensibilité personnelle. « Nature, rien de toi ne m'émeut! » disait-il superbement avec Gœthe. C'était pure vanterie et simple « littérature », car il était fort sensible à la monotone grandeur des paysages du Nord, et la sévérité morne des environs de Bouillon le char- mait. Il était ami dévoué, et il adorait sa mère. Ajoutons qu'il ne rougissait jamais, dans la vie, de la vulgarité de ces sentiments entièrement conformes à la nature. Il ne cherchait à en dissimuler l'émotion que lorsqu'il rimait. Encore souventefois dissimulait-il mal. ^)ans ce recueil juvénile des Poèmes Saturniens, il n'y a aucune expansion intime, aucun aveu, aucune trace de confession, lui qui devait user et abuser de la divulgation autobiographique, et se raconter en prose, en vers, en paroles et même en dessins. C'est un phéno- mène très rare que celui d'un jeune poète se révélant au public, complètement impersonnel/Baudelaire, dans sa Bénédiction, et dans quelques autres pièces des Fleurs du Mal, faisait allusion à sa mère, à ses maîtresses, à ses voyages, à ses goûts réels. Verlaine s'éloignait de son inspirateur dans ces poèmes, plus directement issus de l'admiration pour la Légende des Siècles, et de la surprise des Poèmes barbares.

Il ne se rencontre aucune pièce dans tout le volume

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qui puisse se rapporter à un événement précis de la vie du poète, à une sensation éprouvée, à une joie ou à un chagrin ressentis. Il n'exprime, comme Goethe en son Divan (il lisait beaucoup le grand Allemand, à cette époque, dans la traduction Jacques Porchat), que des émotions abstraites, objectives, composées. Les vers adressés à des femmes n'ont aucune créature réelle, existante, connue de lui, pour destinataire. Les douleurs qu'il annonce et qu'il chante sont de simples supposi- tions. Il prévoyait sans doute dès lors l'avenir, mais quand, en i865, il écrivait : « Le bonheur a marché côte à côte avec moi », ce vers désespéré ne s'appliquait à aucun fait de sa vie réelle. Il n'avait encore reçu aucun choc de la vie. Il était jeune, bien portant, sans amour au cœur, satisfait des plaisirs rapides à sa portée, ayant la bourse suffisamment garnie, buvant, à la sortie d'un bureau qui n'était pas très pénible, des apéritifs nom- breux qui le mettaient en joie ; il vivait, sans souci de l'avenir, paisiblement et régulièrement, dans la mai- son maternelle. Sa plainte mélancolique était donc toute cérébrale et spéculative. A la même époque, il se préoc- cupait d'écrire une bouffonnerie, destinée à la scène amusante et très peu saturnienne de la Gaîté-Roche- chouart.

II entrait tellement dans sa pensée de ne point se raconter dans ses vers, et de ne rimer que des sujets extérieurs, ne se rapportant ni à lui, ni aux siens, que, son père étant venu à mourir (la publication des Poèmes Saturniens est postérieure d'un an à ce décès), il me consulta sur le point de savoir s'il devait laisser figurer, dans le volume, la pièce de vers intitulée Sab Urbe.

Elle commence ainsi :

l54 PAUL TEnLAl>-E

Les petits ifs du cimetière Frémissent au vent hivernal, Daas la gkiciale lumière...

Ce tableau mélancolique d'un cimetière idéal, pour lui non précis, n'évoquant aucun caractère de sépulture familiale, se terminait par un appel à la vie, au soleil de printemps, aux chants d'oiseaux berçant les sommeils mornes des chers endormis.

Il craig-nait qu'on ne vît une allusion à son deuil, une plainte, une sorte d'élégie personnelle. Je l'eng-aareai à maintenir la pièce telle qu'elle avait été écrite deux années avant le funèbre événement. Personne ne pou- vait V chercher une allusion à la perte qu'il avait faite, qu'il ne prévoyait nullement si proche, quand il compo- sait ses stances. Le public assurément ne verrait, dans ce poème, que ce que le poète avait voulu y mettre : une gtînéralisation d'impression dans un cimetière quel- conque, par un temps d'hiver.

Par exemple, et je fus d'accord avec lui, par un sen- timent de convenance facile à comprendre, il fit sauter la pièce qui, conservée par moi en original, publiée vinçt-cinq ans plus tard, est citée ci-dessus : «Je ne sais rien de g^ai comme un enterrement. » On a vu dans quelles conditions ce poème ironique fut retrouvé et réimprimé.

Dans ce premier volume, composé, en partie, sur les bancs du lycée, continué durant les loisirs des cours peu suivis de l'école de droit, et achevé aux premiers mois de sa vie paisible d'employé de la Ville, par conséquent durant les époques les plus heureuses, les plus calmes, les moins tourmentées de son existence, on rencontre des accès de pessimisme, qui étaient absolument factices, imag-inés, rêvés. Nous avions tous de ces mélancolies

DÉBUTS LITTÉRAIRES l55

•injustifiées. Prescience de l'avenir sans doute. Il était le plus insouciant garçon, et le plus exempt de tristesses et de déboires des fils de bourg'eoisie, quand il écrivait ce petit poème Chanson d'Automne, qui semble posté- rieur et détaché des Romances sans paroles :

Les sanglots longs Des violons De l'automne, Blessent mon cœur Dune langueur Monotone.

Tout suffocant Et blême, quand Sonne l'heure, Je me souviens Des jours anciens. Et je pleure;

Et je m'en vais Au vent mauvais Qui m'emporte De çà, de là, Pareil à la Feuille morte,

Verlaine, à cette époque (i 864-65), n'était fouetté par aucun vent mauvais. La douleur qu'il prétendait éprou- ver n'était que conception d'artiste. Cet heureux état d'âme ne devait pas durer, mais on ne peut considérer ces plaintes, au moment l'artiste les rythmait, que comme des pressentiments, sinon des fictions, des ma- tières « admirables à mettre en vers latins » ou français, comme disaient l'évêque Afranus et nos maîtres de rhé- torique.

Voici une autre pièce, inédite, datant la même épo- que, d'un pessimisme plus doux, mais qui témoigne

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également d'une misanthropie précoce autant que pré- maturée :

ASPIRATION

Des ailes ! Des ailes !

(Riickert.)

Cette vallée est triste et grise : un froid brouillard

Pèse sur elle ; L'horizon est ridé comme un front de vieillard.

Oiseau, gazelle, Prêtez-moi votre vol ! Eclair, emporte-moi 1

Vite, bien vite, Vers ces plaines du ciel le printemps est roi,

Et nous invite A la fête éternelle, au concert éclatant

Qui toujours vibre, Et dont l'écho lointain, de mon cœur palpitant

Trouble la fibre. Là, rayonnent, sous l'œil de Dieu qui les bénit,

Des fleurs étranges, Là, sont des arbres gazouille comme un nid

Des milliers d'anges; Là, tous les sons rêvés, là, toutes les splendeurs

Inabordables, Forment, par un hymen miraculeux, des choeurs

Inénarrables; Là, des vaisseaux sans nombre, aux cordages de feu.

Fendent les ondes D'un lac de diamants se peint le ciel bleu

Avec les mondes ; Là, dans les airs charmés, volètent des odeurs

Enchanteresses, Enivrant à la fois les cerveaux et les cœurs

De leurs caresses. Les vierges, à la chair phosphorescente, aux yeux

Dont l'orbe austère Contient l'immensité sidérale des cieux Et du mystère,

DÉBUTS LITTÉRAIRES 167

Y baisent chastement, comme il sied aux péris,

Le saint poète, Qui voit tourbillonner des légions d'esprits

Dessus sa tête. L'âme, dans cet Eden, boit à flots l'idéal,

Torrent splendide, Qui tombe des hauts lieux et roule son cristal

Sans une ride. Ah I pour me transporter dans ce septième ciel,

Moi, pauvre hère. Moi, frêle fils d'Adam, cœur tout matériel.

Loin de la terre. Loin de ce monde impur le fait chaque jour

Détruit le rêve. l'on remplace tout, la beauté, l'art, l'amour,

ne se lève Aucune gloire un peu pure que les siffleurs

Ne la déflorent, les artistes pour désarmer les railleurs

Se déshonorent, Loin de ce bagne où, hors le débauché qui dort.

Tous sont infâmes, Loin de tout ce qui vit, loin des hommes, encor

Plus loin des femmes, Aigle, au rêveur hardi, pour l'enlever du sol,

Ouvre ton aile ! Eclair, emporte-moi ! Prêtez-moi votre vol,

Oiseau, gazelle!

10 mai 186 j.

Cette pièce, à part la forme, qui est mal assurée, et encore pénible, contient des élans qui semblent de l'épo- que de Sagesse.

Voici une autre pièce, également inédite, d'inspiration différente, à peu près du même temps, qui exprime des sentiments impersonnels, avec la note baudelairienne, la coloration « org^iaque et mélancolique » de la poésie saturnienne.

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UN SOIR d'octobre

L'automne et le soleil couchant ! Je suis heureux !

Du sans: sur de la pourriture ! L'incendie au zénith! La mort dans la naturel

L'eau stagnante, l'homme fiévreux !

Oh ! c'est bien ton heure et ta saison, poète

Au cœur vide d'illusions, Et que rongent les dents de rats des passions.

Quel bon miroir, et quelle fête !

Que d'autres, des pédants, des niais ou des fous,

Admirent le printemps et l'aube, Ces deux pucelles-là, plus roses que leur robe ;

Moi, je t'aime, âpre automne, et te préfère à tous

Les minois d'innocentes, d'anges, Courtisane cruelle aux prunelles étranges.

10 octobi^e 1862.

De la même époque, et dans le même ordre d'inspira- tion baudelairienne et ironiquement macabre, date la pièce suivante, en distiques, non publiée, que je sache, jusqu'ici :

FADAISES

Daignez souffrir qu'à vos genoux, Madame, Mon pauvre cœur vous explique sa flamme.

Je vous adore autant et plus que Dieu, Et rien jamais n'éteindra ce beau feu.

Votre regard, profond et rempli d'ombre. Me fait joyeux, s'il brille, et sinon, sombre.

Quand vous passez, je baise le chemin. Et vous tenez mon cœur dans votre main.

Seule, en son nid, pleure la tourterelle. Las, je suis seul et je pleure comme elle.

L'aube au matin ressuscite les fleurs. Et votre vue apaise les douleurs.

DEBUTS LITTERAIRES

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Disparaissez, toute floraison cesse, Et, loin de vous, s'établit la tristesse.

Apparaissez, la verdure et les fleurs

Aux prés, aux bois, diaprent leurs couleurs.

Si vous vouliez. Madame et bien-aimée. Si tu voulais, sous la verte ramée.

Nous en aller, bras dessus, bras dessous. Dieu ! Quels baisers ! Et quels propos de fous !

Mais non ! Toujours vous vous montrez revéche, Et cependant je brûle et me dessèche,

Et le désir me talonne et me mord, Car je vous aime, ô Madame la Mort ï

21 juillet 1861 .

Même observation que ci-dessus. A cette date, Ver- laine n'avait aucune raison de souhaiter la mort, ni de la considérer comme secoui^able, comme l'ang-e consola- teur aux yeux de jais. C'était pur jeu d'esprit. Cette ap{3étence funéraire ne reposait sur aucun sentiment vrai. « Du chiqué ! ^) comme aurait dit le Paul Verlaine des Confessions et des Hôpitaux^ s'il s'était ressouvenu de cette pièce due à son inspiration objective, et qui, bien que contemporaine des Poèmes Saturniens, demeura ég-arée, perdue et oubliée, parmi tant d'autres.

Je terminerai cette observation sur le caractère imper- sonnel de la poésie de Verlaine, à cette époque, sur cette recherche de l'objectivité, qui était toute sa poétique d'alors, par la reproduction de la pièce suivante, d'abord intitulée Frontispice, que, sous le titre Vers dorés, j'ai citée dans l'Echo de Paris du 16 mai 1889, et qui con. dense et précise ses théories d'impassibilité, déjà for- mulées dans le fameux vers des Poèmes Saturniens : « Est-elle en marbre ou non, la Vénus de Milo? »

l60 PAUL VERLAINE

FRONTISPIGB (oU VERS DORÉs)

L'An ne veut pas de pleurs et ne transige pas. Voilà ma poétique en deux mots : elle est faite De beaucoup de mépris pour l'homme, et de combats Contre l'amour criard et contre l'ennui bête.

Je sais qu'il faut souffrir pour monter à ce faîte, El que la côte est rude à regarder d'en bas. Je le sais ! Et je sais aussi que maint poète A les reins trop étroits ou les poumons trop gras.

Aussi ceux-là sont grands, en dépit de l'envie. Qui, dans l'àpre bataille ayant vaincu la vie. Et s'étant affranchis du joug des passions.

Tandis que le rêveur végète comme un arbre. Et que piaillent, tas grouillant, les nations, Se recueillent dans un égoïsme de marbre.

Telle est la poétique qui caractérise le Verlaine des Poèmes Saturniens, sourd alors aux appels, aux plain- tes, aux exaltations du inonde intérieur qu'il porte en lui, projetant au dehors toutes ses sensations, matérialisant ses rêves, extériorisant toutes ses impressions, et traitant la poésie comme matière plastique.il devait bientôt pro- fondément chang-er cette manière de voir, de sentir et d'exprimer ses idées, ses sensations, ses rêveries, ses visions.

La même impersonnalité, et une objectivité plus raf- finée, plus artiste, dominent tout ce précieux et inattendu volume des Fêtes galantes. C'est autre chose qu'un pastiche. Une synthèse de l'art du xvui^ siècle, une évocation des allures, des colloques, des distractions de cette époque délicate et maniérée.

Quel sentiment, quelle préoccupation poussèrent Ver- laine à écrire cette série de poèmes, d'une unité parfaite, et dont la composition et l'ordonnance indiquent bien

DÉBUTS LITTÉRAIRES l6l

l'œuvre d'art conçue, arrêtée et exécutée, selon un plan fixe, en dehors de toute impression personnelle? Il me serait difficile de préciser la g-enèse des Fêtes galantes. Verlaine me communiqua sans doute, au fur et à mesure qu'il les composait, les diverses petites pièces qui for- mèrent ce recueil, mais il écrivait en même temps des poèmes d'un genre très différent, comme le Grognard, qui me fut dédié, publié par la suite sous ce titre : Un Soldat laboureur {Jadis et Naguère), les Vaincus, eic. Pour moi, les pièces délicates de ce g^enre Watteau devaient figurer dans un recueil, peut-être former une partie distincte, mais ne furent pas composées d'après un plan d'ensemble.

Je suppose que deux faits contemporains dirigcèrent la pensée du poète vers les marquis et les marquises, les Cydalises, les nég-rillons indiscrets, les Pierrots et les Colom.bines, et tout le décor des parcs de Lancret et de Fragonard, chantent, au clair de lune, les jets d'eau sveltes parmi les marbres.

Edmond et Jules de Goncourt venaient de publier plu- sieurs études fort belles sur lexviii^ siècle, sur les artistes gracieux de cette époque charmeuse, les Saint- Aubin, les Moreau ; ils avaient raconté la vie et les aventures des grandes actrices, la Guimard, la Saint-Huberti, et écrit la seule histoire sincère et non diffamatoire de la Du barry, cette reine des fêtes galantes dont la fin fut si tragique et si disproportionnée. Il est possible que Verlaine ait puisé dans ces travaux le goût de se promener poétique- ment dans le monde évoqué par les Goncourt.

Et puis, on venait d'ouvrir au public la galerie Lacaze, au musée du Louvre, et nous ne nous lassions pas d'aller admirer le Gilles, les embarquements pour Cythère, les escarpolettes de Fragonard, les intérieurs de Nattier, les

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|6a PAUL VERLAINE

Lancret, les Chardin, tout cet art à la fois intime et féerique, réaliste et poétique, dont Greuze, Watteau et Boucher sont les maîtres. Il est fort présumable que de ces visites fréquentes et passionnées à la collection d'œu- vres du xvni« siècle soit venue au poète Tidée de peindre à son tour, avec des verbes et des rimes, en des tableau- tins agréables, les personnag-es de Boucher dans les décors de Watteau. A noter qu'on trouve, dans Les Ro- mances sans paroles, deux ou trois pièces qui semblent échappées du recueil des Fêtes galantes.

A moins qu'il n'y ait eu tout simplement caprice de poète, comme celui que l'auteur des Orientales et de Hernani confessait dans sa préface, disant qu'il n'y avait qu'une fantaisie poétique qui l'avait engagé à se promener en Orient, durant tout un volume, comme il lui avait plu de donner un portail espagnol à l'édifice dramatique composite qu'il dressait déjà tout construit dans son cerveau. Peut-être aussi devons-nous les Fêtes galantes à une impression très forte produite par la Fête chez Thérèse, pièce des Contemplations, pour laquelle Verlaine éprouvait une admiration telle que c'est la seule poésie d'un auteur connu que je lui enten- dis réciter par coeur. Il n'avait pas grande mémoire réci- tante et l'on ne trouve presque jamais de citations dans ses œuvres en prose.

Le livre n'eut pas un très grand succès. La presse en parla à peine.

La première édition, fort coquette, très recherchée des bibliophiles, parut en format in-i8 sur papier du Japon, 54 pages. Le titre est ainsi présenté : Paul Verlaine. Fêtes Galantes. La vignette de l'éditeur (Un labou- reur bêchant au soleil levant, avec la devise : fac et spera) et au bas : Paris, Alphonse Lemerre, éditeur. Pas-

DÉBUTS LITïÉaAmES I 63

sag-e Choiseul 47^ M.D.GGGLXIX. Sur le verso dufaux- titre, cette mention : Du même auteur : Poèmes Satur- niens.En préparation: les Vaincus. A la dernière page, cette autre mention : achevé d'imprimer le ving-t février mil huit cent soixante-neuf, par L. Toinon et G'®, à Saint-Germain, pour Alphonse Lemerre, libraii^e à Paris.

Je n'étais pas auprès de Verlaine quand son volume parut, probablement dans les premiers jours de mars 1869; je venais d'entrer à Sainte-Pélagie pour j purger une condamnation à un mois de prison, pour délit de presse.

Mon incarcération avait été précipitée. Les tribunaux de l'Empire ne laissaient jamais de vacances à Sainte- Pélagie, et on se disputait les chambres dès qu'elles se trouvaient libres. J'avais pu profiter du départ d'Edouard Lockroy, autorisé à finir sa peine dans une maison de santé, pour me faire attribuer la cellule dite Petite Sibérie. Je n'eus le temps de prévenir mon ami que par un mot rapide sur ma carte, déposée chez sa mère, demeurant alors, 26, rue Lécluse, aux Batignolles.

Verlaine, dont, à plusieurs reprises, j'ai constaté la susceptibilité pour des riens, se froissa de n'avoir pas été autrement prévenu. La lettre suivante montre son irrita- bilité, en cette occasion nullement motivée.

Le II mars 1869.

Mon cher ami,

La carte compendieuse que tu as eu la prévenance de m'eu- voyer, pour m'informerde ton entrée en prison, ne portant ni le plus mince désir d'une visite mienne, ni d'ailleurs le moin- dre renseignement pour m'aider à la faire, tu ne t'étonneras sans doute pas plus que tu ne te préoccuperas, de mon ab- sence, qui aura lieu, religieusement, à moins d'une lettre (qui

l64 PAUL VERLAINE

eût pu être moins Urdive), —Sainte-Pélagie étant loin et mes instants étant comptés.

P. Vei\laine. rue Lécluse, 26, Batignolles.

Cette irritation ne pouvait durer. Je me hâtai d'envoyer une bonne lettre, datée de la geôle, invitant Verlaine à venir, le dimanche suivant, partag-er notre ordinaire de prisonniers, 'que renforçaient d'abondantes victuailles venues du dehors et arrosées de pas mal de liquides. Je lui expliquai que j'avais dû, avant de le prier de me visi- ter, m'in former au greffe des formalités. On avait, au pavillon dit des Princes, la faveur de recevoir toute la journée des visites dans sa chambre, mais il fallait con- sig"ner auparavant le nom du visiteur sur une liste remise à la direction et soumise au visa du préfet de police. Cette formalité exig'eait deux ou trois jours. De là. cet avis laconique de mon écrou, dont il s'était mon- tré vexé.

Il ne vint pas le dimanche suivant, et s'en excusa par la lettre suivante, d'un ton bien différent du billetrag-eur qu'on a vu plus haut :

Mon cher ami,

Si je ne me suis pas rendu, aujourd'hui dimanche, à ton aimable invitation, n'en accuse que l'apparition du livre ci- joint (jui a nécessité mille démarches, et m'empêche d'aller à Pélago, outre que ma concierge ne m'a remis ta lettre que ce matin à 10 heures.

Mais compte sur moi dimanche prochain, dès la première heure, tu sais si j'ai du temps à moi dans la semaine !

Je l'envoie les Fêtes galantes, pas pour des prunes ? (service de presse !) Donc un article écœurant d'éloges ou la mort! Zut pour Woinez ! J'enverrai peut-être à Barbum. [Charles Woinez, chargé de la critique littéraire au Nain Jaune. Barbum, Barbey d'Aurevilly.]

DÉBUTS LITTÉR AIRES l65

A dimanche donc, et la poignée de main de la solidarité.

P. Verlaine.

P. S. En attendant que Rigault me tranche la tête, serre- lui bien la main de ma part. [Raoul Rigault, futur procureur de la Commune, était avec moi à Sainte-Pélagie . ]

2^ P. S. Si tu peux m'écrire, tâche de le faire, tu dois avoir le temps.

Il était fort désireux d'avoir un article sur ses Fêtes galantes. II me rappela sa demande par ce mot, qui ne pouvait avoir de sanction, ni pour l'article, ni pour le rendez-vous donné à la réunion, probablement organisée à l'occasion de la candidature de Gambetta à Belleville. A la date indiquée, 8 avril i869,j'étais encore détenu.

Le 8 avril i86g. Mon cher ami, Iras-tu demain soir à la réunion de Belleville ? J'y serai 8 heures, rue de Paris, no 8. On rigolerait après la dissolu- tion probable. A propos, tu n'es a qu'un pitre et qu'un Ber- thoud » [vers funambulesque de Banville] de ne pas encore avoir parlé des Fêtes galantes.

Je compte sur tout un numéro du journal, le jour tu t'y mettras. La chose en jvaut la peine, et .le retard ne te sera pardonné qu'à ce prix.

Donc à demain 8 heures là-bas. En tout cas,je suis toujours à la Ville de 10 1/2 à 4 h. Bien à toi

P. Verlaine.

On ne fait pas toujours ce que l'on veut, dans la presse comme dans la vie, surtout lorsqu'il s'ag-it de colloquer un article, plutôt réclamiste, sur un volume de vers. Verlaine ne s'imposait ni à la curiosité du public, ni à l'empressement des directeurs de journaux. On l'ignorait.

1^6 PAUL VERLAINE

A la fin de juillet, pour une raison quelconque, l'arti- cle promis n'avait pas encore paru. Verlaine, qui était parti dans le nord, chez ses parents, et l'avait rejoint Qiarlos de Sivry, c'était l'époque des premiers pour- parlers en vue du mariag-e qui devait s'accomplir un an après, me rappela en ces termes vifs ses Fêtes galantes :

Fampoux, le 3i juillet 1869.

Vilain oiseau, Sivry, qui est de passage ici, m'apprend qu'il a oublié de te remettre une lettre dont je l'avais chargé pour toi. Je t'y reprévenais de mon redépart, et de mon assez mau- vaise santé, qui s'est améliorée d'ailleurs, et ce n'est pas mal- heureux ! Il paraît, sale animal, qu'on ne te voit plus chez Battur [Baptiste, garçon de la Brasserie des Martyrs]. A quel crime travailies-lu en secret,donc ? Pas à ma gloire, toujours, éhonté folliculaire. Car je n'ai aucunes nouvelles d'un article de toi, relatif à ces fameuses et exquises Fêtes galantes-\k\

Soyez donc un grand poète, ayez la condescendance de ser- rer la main à de vils gibiers de chambre, el de leur payer le hock de la revendication, pour que ces porcs-là ne vous fassent pas un mécliant bol de réclame dans leurs ignobles papiers, qui trahissent jusqu'à la confiance, alors qu'on veut s'en servir utilement !

Et le Parnasse de Mérat? Ce Woinez est obscène. [Charles VVoinez avait emprunté, par mon entremise et celle de Ver- laine, le volume du Parnasse cordemporain, appartenant au poète Albert Mérat, pour un article sur les Parnassiens, qui ne parut jamais.]

Je sais que la grande soirée de chez Nina a été très chic. Il y avait Olympe Audouard, et on n'y a pas joué Brididiim [la Vieillesse de Brididi, vaudeville d'Henri Rochefort], à cause du principal acteur (moi, s.v.p. !)

As-lu été chez Meurïce, tous ces jours-ci ? Quoi de neuf à Paris ? Ici, je suis en exil absolument, -et je ne sais rien de Tien, As-tu envoyé quelque chose à Lemerre pour le Par- noMe ? [pour le 2* volume]. M paraît que le poème svs'éden- borgien de Mendès a paru dans la Liberté.

Je suis d'une orde paresse, c'est à peine si, depuis deux

DÉBUTS LITTÉRAIRES 167

jours, je me suis remis à la chose dérisoire appelée Vers. Je crois avoir en toi, sur les bords de la Seine, un pendant en flemme.

Tu vas, j'espère, vil misérable, nie répondre bientôt (Fam- poux, Pas-de-Calais, chez M. Julien Dehée), et me dire tout ce que tu lais. Ce ne peut être, du reste, que des infamies. Je te serre, en attendant, les nageoires, et suis. Ton ennemi bien cordial,

P. Verlaine.

P, S. Mes respects et mes compliments chez toi.

Je ne sais si ce fameux article sur les Fêles galantes parut alors dans le Nain jaune. Je n'ai pas la collection à ma disposition, et n'ai g'uère conservé mes articles de cette époque-là. On est très nég'lig'ent pour ces conserves, dans la prime jeunesse.

Je dédommag-eai Verlaine par la suite. Chargé, au Nain jaune, de la chronique parisienne et de la criti- ques théâtrale, quand Barbey d'Aurevilly était absent, à Valognes, écrivant son truculent Chevalier Destouches, il m'était difficile de parler des livres. C'était le domaine d'un autre collaborateur, alarmé au moindre signe d'empiétement. Mais j'avais une certaine influence dans le journal; je fis donc insérer plusieurs poèmes de Verlaine, dont tin, le Monstre, parut avoir le caractère d'une allégorie politique.

Il me remercia, en ces termes, de cette insertion :

Mon cher Edmond, Outre les volumes promis, je t'adresse quelques vers qui ne me paraissent pas indig-nes des honneurs de l'impression.

Si tu veux leur servir de parrain auprès de G. G. [Grégory Genesco, directeur du journal], et par cette influence, dont s'est bien trouvé Paulus, procurer asile au Nain jaune, réponse (S. T. P.) rue Neuve, 49, tu auras mérité, la recon- naissance de leur père, de ton

P. Verlaine.

l68 PAUL VERLAINE

p, S. Viotti souhaite succès à tes coups de plumes, et te fait savoir, par mon entremise, que le sieur Sivry, contre- pointiste, n'a déserté encore la Neustrie.

En cas de succès, corriger très diligemment l'épreuve, et me resliluer le manuscrit.

P. V.

Une seconde lettre, plus vive, me reproche de n'avoir pas assez soig-nensement revu les épreuves de son poème:

Mardi.

Cervelle de girouette ! Tu n'as point rempli mes instruc- tions : j'avais écrit bien « rhythme » qu'on a imprimé mal. Tu n'as donc vu clair ? On a supprimé le : A xxx et la date : pourquoi?? Tu le sais, j'ai la prétention de ne livrera l'im- primeur rien qui ne soit voulu ; je trouve donc mauvais qu'un imprimeur (ou autre) se mêle d'écimer ou d'écauder ma livraison.

Après les récriminations, les compliments : tu as été, cher Edmond, d'un bon vouloir, d'un empressement exquis; aussi te prie je d'accepter céans mes plus sincères et affectueux remerciements.

P. Verlaine.

Amitiés à ta famille. Ci-joint un sonnet. J'use, j'abuse...

Dès que M. Woinez aura fini de se servir du Parnasse de Mérat, rends-le-lui bien vite. A samedi, rue Chaptal, ou chez Battur.

P. Verlaine.

Chez Battur, je l'ai dit plus haut, cela sig-nifiait ren- dez-vous à la Brasserie des Martyrs, dont le g-arçon qui nous servait se nommait Baptiste, par corruption Battur. Nous prenions le serviteur pour désig'ner la maison, la partie pour le tout. C'était une synecdoque.

Rue Chaptal, ou autrement dit : chez Nina, c'était la maison amusante, bruyante, étrange, nous passions

DÉBUTS LITTÉHAIRES 169

de nombreuses et agréables soirées, maison qui eut aussi son influence sur le groupement de la jeunesse littéraire et politique de 1869, et dont un croquis est indispensable à la biographie de Verlaine et à l'étude de son étrange et puissante intellectualité.

VI

CHEZ NINA. LE PARNASSE CONTEMPORAIN

(1868-1869)

M^e Nina de Callias était, en 1868, une jeune femme de ving^t-deux à ving-t-trois ans, petite, dodue, vive, spirituelle, névrosée, quelque peu hystérique, fort ave- nante, et qui a laissé une réputation, justifiée d'ailleurs, d'excentricité, d'outrance et de franche hospitalité. Elle se plaisait à réunir, vers la fin de l'Empire, dans son appartement, assez modeste et simplement meublé, dépendant d'une belle maison, d'apparence bourgeoise, rue Chaptal n" 17, des jeunes g'ens de la littérature, des arts et de la politique, attirés par la g-aieté et le sans- façon du log-is, retenus par l'amabilité de l'hôtesse. On s'y retrouvait entre camarades. Un club sans appa- rat, sans baccarat aussi. On montait « chez Nina » jusqu'aux heures les plus tardives, certain d'y trouver gaie compagnie. On venait, soit en passant, soit exprès, entendre des vers, échanger des nouvelles, dire du mal du gouvernement ou des hommes de lettres arrivés, selon que l'on appartenait au clan politique ou au céna- cle littéraire, car les deux groupes fraternisaient, sans se mêler absolument. J'appartenais aux deux, en ma

LE PARNASSE CONTEMPORAIN l^I

double qualité de parnassien et de journaliste républi- cain, récemment condamné.

Ah ! quelle étrang-e petite fée que cette Nina, si folle, si rieuse, si avenante, et dont nous avons tous conservé le meilleur souvenir. Verlaine a dit d'elle : « Plusieurs d'entre nous fréquentaient chez l'admirable Nina, de qui j'ai parlé, deci delà, insuffisamment, nature d'artiste que son feu dé\t)ra prématurément. »

Elle était très bonne musicienne, jouant du piano en virtuose, composant aussi, mais rarement, et ne nous accablant pas de l'audition de ses nocturnes ou de ses caprices de concert. Elle adorait les vers, et avait ce mérite de n'en pas faire. Ardente à tout apprendre, fiévreuse de tout pratiquer, infatig-able et complexe, elle devançait nos sportives contemporaines actuelles .

La première fois que je la vis, elle portait plastron et jupon court, et prenait une leçon d'armes avec un pré- vôt du bon maître Cordelois. Elle se passionnait pour tout : politique, littérature, philosophie^ et aussi pour les mathématiques, le spiritisme; la magie surtout l'atti- rait. Quand le maître en fait d'armes la quittait, le pro- fesseur de kabbale entrait donner gravement sa leçon, en attendant les gammes et les exercices sur le grand piano d'Erard. Elle avait rencontré Henri Rochefort à Genève, et avait conçu pour le célèbre pamphlétaire une amitié, qui, les circonstances s'y prêtant, aurait pu dégé- nérer en un sentiment plus positif. Elle écrivait, en sou- venir dé lui, sur du papier avant pour \'ig'nette une lanterne.

Cordiale et familière avec tous, on ne lui connaissait pas d'amant en titre, au moins dans les premières années de sa vie bohémienne. Charles Gros, le poète du (Coffret de Santal, l'inaug^urateur des monologues (le

lya PAUL VERLAINE

Hareng saur), et l'inventeur, avant Edison, du pho- nographe, était très assidu auprès d'elle. Il remplissait comme des fonctions de secrétaire officieux, d'intendant, et passa pour être du dernier bien avec elle. Avec sa tête crépue et sa physionomie négroïde, le fantaisiste et ingénieux Charles semblait mal préparé pour l'emploi des amoureux. Je crois que tout son rôle fut celui d'uti- lité. Bazire, un singulier g-arçon, au bég-aiement inter- mittent, collaborateur de Rochefort à la Marseillaise, puis kl Intransigeant, républicain convaincu, et qui fut poursuivi pour avoir invectivé l'empereur Napoléon III, aperçu se promenant sur la terrasse des Tuileries, auprès du Pont-tournant, lui fut ég-alement attribué comme amoureux en pied. Peut-être cette supposition devint-elle exacte, par la suite, à une époque je per- dis de vue Nina, quand, après la g-uerre, elle alla habi- ter à Batig-nolles, rue des Moines, et qu'elle se fit appe- ler Nina de Villars.

Elle était fille d'un avocat de Lyon, M. Gaillard. Elle avait possédé une assez belle /ortune, dont il lui res- tait une ving'taine de mille livres de rentes assurées, qu'elle dépensait jusqu'au dernier sou. Heureusement ces rentes étaient à l'abri, quant au capital. Elle vivait en compagnie de sa mère, qui était, je crois, titulaire de la majeure partie de l'avoir commun. Une physionomie étrang-e que cette M™" Gaillard, toujours en deuil, som- bre, impassible, et comme inconsciente, au milieu de nos plus forts tapag-es, qu'elle semblait ne pas entendre. Elle se tenait comme une momie au milieu de nos rondes. Tout tournoyait autour d'elle, indifférente et comme aveugle et sourde. Elle n'approuvait ni ne blâmait nos excentricités les plus osées, qu'elle paraissait ne point voir. Elle avait pour compag-non perpétuel un horrible

LE PAUNASSE CONTEMPORAIN 178

sing-e, qui, réfug"ié sur son épaule, nous faisait des gri- maces et parfois nous montrait son derrière. Ce sing-e représentait le philosophe assistant l'orgie, dans le tableau de Couture.

Nina avait été mariée, oh ! peu de temps, à un jour- naliste connu, et qui fut brillant, Hector de Gallias. Un type aussi ce mari, et un excentrique comme sa petite femme, qu'il ne sut ni apprécier, ni rendre heureuse, ni conserver. C'était un absinthier de premier rang. Il réalisait parfaitement, pour les bourgeois l'apercevant attablé au Rat-Mort ou à la Nouvelle- Athènes, la cari- cature du bohème de lettres, telle qu'elle a été tant de fois esquissée.

Hector de Callias ne manquait ni d'esprit ni de talent. Il avait su marquer sa place, au milieu de nombre de journalistes réputés ; au Figaro, Villemessant s'étaitinté- ressé à lui, et, dans son testament, il lui avait laissé une petite rente, qui lui servait à manger, à boire pour dire le vrai.

Quand sa femme mourut, Hector de Callias, bien que n'ayant conservé aucune relation avec elle, crut bien- séant de suivre le convoi. L'enterrement avait lieu du côté de Montrouge. Très digne, Callias, en habit noir avec la cravate blanche de rigueur, conduisit le deuil et fit les honneurs de la cérémonie funèbre aux rares assis- tants, stupéfaits par l'apparition de ce mari revenant.

La pauvre Nina avait fini par succomber à la suite des surexcitations de toute sorte, des veilles et des excentri- cités qui étaient, chez elle, les conditions normales de l'existence. Le personnel de ses soirées bizarres de la rue des Moines n'était plus celui de la rue Chaptal. Les habitués d'avant la guerre étaient devenus académiciens, décorés, célèbres, rangés, ou défunts, et sauf Léon Dierx,

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Sivrv et quelques autres, aucun des anciens ne fréquen- tait plus la nouvelle maison de la vieille, que Catulle Mondes a décrite. Les décadents, les mystiques, les ma- gnifiques, coudoyaient les fumistes poétiques des brasse- ries à ^•uig'nols, et de vag-ues anarchistes y venaient cau- ser de bombes inédites et d'explosifs nouveaux, en fai- sant sauter les bouchons du champag-ne à trois francs, qui coulait, comme par le passé, à flots. L'infortunée Nina eut la cervelle à la fois brisée par toute cette tré- pidation ambiante, et sa raison, avec tout le ressort de son âme, se cassa dans cette bousculade elle s'était jetée, et on l'avait maintenue. Elle se saoulait de tapage, elle, musicienne délicate, comme son mari d'al- cool frelaté. Elle est morte démente.

La présence de ce mari, dont elle était séparée depuis de long-ues années, étonna mais n'indig-na personne. On n'était ni formaliste ni bég-ueuie, chez Nina, et puis, on supposa qu'à ses derniers moments, entre deux crises, la pauvre aliénée avait témoig-né le désir de revoir celui dont elle avait porté le nom. Gallias, d'ailleurs, se con- duisit en parfait gentleman, durant toute la cérémonie. Ceux qui ig-noraient l'histoire de ce singulier ménage pouvaient croire que c'était un veuf affligé rendant les derniers devoirs à son épouse regrettée.

Les obsèques terminées, c'est-à-dire le petit cercueil d'enfant, contenant la pauvre poupée, descendu dans la terre, Callias,sans tenir son rôle jusqu'au bout, et sans se placer dans l'alignement classique de l'allée funèbre, afin de recevoir la poignée de main de condoléance des assis- tants se retirant, s'éclipsa le premier, à travers les tom- bes. On admit, le monde n'est pas toujours malveil- lant, que ce rapide éloignement était affaire de conve- nance, vu sa situation d'époux séparé. Ce fut Charles

LE PARNASSE CONTEMPORAIN 1^5

Gros qui le remplaça dans la distribution cérémonieuse des poignées de mains.

On se trompait sur la cause de la dérobade du mari inopinément revenu le jour de l'enterrement. Gallias avait faussé compag-nie uniquement parce qu'il avait soif. Une journée pareille altère. Et puis, durant cinq heures qu'on était sur les rang-s, à l'église, en route à travers Paris, et au cimetière, il n'avait pas humecté son gosier. Pareille sécheresse lui était inconnue depuis de bien lointaines années. Résolu à demeurer correct jusqu'au bout, il avait résisté à la tentation de quitter, en chemin, le convoi, pour se faire servir une verte à l'un des in- nombrables cafés, débits, liquoristes, aperçus, ironiques et provocateurs, tout le long de l'itinéraire des Bati- gnolles à la porte d'Orléans. Mais il était à bout de ré- sistance. Aussi, la morte confiée à la terre, s'était-il hâté de quitter la nécropole et de courir au plus prochain comptoir, à la sortie du cimetière, afin d'étancher sa soif de naufragé.

Trois jours après, on le rencontrait, vers deux heures du matin, dans le quartier Pigalle, festonnant conscien- cieusement, haranguant les becs de gaz, et toujours en habit noir, avec une cravate qui avait été blanche. Il n'était pas rentré chez lui depuis la cérémonie funèbre, et il n'avait atteint son quartier qu'après des étapes pro- longées au Quartier Latin, aux Halles, au faubourg Mont- martre, dans tous les débits rencontrés sur sa route : au retour, se dédommageant de l'abstinence de l'aller.

Il arrivait rarement à Hector de Callias de se griser en tenue de soirée. C'était un ivrogne professionnel, avant des habitudes et des procédés. Quand il avait touché sa pension au Figaro, il se préoccupait de la façon dont il rentrerait, sa visite faite aux cafés et comptoirs du

1^6 PAUL VERLAINE

quartier Pigalle. Il serrait soig-neusement ses vêtements propres, de coupe élég-anle, se costumait d'un panta- lon de velours et d'une veste de chasse côtelée, râpée, et se coifiFait d'un feutre mou. C'était l'uniforme des cuites.

Après cet enterrement prolong-é, Hector de Gallias dé- serta de temps en temps le quartier Pig-alle. Il avait pris eoût aux caboulotsdu Quartier Latin, appréciés en reve- nant du cimetière de Bagneux, il faisait si soif. Dans ces déplacements bachiques, 11 se rencontra avec Verlaine. Tous deux fraternisèrent, le verre en main, et insensible- ment ils parlèrent de leurs épouses : l'une morte, l'autre divorcée. Alors ils échang-èrent leurs reg-rets, leurs lar- moiements et leurs invectives, car ils les maudissaient, en même temps qu'ils les reg-rettaient, ces disparues. Ils avaient l'œil humide à ces ressouvenirs, et au battement de la purée verte par l'eau perlant, larme à larme, du morceau de sucre, disposé sur la spatule ajourée, ils étaient sur le point d'ajouter de vrais pleurs.

De temps en temps, Hector de Gallias allait faire, sur l'ordonnance d'amis médecins, inquiets de son état de délabrement, une sorte de cure à la campagne, respirant l'air frais et buvant du lait. Gela allait bien pendant quelques jours, puis, tout à coup, il désertait la ferme, entrait dans un cabaret, se faisait servir une verte, et, ainsi mis en haleine, se jug-eant g'uéri, il reprenait aussi- tôt le train pour Paris, il retombait dans ses absorp- tions alcooliques. G'est au cours d'une de ces cures intermittentes, à Fontainebleau, qu'il a succombé, frappé d'une congestion. G'est probablement le lait qui l'a tué. Il n'avait pas l'habitude.

Le salon de la rue Ghaptal, dont Verlaine fut l'un des assidus, était composite et éclectique. On y était admis

LE PARNASSE CONTEMPORAIN

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facilement et difficilement à la fois. Il fallait être de la troupe, apprenti académicien ou élève tribun, peu impor- tait votre qualité littéraire, artistique ou politique, mais il fallait en avoir une. Tout bourg-eois était éconduit, et, s'il parvenait à se glisser, n'y revenait plus, tant il était l'objet de brimades, dont quelques-unes raides, intolé- rables même.

On disait, entre jeunes poètes, artistes, peintres, jour- nalistes, politiciens de Montmartre, du café de Madrid, du café de Fleurus : Allons chez Ninal Et l'on partait tout à coup, en bande. Ainsi org-anise-t on une partie de plaisir de nuit, une visite « dans le monde » ou « à la sous-préfecture » en province, après la manille au café, quand les établissements réguliers vont clore leurs volets et renvoyer les clients. Il n'y avait pas d'heure pour sonner chez Nina. La porte était ouverte toujours, et la nappe mise en permanence. Il y avait trois canapés, sou vent occupés, après le départ du gros des habitués ; c'était le lit de repos de ceux qui habitaient loin, crai- g-naient la rentrée trop matinale, ou la sonnerie trop tardive aux oreilles récalcitrantes de cerbères peu com- plaisants. A quelque heure qu'on se retirât, on n'était jamais le dernier. Je n'ai jamais pu savoir à quel moment Nina, enfin seule, se mettait au lit et g-oûtait un repos bien mérité.

Les notoriétés naissantes, les célébrités de l'avenir se coudoyaient chez Nina. On y voyait, avec son masque de premier consul, François Goppée récitant, d'une voix dolente, ses Inlimités. Léon Dierx, évocateur des îles poétiques, secouait sa belle chevelure noire, en décla- mant ses Filaos. Charles Gros décrivait, d'une voix mo- queuse, les oscillations du hareng- saur, suspendu à un mur nu, nu, nu, au bout d'un fil long-, long, long-, conte

la

I-jS PAUL VEKLAINE

imag'itié pour amuser les enfants petits, petits, petits. Anatole France, Mendès, Mérat, Valade, tous les halji- tués du salon Ricard se retrouvaient ; Charles de Sivry, toujours au piano, impro\'isait, Dûment modulait des airs hongrois sur le zither, Franecs, l'excellent comique du Palais-Royal, au masque finaud de curé campag-nard, débitait, en enflant la voix et en faisant rouler les r aussi férocement qu'il lui était possible, comment on avait pris Sarrag'osse. Henri Gros, le sculpteur cirier, modelait, dans un coin, silencieux, la petite tête de la maîtresse de la maison. Villiersde l'Isle-Adam grimaçait et scandait les plus imprévus apophtegmes du D"" Tribu- lat Bonhomet, Prudhomme épique et Homais mons- trueux.

Dans le clan des politiques, on voyait Abel Peyrouton, l'un des fondateurs des réunions publiques du Pré-aiix- Clercs et de la Redoute, avocat nerveux, à la parole saccadée, au geste autoritaire, qui venait de prononcer une vigoureuse harangue sur la tombe de Baudin, ré- cemment retrouvée, perdue parmi les sépultures du cime- tière Montmartre. Cette trouvaille, la souscription au Réoeil, et le procès retentissant lait à Charles Delescluze furent le point de départ de la fortune oratoire et politi- que de Léon Gambetta. On comptait encore parmi les habitués rouges : le gros et bon Emile Richard, rédac- teur au Réveil de Delescluze, futur président du Conseil municipal; Gustave Flourens, apôtre révolutionnaire destiné à une fin tragique, à Chatou, sous le sabre d'un gendarme ; Raoul Rigault, le fameux procureur et pré- fet de police de la Commune, qui, à souper, volontiers se chargeait de découper le jambon rose, maniant avec amour le grand couteau, comme s'il eût brandi le glaive 'égal sur le cou des réacs. Il proposait un toast à Ghau-

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inette ou à Anacharsis Klootz, entre un pantoum de -Mallarmé, une fête galante de Verlaine, récités par les auteurs, ou la valse des Sylphes jouée par Ferdinand Révillon, pianiste et agitateur populaire, plus tard direc- teur des douanes, sous la Commune.

Les amusements étaient variés et comportaient les gen- res les plus divers. On improvisait des charades. Jeanne Samary, la future Martine du Théâtre-Français, ouvrait l'ëcrin de sa bouche rieuse, en débitant des fragments lu répertoire. Son rire excessif cascadait comme sous la détente d'un ressort. Catulle Mendès, secouant sa blonde chevelure, chantait lentement et gravement « les vaches au flanc roux qui portent les aurores w.Coppée parodiait Théodore de Banville. On faisait des imitations des comiques à la mode, Gil Pérès, Lassouche, Brasseur. On narrait des scies militaires, bien antérieures au réper- toire de Polin, qui les a reproduites. Enfin, on psalmo- diait des complaintes, et l'on entonnait des Noëls burles- ques, sorte de revue les événements de l'année défi- laient en couplets de vaudeville. Le salon de Nina fut en quelque sorte, par l'ironie, la fantaisie, la blague et la rosserie des poèmes, chansons, saynètes, qu'on y fabriquait avec une verve joyeuse, le prédécesseur, l'an- cêtre du Chat Noir.

On y entendit même un spécimen de cette littérature argotique, qui devait, un temps, obtenir si grande vogue et faire la réputation d'Aristide Bruant etde son cabaret. Ce fut Verlaine qui donna cette première note brutale et populacière, dont par la suite on devait abuser : mais alors les marions et les escarpes n'étaient point célébrés dans la langue des dieux. Cette bizarre et tout à fait exceptionnelle pièce de vers, dont j'ai l'original, agré- mentée d'un dessin à la plume, de Verlaine, représen-

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tait le personnag^c dont il est question, avec le costume de l'emploi, pantalon à carreaux larges, veston ouvert, chemise bou fiante, cravate à nœud marin, casquelte haute. Le jg^aillard était campé les mains dans les « pro- fondes ». Cette charge, texte et dessin, fut sans doute inspirée par une promenade nocturne que nous fîmes, Verlaine et moi, vêtus de blouses et coiffés de casquettes à pont, achetées chez le fournisseur ordinaire des gen- tilshommes de la Villette, le chapelier Desfoux, rue du Pont-Neuf. Il no\is avait pris fantaisie d'explorer les bals et les bouges du Combat et de Ménilmontant. Au bal Gclin, alors chaussée de Ménilmontant, Verlaine, avec sa face camuse, ses jeux perçants, son aspect étrange, eut un succès de terreur auprès des habitués des deux sexes. On le prenait pour un « mec » qui ne devait pas hésiter à jouer du couteau. On avala des sala- diers de vin bleu avec deux ou trois danseuses de ce bal, d'ailleurs on ne levait pas la jambe, la gaîté avait quelque chose de morne, de contraint, tout se pas- sait, en apparence, paisiblement, patriarcalement, sous l'œil sévère des gardes municipaux, choisis parmi les plus râblés et les plus énergiques du corps. Grâce à ma connaissance de l'argot, nous pûmes soutenir assez bien nos personnages, et ne pas laisser supposer, ce qui pour la sortie aurait pu présenter quelque danger, que nous fussions des agents déguisés. Verlaine parlait peu; il observait, fumait et buvait, oh ! solidement. Tout se passa sans autre incident qu'un colloque inattendu, au moment nous allions quitter le bal, avec un maigre, blôme et minable gamin, d'une quinzaine d'années au plus, qui, un éventaire accroché au cou, offrait aux clients des pommes, des oranges, des berlingots et des sucres d'orge.

LE PARNASSE CONTEMPORAIN l8l

Allume, dit-il au poète, très bas, d'une voix rauque, à jai-auche de la g^onde, y a d'iarnacle...

Et il ajouta, encore plus sourdement :

Je suis rien fauché, vieux, r'file-moi un patard.

Verlaine demeurait perplexe, un peu inquiet. Heureu- sement j'avais compris. « Reg-ar de, avait dit, en son lan- g-ag-e imag-é, le jeune voyou à l'auteur des Fêtes galantes, qu'il prenait décidément pour un confrère de marque, à gauche de la porte, il y a de la police secrète. » Et pour prix de son avis, qui était peut-être une rouerie pour nous « estamper », car le jeune drôle pouvait nous avoir dévisagés et reconnus pour des « pantes », sous nos déguisements de « mariolles », il avait ajouté: « Je suis sans argent, donne-moi deux sous. »

Je « r'filai » à notre avertisseur les dix centimes solli- cités, et j'entraînai vivement Verlaine, par un couloir à peine éclairé, vers la sortie. Sur le boulevard extérieur, après avoir allumé nos pipes, nous nous donnâmes le plaisir de cheminer au milieu de nombreuses filles apos- tées le long des arbres. Quelques-unes, en passant, cro^-ant sans doute nous reconnaître, et nous prenant pour des « aminches en ballade », nous faisaient des signes d'intelligence, auxquels nous répondions amica- lement, d'un geste suffisamment protecteur. Parvenus à proximité du café du Delta, abrités par la baraque d'une marchande de journaux, nous dépouillâmes nos blouses, et nous fîmes une apparition modeste, avec nos cas- quettes nous donnant l'aspect, non plus de « terreurs » en expédition, mais de paisibles consommateurs venus en voisins. Verlaine d'ailleurs était connu en cet établis- sement, et sa présence, pas plus que sa coiffure, ne pou- vaient attirer l'attention.

La suite de cette équipée, renouvelée des pérégrina-

iSa PAUL VEALAINE

lions aux lapis-francs de la Cité du héros des Mystères de Par/s, avec cette diflérence qu'aucune Fleur-dc-Marie ne se présenta à notre vue, nous n'étions du reste pas venus au bal Gelin pour y dénicher, comme le bon prince Rodolphe, de virg-inales prostituées, fut la pièce arg-oti- que : l'Ami de la Naiare. Récitée chez Nina, elle eut un ffrand succès d'orig-inalitéet de pittoresque. Le g«nre était alors complètement nouveau, et la littérature mont- martroise n'était pas inventée.

Cette pièce vient d'être publiée dans le volume com- plémentaire des Œuvres complètes.

Celte chanson n'ajoutera rien à la gloire lyrique de Verlaine. Elle affirme un des éléments de son caractère et de son talent : l'ironique et funèbre g"aîté.

Chez M"'" de Ricard, après les vers, après lescharades, quand, vers une heure du matin, s'éclaircissaient les rang-s des habitués, fréquemment nous passions dans un petit salon, et là, autour d'un guéridon, recouvert d'un châle, nous faisions une partie, peu chère, mais attrayante, au point de nous retenir parfois jusqu'à l'aurore loin de nos dodos. Nous jouions le plus souvent un jeu de hasard tout à fait démodé, oublié aujourd'hui, le lansquenet. Très rarement on lui substituait le baccarat. Comme nous ne faisions que le chemin de fer, le choix de l'un ou l'autre jeu appartenait à celui qui avait la main. L.-X. de Ricard ne jouait pas, Verlaine très rarement se mettait au jeu, mais Coppée et Dierx étaient des pontes acb acnés.

Chez Nina, on ne jouait jamais, mais la veille était quand même proiong-ée, car on soupait et l'on buvait. Ce g-enre de passe-temps agréait mieux à Verlaine que les cartes. Le défaut de sommeil contribua pour beaucoup à déve- lopper chez nombre d'entre nous la nervosité, l'irritabi-

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lité et une sorte de fébrilité permanente, sissez désagréa- ble pour les tiers dans les relations courantes.

Verlaine était fort excitable, et plus d'une fois j'eus la preuve de la fâcheuse tension de ses nerfs. On m'a caché, comme à tout le monde, le procès qu'il subit en Belgique à la suite de ce funeste coup de feu, tiré sur Rimbaud, dont on lira plus loin tous les détails. Averti à temps, j'aurais déposé devant les juges, pour établir que Verlaine, à de certains moments d'exagéra- tion, sous l'influence de la boisson, pouvait être entraîné à des actes violents, impulsifs, inconscients. Il n'a pas été défendu comme il convenait devant les magistrats de Brabant. Son irresponsabilité occasionnelle était cer- taine.

Sortis, un samedi, de chez Nina, fort tard, ou plutôt très tôt, c'était le printem.ps et l'aube était attirante, il nous prit fantaisie de nous en aller à pied, respirer l'air frais, à la campag-ne.Xous traînâmes, par les boulevards extérieurs, vers le Bois-de-Boulogne. En devisant, fumant, rêvassant, on toucha au Pré-Catelan. Là, absorp- tion de lait et dégustation d'œufs frais. La clientèle était assez nombreuse. C'était la dernière hadte des noctam- bules, le dépotoir matinal de tous les restaurants de nuit, le déversoir des comptoirs des Halles, des sous- sols de Hill's et de la cave de Frontin. Verlaine eut une altercation avec des voisins et voisines. Je l'apaisai et l'emmenai. Il faut dire qu'après le lait et les œufs il avait demandé du café, du genièvre, et avait pris une forte f( bistouille », comme s'il était à Fampoux.

Nous cheminions dans une des allées nous ramenant vers le lac et l'avenue, alors dénommée de l'Impé- ratrice, quand l'idée vint à Verlaine de retourner au Pré-Catelan. Il voulait boire encore, et puis, le geniè-

l84 PALL VEKLAINE

vre ag-issant, il éprouvait le désir de retrouver les gens avec lesquels il s'était disputé. Probablement il avait l'intention de recommencer la querelle. Son œil devenait mauvais, sa parole était brève, hachée, et il brandissait fébrilement sa canne. Je m'efforçai de le calmer, et à un moment donné, comme il faisait mine de rebrousser chemin, je le pris par le bras pour Tengag-er à conti- nuer sa route, à rentrer chez lui, plutôt que pour le maintenir.

Il prit fort mal la chose. Il m'apostropha durement, puis brusquement, dégainant la lame qui était enfermée dans sa canne, il fonça sur moi. Je reculai, je parai de mon mieux les coups de pointe de plus en plus furieux qu'il me portait, excité par la lutte. Je le suppliai de redevenir raisonnable. Je lui criai que c'était un jeu dangereux, qu'on pouvait l'un ou l'autre se blesser. Il ne m'écoutait pas. La partie devenait inégale; je n'avais qu'un léger jonc pour me défendre. C'était un duel l'un des champions était désarmé. J'avais essayé, en tapant sur ses poignets, de faire tomber l'arme des mains de mon sympathique assaillant, mais le stylet de cette canne épée était court, difficile à lier avec une badine, et Verlaine en tenait le manche avec une vigueur sur- excitée. Je battis en retraite, du plus vite que je pus, sans avoir aucune honte de cette fuite, d'ailleurs plus sem- blable àlarused'Horace,qu*àladérobade du poète homo- nyme. Je m'étais jeté parmi les arbres, bouquets min- ces de bouleaux et de jeunes hêtres, comptant que Ver- laine, alourdi par l'ivresse, ne pourrait ni me joindre, ni même se tenir debout longtemps. Ce que j'avais prévu arriva : comme il brandissait de plus en plus furieuse- ment son stylet, sabrant les basses branches des arbres, et hurlant qu'il allait m'étriper, puisque je voulais l'a-

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bandonner, puisque je refusais d'aller avec lui au Pré- Catelan. Tout à coup, il emberlificota les pans de son macfarlane dans un buisson, il trébucha, fut comme pris dans un pièg^e, et du coup lâcha son arme. Je m'é- lançai d'abord vers le stylet, je le réintégrai dans le fourreau de bois^ et, comme confisqué, je le g-ardai, don- nant mon stick inoffensif en échange à Verlaine, puis je le chapitrai, je le raisonnai. Il grondait, grognait, jurait, menaçait encore, et sans doute, malgré moi, malgré tout, il aurait réalisé son idée d'ivrogne entêté de retourner au Pré-Catelan, afin d'y provoquer ceux avec qui il s'était querellé, ou peut-être même, tout sim- plement, avec la mobilité d'impression, la facilité de réconciliation des buveurs, leur aurait-il offert de trin- quer, quand un bruit de pas lourds, de branches frois- sées, nous fit tourner la tête. Un vieux garde du Bois, avec képi, uniforme vert et médaille militaire, courait vers nous. Son intention était visible de nous interroger. Peut-être projetait-il de nous arrêter. De loin, embusqué dans un taillis, ce vieux brave avait vu la scène, à laquelle il n'avait rien comprendre, d'un homme en menaçant un autre avec une arme, et il était accouru pour préser- ver la victime et arrêter le meurtrier.

Il ne dut pas comprendre davantage à ce qui se passa ensuite, car il vit l'assassin et l'assassiné se hâter de s'éclipser de compagnie, à travers les arbres, s'aidant, se favorisant dans leur fuite réciproque. J'avais saisi Verlaine, dégrisé et devenu très docile, par la main, et je l'entraînai de mon mieux vers Paris. La vue du garde lui avait rendu un peu de sang-froid. Nous ne tenions, ni l'un ni l'autre, à un procès-verbal à une heure aussi indue. D'où galopade effrénée vers la Porte Maillot. Nous percevions derrière nous la course précipitée du

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vieux garde haletant, soufflant. Ses cris : Halte !.. Arrê- tez-vous !.. Arrêtez-les! retentissaient tout proches, nous éperonu;int. Puis ce ne fut qu'un brouhaha confus, une clameur assourdie, s'éteig'nant. Nous détalions toujours. EnBu, routes, en sueur, avec de ja^ros spasmes de respi- ration entrecoupée, nous avions atteint la gare : un train matinal arrivait précisément. En \\'ag'on, Verlaine se mit à ronfler, ce qui fit qu'il fut impossible de le faire démarrer à temps en g-are des Batig-nolles. Descente à Saint-Lazare. Vin blanc avec croissant, chez un débitant du bas de la rue d'Amsterdam^ en compag-nie de fac- teurs et d'hommes d'équipe, et enfin rentrée, plutôt piteuse et dissimulée, dans nos familles. Il était six heures et demie.

Cette existence assez irrégiilièrt, peu boui-g^eoise, s'ac- cordait assez avec une compréhension de la condition du poète, do l'artiste, dans la société contemporaine, telle qu'on l'entendait et qu'on la pratiquait au temps des batailles de Hernani, quand, « sans pourpoint cinabre on était honni «.C'était la théorie des Jeunes-France qu'on reprenait. C'était aussi la bohème fantaisiste et outran- cière de Petrus Borel, de Lassailly et des autres roman- tiques, bien diflerente de la bohème carottière et gei- gnarde d'Henry IMurger, que ces jeunes écrivains revi- vaient. La plupart étaient, dans la journée, pourvus d'emplois sérieux, ou du moins peu folichons : Coppée, Verlaine, Mérat, Valade, Dierx avaient tous des bureaux o"i il fallait se rendre. Ils protestaient, le soir, par des d6ambulations accidentées, des veilles et des réunions interminables, contre la régularité et la monotome de L'UT existence diurne. Ils étaient de véritables néo-ro- mantiques. Avec cela, passionnés pour l'art, convaincus d'une sorte de mission rénovatrice, entendant des voix

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mystérieuses, comme Jehanne, qui les poussaient à cou- rir sus à la vulgarité, à la platitude, à la comédie bour- geoise, au roman réaliste, au métier et à la fabrication Mclée de la copie payante. Ils étaient prêts à combattre et à vaincre, pour délivrer l'Art et le rétablir, le sacrer sur son trône reconquis, pas à R.eims, par exemple, à Paris.

II leur fallait, à ces aventureux conquérants de la forme, à ces artistes qui avaient surtout la prétention d'être des ouvriers en art, un centre, un lieu de réunion, un drapeau et un nom. Tous les groupements politiques, littéraires, artistiques philosophiques, scientifiques, uni- versitaires, commerciaux, sportifs, se désignent par un qualicatif. La pléiade, les romiantiques, étaient des exem- ples à imiter. Mais quel nom prendre ou recevoir, car parfois l'enseigne est fâcheuse et le sobriquet inférieur est imposé ?

On nous avait, dans la presse, dans les groupes gouail- leurs du boulevard, affublés déjà de divers surnoms : les foôrmistes, parce que javais publié, dans CArt, le journal de Ricard, un article intitulé l'Idée et la Forme, je soutenais, en commentant Destutt de Tracy et Maine de Biran, que, de même qu'il n'y avait pas de pensée sans signes, sans mot, il ne pouvait y avoir d'idée artistique sans forme : la forme ne revêtait peis l'idée, elle la créait, ainsi que, dans l'ordre physique, le corps crée l'âme. Après ce quolibet, qui ne dura pas, le sobri- quet d'impassibles fut assez répandu. Il provenait d'un article de Louis-Xavier de Ricard. On essaya aussi du terme de yantaisistes, de stylistes, mais ces vocables n'étaient point assez moqueurs ; ils eussent plutôt paru élogieux. Enfin le verbe luit, destiné à survivre, à entrer dans le catalogue de l'histoire littéraire, et à désigner

l88 PVUL VERLAINE

loule une f^énération, encore aujourd'hui ag-issante, militante, triomphante : quelqu'un avait dit que le Par- nasse soit et le Parnassien fut !

On a vu plus haut comment, grâce à un ami de Ver- laine, Ernest Boutier, client du libraire du passag-e Choiseul,on s'était abouché avec cebibliopole audacieux, comment Alphonse Lemerre s'était improvisé déposi- taire du journal l'Art, puis éditeur de poésies, en pu- bliant successivement Ciel, Rue et Foyer de L.-X. de Ricard, les Poèmes Saturniens de Verlaine et le Reli- quaire de Coppée.

Le journal CArl ne faisait pas ses frais, ne portait pas surle public, n'avait qu'une clientèle à peu près g-ratuite. Louis-Xavier de Ricard en supprima la publication, et, comme il lui restait encore quelques sous à dépenser en impression, sur le conseil de Catulle Mendès, et avec l'assentiment de Lemerre, le bien avisé, fut publié /e Par- nasse contemporain, recueil de vers nouveaux. Pour- quoi ce titre rococo? On n'a jamais pu connaître exacte- ment le nom de l'inventeur. Plusieurs parrains ont été mis en avant. Je crois, mais je n'affirme rien, que le choix de ce titre fut sug-g-éré, tout au moins, par un phi- lolojjue qui fréquentait chez Lemerre, M. Ch. Marty- Lavaux,à qui ce libraire confia par la suite la publication des poètes de la Pléiade. Le prince des poètes, Ronsard, déjà veng-é d'un sort injurieux par Joseph Delorme et Ban- ville, était très en honneur parmi les habitués de l'arrière- bouliquc du passag-e Ghoiseul. En tous cas, l'étiquette prise bientôt fut admise, colportée, vulg-arisée, et le groupe de ces néo-romantiques fut définitivement classé sous le nom de Parnassiens. La parodie s'en mêla, etun groupe dissident de littérateurs fantaisistes, parmi lesquels se trouvaient Alphonse Daudet,Paul Arène, Jean duBoïs,

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firent paraître, SOUS le titre de Parnassiculet, un recueil satirique les procédés des Parnassiens étaient imités et ridiculisés. Il y eut des protestations en mouvement, des g-ifles dans l'air. Des duels à Tépée : Mendès contre Arène ; des combats à coups de poing-s, Verlaine contre Daudet, faillirent se produire.

Le Parnasse contemporain, recueil de vers nou- veaux^ premier fascicule, sur papier whatman teinté lèg'èrement, avec couverture blanche, format petit in-S", 16 pag-es, parut en mars 1866. C'était une publication éclectique. Si les jeunes, si les poètes, dont plusieui-s encore inédits, qui s'étaient rencontrés et g-roupés déjà à la Revue fantaisiste, passag-e des Princes, puis dans le salon de Mm^ de Ricard, ensuite chez Nina de Cal- lias, enfin dans l'arrière-boutique de Lemerre, publiant le journal l'Art, chez Leconte de Lisle, boulevard des Invalides, chez Paul Meurice, avenue Frochot, chez Banville, dominaient, formaient le novau important, une larg-e et honorable place était réservée aux maî- tres. Les aînés, non seulement les illustres, mais les notoires, et aussi quelques obscurs incompris, étaient accueillis avec ég-ards. La doctrine de l'irrespect chro- nique et systématique n'était pas celle des Parnassiens. Sans doute, on conspuait fortemeut l'école dite du bon sens, et l'on excommuniait du temple de l'Art les Scribe et les Ponsard, mais on était hospitalier envers des poè- tes dont les œuvres et les idées ne se rapportaient guère au Parnasse et aux Parnassiens.

Le Parnasse était ainsi annoncé : « Le Parnasse con- temporain, recueil de vers nouveaux, contenant des poé- sies inédites des principaux poètes de ce temps, se publie par livraison de seize pages, paraissant le samedi. » Cette publication, commencée le 3 mars, sera achevée le

I go PAUL VERLAINE

i4 juillet. Conditions de la souscription : 8 francs pour Paris, 9 francs pour la province. Chaque livraison se vend séparément chez tous les libraires. Nota.

II sera tiré quelques exemplaires de bibliophiles sur papier de Hollande. Prix : 16 francs. Paris, Librairie d'Alphonse Lemerre, éditeur de la Pléiade française, 47, passag-c Choiseul, et chez tous les libraires, 1866. « Avec le médaillon : l'homme qui enfonce sa bêche dans le sol (pas encore, en arrière, au ras, de soleil levant), la devise Fac et spera, et les deux initiales A. L. en exerg-ue. » Je n'ai pas besoin de dire aux biblio- philes que ces fascicules sont devenus à peu près introu- vables.

La première livraison parut avec des vers de Théo- phile Gautier, en tête. Voici le titre des pièces : le Bédouin et la Mer, le Banc de pierre, le Lion de l'Atlas, A. L. Sextius, et la Marguerite. Immédiate- ment suivait une long"ue et unique pièce de vers de Théodore de Banville, l'Exil des dieux. La livraison se terminait par des sonnets de José-Maria de Hercdia.

La seconde livraison fut en entier consacrée à Leconte de Lisle. La troisième eut des sonnets de Louis Ménard, des poèmes de F. Coppée, des vers d'Aug-uste Vacquerie. Le cinquième fascicule, le plus intéressant qui ait paru, contenait les nouvelles Fleurs du Mal de Charles Bau- delaire.

Puis vinrent successivement, dans l'ordre ci-après, les publications des vers de MM. Léon Dierx, Sullj-Prud- homme, André Lemoyne, Louis-Xavier de Ricard, Antoine Deschamps, Paul Verlaine, Arsène Houssaye, Léon Valade, Stéphane Mallarmé, Henri Cazalis, Phi- loxène Boyer, Emmanuel des Essarts, Emile Deschamps, Albert Mérat, Henry Winter, Armand Renaud, Eug-ène

LE PARNASSE CONTEMPORAIN IQl

Lefébure, Edmond Lepelletier, Aug-uste de ChâtlUon, Jules Forni, Charles Coran, Eug-ène Villeniin, Robert Luzarche, Alexandre Piédag-nel, Aug-uste Villiers de l'IsleAdam, F. Fertiault, Francis Tesson, Alexis Martin.

Je n'ai omis personne de cette longue liste. On remar- quera le raélang-e de poètes connus, âg-és déjà et reraon- tantà la période romantique, comme Théophile Gautier, les deux Deschamps, Auguste Vacquerie, d'écrivains plus nouveaux mais déjà en possession de la notoriété, presque de la g-loire, comme Théodore de Banville, Charles Baudelaire, Arsène Houssaje, Aug-uste de Châ- tillon, Philoxène Boyer, avec la g-énération neuve des Parnassiens proprement dits, dont trois ou quatre seule- ment, comme Catulle Mendès, Ricard, Verlaine et Cop- pée, avaient eu déjà des volumes de vers édités.

Le Parnasse fit un certain bruit dans le monde litté- raire, surtout g-râce à la trompette du terrible Barbey d'Aurevilly.

Le critique im^pétueux publia, dans le Nain jaune, en novembre 1866, une série de portraits, ou plutôt de charg-es, de caricatures, qui étaient d'une mauvaise foi évidente, mais d'une verve endiablée et fort amusante, sous ce titre : les Trente-sept médaillonnets du Par- nasse contemporain, nous étions présentés au public sous des traits plutôt ridicules. Barbey nous avait assé- né ses adjectifs les plus étoui'dissants, et sa plume-mas- sue nous écrasait dans de formidables moulinets.

Je vais reproduire deux ou trois de ces médaillonnets, cela fait partie nécessaire de ce tableau du Parnasse de 1866.

D'abord, à tout seig-neur de lettres tout honneur! le « médaillonnet » de Théophile Gautier. Le poète de Emaux et Camées ouvrait la série des auteurs invités à

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prendre part au « Parnasse contemporain ». Il présidait ce défilé des poètes, jeunes et vieux, inédits ou célèbres, dont la théorie mag-istrale et convaincue se déroulait, sous les yeux assez indifférents du public, devant la boutique du passage Ghoiseul, succursale de l'Hclicon, annexe des autres endroits sacrés, berceau des fils d'Apollon. Théo était ég-alement le premier des poètes médaiilonnés.

Jules Barbey d'Aurevilly, c'était le critique passionné, rarement aimable, mais jamais insapide ou platement bénisseur, le coloriste aux épithctes truculentes, l'ércin- teur au blâme éléphantique, le louangeur paradoxal et emballé, dont les très nombreuses études sur les philo- sophes, les écrivains religieux, les poètes, les historiens, les bas-bleus, sont hérissées de parti-pris, d'hérésies, d'inconvenances et de brutalités, mais contiennent aussi des aperçus originaux, des synthèses surprenantes, des aperçus justes, des jugements à récrire, à rédiger moins crûment, mais à confirmer, et qu'on doit lire comme les articles du Père Duchesne^ d'Hébert, en supprimant mentalement les b... et les f... 11 avait publié déjà, dans le Nain Jaune, un article d'ensemble consacré au Parnasse contemporain et aux Parnassiens.

Cet article avait fait du bruit dans le clan des poètes. Louis-Xavier de Ricard crut devoir protester. Le Nain Jaune refusa d'abord d'insérer sa lettre, comme n'ayant pas grand intérêt et constituant plutôt une réclame de librairie, mais Barbey d'Aurevilly insista auprès du directeur, Gregory Ganesco, pour que la lettre fût pu- bliée. Elle parut, accompagnée d'un commentaire dédai- gneux de Barbey.

Celte lettre, dit-il, n'est pas une réponse à notre premier article sur le Parnasse contemporain, que nous avons jugé,en

LE PARNASSE CONTEMPORAIN igS

donnant nos raisons, bonnes ou mauvaises, les gens compé- tents apprécieront. Non! c'est tout simplement un petit « rac- conto istorico » qu'on aurait pu mettre en préface, mais dont on s'est obstiné à demander l'insertion comme réponse. C'est l'histoire de la cuisine du Parnasse contemporain dans laquelle M. de Ricard tenait, à ce qu'il paraît, la queue de la poêle ; c'est surtout celle des provisions qu'il n'y a pas faites. En quoi le détail de toute cette cuisine peut- il intéresser le public et nous ?••• Nous avons trouvé la chose qu'il nous a servie détestable; est-ce une raison pour que ceux qui l'ont faite se fâchent plus que ceux qui l'ont avalée ?

Mais les poètes seront toujours les mêmes : Genus irrila- bile, vatum. Eternels comédiens !

Et moi, je vous soutiens que mes vers sont fort bons !

Pour le trouver ainsi vous avez vos raisons !... et la suite 1 Nous avions compté là-dessus, du reste. Des prosateurs, jugés aussi durement que les poètes du Parnasse contemporain, n'auraient pas sourcillé, mais la vanité des poètes n'a d'égale que la vanité des femmes, qui en ont.

Après quelques réflexions sur une pièce de vers d'Amédée Pommier, que le Parnasse n'avait pas insérée, et que Barbey d'Aurevilly estimait bonne et digne de figurer dans le volume, le journal donnait la lettre du fondateur du Parnasse. Elle porte la date du 3o octo- bre 1866.

M. L.-X. de Ricard s'exprimait ainsi :

Avant d'entrer dans le sujet de cette lettre, il convient de vous apprendre dans quel intérêt je vous écris. Ayant fondé le « Parnasse contemporain » avec M. Mendès, je pense avoir le droit de rétablir quelques faits inexacts, qui se trouvent dans l'article que M. Barbey d'Aurevilly a publié sur ce recueil. Je ne viens pas réclamer contre les brutalités du critique .

Voici ces faits : il nous a reproché d'avoir oublié les con- temporains sans lesquels en quelque sorte nous n'aurions pas existé, et ces contemporains sont Victor Hugo, Lamartine,

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1^4 PAUL VKHLAIAE

Musset, de ^'igny, Auguste Barbier, Sainte-Beuve, Amédée Pommier.

Or, je répoo^tececi : eu ce qiai concerne Victor Hugo, l'é- diteur Lemerrp possède une lettre du grand poète celui-ci lui (lit que, « par suite d'engaj^ements avec son éditeur, il lui est dillicile de publier des vers dnns le Parnasse contemporain; que eepen<lant, l'année prochaine, il tâchera de lui en donner».

Il est vrai que nous n'avons rien demandé à M. de Lamar- tine, qui, selon M. Barbey d'Aure\'iIly, « a le fier honneur de ne plus être populaire parmi nous ». Il est vrai aussi qiuc nous n'avons rien demandé à Alfred de Vigny ni à Alfred de Musset, par celte raison qu'ils sont morts et que le Parnasse contemporain n'est pas une collection de morceaux choisis parmi les œuvres des poètes du siècle, mais simplement, comme l'indique son sous-titre, un recueil de vers nouveaux.

Continuons : M. Antouy Deschamps a bien voulu nous pré- senter, nous et M. de Heredia, à M. Auguste Barbier, qui nous a fait informer tout récemment qu'il n'avait plus rien dans son portefeuille. Enfin, M. Sainte-Beuve, sollicité, a ré- pondu, dans une lettre fort bienveillante, (ju'il avait vainement cherché dans ses papiers pour y trouver quelques vers iné- dits.

Tels sont les faits que j'oppose au factum de M. Barbey d'Aurevilly.

M. de Ricard donnait ensuite les raisons qui lui avaient fait refuser les vers envoyés par M. Amédée Pommier.

L'objection, ou plutôt la critique de Barbey d'Aure- villy, avait, en apparence, sa raison d'être, et l'on devait se demander pourquoi certains poètes étaient admis au Parnasse, et pourquoi d'autres, ayant les mêmes titres, n'en faisaient pas partie. On pouvait croire à un exclusi- visme d'école, à une sorte de coterie, présidant au choix des auteurs. Si, en effet, dans ce Parnasse, on n'eût accepté que les vers des jeunes poètes, tels que ceux de L. Xavier de Ricard, ou des débutants qui avaient lu leurs premiers essais, soit dans le salon de M""' de Ri- card, soit chez NinadeCallias, soit chez Catulle Mondes,

LE PARNASSE CONTEMPORAIN

IfJ--»

rue de Douai, l'on buvait le thé vert servi par un jeune larbin vicieux, qui répondait au nom de Covielle, en déchiffrant du Wag^ner et en écoutant de« poèmes hindous, on aurait pu êti^e surpris de trouver, à côté des noms deMendès, de Coppée, de Verlaine, de Léon Dierx, de Mérat, auteurs inédits alors, ou à peu près, les noms notoires et presque illustres de Baudelaire^ d'Emile et Antony Deschamps, d'Arsène Houssaye, d'Aug-uste de Ghâtillon, d'Auguste Vacquerie. Surtout la mag-istrale présence de Théophile Gautier, en plein rayonnement de g"loire, pouvait étonner. Sa collaboration à l'œuvre juvé- nile, un peu téméraire, sans grand retentissement pro- bable, de ces parnassiens, rendait plus sensible l'absence de Victor Hug-o.

La lettre de L. -Xavier de Ricard avait donc une autre importance que la riposte vexée d'un poète irritable à un critique peu indulg^ent. Elle expliquait les motifs de l'absence de Victor Hug'o et la non-participation de certains poètes, comme Aug-uste Barbier et Sainte-Beuve. Ces maîtres fig"urent d'ailleurs, ainsi que le faisaient prévoir leurs lettres, par deux envois intéressants, dans la seconde édition du Parnasse contemporain, année 1869. Un seul grand poète contemporain paraît ne pas avoir été sollicité, et ce fut une injustice et une erreur : c'est Lamartine. La lettre de Ricard g-arde sur ce poin^ un silence, peut-être trop prudent.

Barbey d'Aurevilly répondit à la lettre de Xavier de Ricard par la publication de ses Médaillonnets. Voici celui de Théophile Gautier :

Comxaençons par retourner celui-ci contre le mur, ou par le voiler, comme le portrait de ce doge de Venise décapité pour crime de trahison. Je l'ai déjà dit, M. Théophile Gautier ue devrait pas être ici ; ce n'est point sa place ; il n'est pas de

in6 PAUL VERLAINE

proportion avec ces « médaillonnets ». S'il avait eu la juste fierté de son talent, de son passé et de son âge, on ne l'eût point vu à la tète de ce volume du Parnasse. Mais roi débon- naire et indolent, et un peu... populacier de cette jeunesse qui l'appelle Son Maître, il s'est laissé jucher sans résistance sur le sommet de ce Parnasse contemporain, qu'on voudrait parer de son nom.

Tous ces bâtards de la poésie avaient besoin d'un père. Ils l'ont pris pour s'en faire un, mais en réalité ce n'est point M. Théophile Gautier qui devrait être le chef de la troupe imi- tatrice que voici, c'est plutôt M. Théodore de Banville, et par- dessus tout M. Leconte de Lisie, bien plus fort que M. de Ban- ville, et que j'estime autrement râblé.

Après le médaillonnet de Théophile Gautier, celui de Théodore de Banville :

La poésie de M. Théodore de Banville n'est, en effet, rien de plus qu'une décoction vague, dans un verre de Bohême vide, de la poésie de M. Victor Hugo et d'André Chénier ; non plus de M. Victor Hugo, le grand « genuine », mais de Hugo faisant aussi, hélas! de la mythologie, de l'archaïsme Renaissance, car il a de ces tristes jours. L'imitation est tel- lement dans l'air de ce temps sans idées ni cœur, qu'elle monte parfois, comme une mauvaise herbaille, jusqu'au front du génie. Grec pleurant sur Vénus défunte, qu'il appelle « Aphrodite », avec un accent grave sur l'é, pour toute invention, M. de Ban- ville, qui a soutiré à André Chénier son enjambement, et qui en a abusé jusqu'au déhanchement et au déboitement, m'est plus insupportable qu'un superbe modèle de creux. Sa flûte a plus de sept trous, ou plutôt elle n'en a qu'un seul, dans lequel la flûte disparaît. On a dit de lui, avec une brutalité assez heureuse, qu'il n'était littérairement qu'une « cruche qui se croyait amphore ».

Voici à présent le portrait, assez charg-é, du poète qui exerçait la véritable suprématie parmi les Parnassiens :

M. Leconte de Lisle ne se contente pas, lui, de se suspendre, de se balancer éternellement, comme Sarah la Baigneuse, entre

LE PARNASSE CONTEMPORAIN IQ-J

deux imitations. II en a trente-six pour trapèzes. C'est un vigoureux et c'est un varié. Il imite aussi M. Hugo. M. Hugo, leur fatalité ! leur « anankè » à tous ! mais bast ! il en imite bien d autres. Qui le croirait? Il va jusqu'à imiter Ossian; il se coule le menton dans cette barbe postiche. Il est Scandinave. Il est barbare. Il est Grec. Il est Persan. Il peut être Persan! Il étonnerait Montesquieu ! Il est tout, enfin, plutôt que d'être Français et poète du dix-neuvième siècle, un homme pour son propre compte d'humanité, tout simplement. M. Leconte de LisIe a choisi d'être un maître dans l'imitation systématique. C'est dommage. Il aurait pu avoir peut-être de l'originalité. Disons -lui la vérité dans la langue symbolique qu'il adore. M. Leconte de Lisle est le véritable Hanouman de ce Parnasse contemporain. Hanouman, il le sait, est le dieu singe de la mythologie indienne, fils de Pavana, le dieu des vents (et des poètes creux !) qu'on représente avec une longue queue, suivi d'une troupe de singes, et tenant une lyre ou un éventail... Un éventail! Ce n'est pas toujours contre la chaleur de ses vers.

Gejug-ement pittoresque et amusant, plein de rosserie, comme on dirait aujourd'hui, était aussi rempli d'in- justice. Leconte de Lisle fut, en efïet, l'âme du Parnasse contemporain, et, bien plus que Victor Hug-o, divinité qu'on saluait et vénérait à distance, le pontife présent et entouré d'une façon permanente des lévites du nou- veau culte de la forme et de la beauté.

Barbey d'Aurevilly reproche à Leconte de Lisle de ne pas être un poète du dix-neuvième siècle, un contempo- rain. Il y a du vrai dans cette observation. Les poètes, dans la pensée de Leconte de Lisle et de tous ceux qui participèrent à l'éclosion du renouveau poétique de 1866, qualifié de « mouvement parnassien », devaient vivre, ou plutôt affecter de vivre en dehors de leur temps. Leur doctrine était non pas tant l'impassibilité que l'indiffé- rence, l'isolement ; le poète fuyant par-dessus tout l'ac- tualité, considérée comme vulgaire et importune, ne

PAUL VERL.VINE

devait postuler aucune action sur son siècle. Ce qu'il dit, ce qu'il pense, ce qu'il veut, doit échapper aux contin- g-ences qui a^-itcnt, modifient ou passionnent la société au milieu de laquelle il vit; il doit sembler tomber de la lune, ou s'échapper tf'un asile réservé au g-énie.

11 y eut d'ailleurs à cette époque, et nous avons vu assez près de nous, avec les Décadents, les Symbolistes et les Naturistes, recommencer cette évolution, un double mouvement d'éloig-nement. Les poètes prirent un chemin, la foule un autre. Dédain de part et d'autre. On se toiiir- nait le dos, on affectait, non pas seulement de se séparer, de s'éviter, mais de s'ignorer. Aussi la foule ast-elle demeurée de plus en plus élrang-ère au mouvement de la poésie, et, pour les poètes, il ne semble point y avoir place, intérêt ou utilité dans la société moderne. Tout au plus les admet-on sous la forme dramatique, ou encore leur pardonne-t-on de fournir, dans les matinées litté- raires, des intermèdes écoutés distraitement, et toujours moins g-oùtés que les monolog-uesen prose, moins applau- dis que les chansonnettes. Les vcrsificateui-s ironistes, chatnoiresques, parodistes, ont seuls pu trouver un public dans quelques journaux et dans les cabarets dits artisti- ques. Encore la mode serable-t-clle s'éloig-ner de ces acro- bates de la rime, dont quelques-uns furent prestigieux.

Leconte de Lisle, qui avait assisté à cette rupture, et qui avait môme contribué à la faire naître et à l'agrandir, souffrait pourtant intérieurement de l'isolement subi, de rindilfércuce qu'il constatait. Bien qu'entouré d'homma- ges discrets, salué respectueusement par l'élite littéraii>e, et bientôt investi des suprêmes honneurs attribués aux littéiateurs reconnus, patentés, officiels, décoration et académie, il regrettait, au fond de l'âme, cette popularité qu'il n'avait point sollicitée, certes, mais qu'il eût voulu

LE PARNASSE CONTEMPORAIN

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voir accourir à lui, sauf ensuite, par org"ueil, et pour une jouissance suprême, à lui fermer sa porte. Mais il aurait voulu éprouver la satisfaction de repousser des hommag'es qu'on ne song-eait point à lui apporter, et d'écarter de sa Tour d'Ivoire, ou plutôt de sa pagode, une foule idolâtre qui ne se souciait nullement de se proster- ner sur les marches.

Leconte de Lisle avait conservé une secrète rancune de ses premières tentatives pour devenir un homme popu» laire, un élu de la foule. Venu des Iles avec une ardeur politicienne, une fièvre démocratique, depuis soig^neuse- ment coupée, déjà refroidie aux premières batailles de 1848, le jeune créole de la Réunion s'était jeté dans la lutte républicaine, lui le futur olympien, le roi des im- passibles, le calme et froid contemplateur, digne et su- perbe, comme un Bouddha sur son trône, dans son fau- teuil d'artiste. Il avait apporté dans cette mêlée la fougue d'un étudiant méridional. Il fut un orateur de clubs, un agitateur de formules novatrices, un partisan de la masse, un admirateur du nombre. Il prépara, avec d'au- tres jeunes créoles démocrates, comme Melvil Bloncourt, des plans de réformes ; il s'affilia à des sociétés révolu- tionnaires ; il aspira à la gloire de représenter quelques- uns de ces simples, de ces illettrés, de ces ignorants, pour lesquels ses livres projetés et ses chants futurs ne pourraient jamais être que des textes indéchiffrables, des sons incompréhensibles proférés dansun idiome inconnu. Il lui était resté dans l'âme coiiune un arôma persistant de cette floraison politique.

Toute sa vie, comme Renan, il conserva l'amertume au cœur d'avoir été dédaigné de ce suffrage universel, auquel il rendit, par la suite, en mépris, son dédain. De là, le plissement ironique de sa lèvre, la morosité de son

PAUL VERLAINE

allure, les mordantes saillies qui lui échappaient, dans la cruelle fixité de son reg-ard sous le monocle, qu'ac- centuait l'aristocratique port de son crâne dominateur.

Malgré la froideur calculée qu'il projetait comme une barrière autour de lui, nous l'aimions et le respections en notre jeunesse, aux premières aurores du Parnasse. Il nous ensoleillait de sa g-loire naissante, qui pour nous était déjà au zénith, dans la boutique obscure de Lemerre, et nous souffrions de l'ombre injuste qui l'enveloppait. Avec quelle indignation on nous entendait crier aux passants : « Mais lisez donc Hypathie, C Agonie d'un Saint, la Mort de Tiphaine, Midi roi des étés, le Mancliy, le Corbeau, lisez et admirez, tas d'imbé- ciles ! » On ne nous écoutait pas. Leconte de Lisle demeurait profondément ignoré. On faisait la nuit autour de ses livres, le silence autour de son nom. Tout injuste que fût la diatribe de Barbey d'Aurevilly, elle eut son avantage. Le « médaillonnet » que nous venons de reproduire servit du moins à faire sonner aux oreilles du grand public, de celui qui lit les journaux et non les volumes de vers, le nom du poète. Quelque temps après, le Figaro publia une des plus belles pièces de ses vers inédits, le Cœur de Hialmar. C'était la célébrité qui s'établissait. L'aube de la gloire perçait les ténèbres de rindilïérence.

Leconte de Lisle a eu une considérable influence sur la génération poétique de 1866 Sully-Prudhomme, Coppée, Verlaine, José-Maria de Heredia, Léon Dierx, Armand Silvestre procèdent de lui. Ses réunions du boulevard des Invalides étaient très suivies. On l'écoutait comme un professeur du Beau. Sa forme impeccable, son objectivité magistrale, son coloris intense, sa ma- gnifique imagination et sa merveilleuse reconstitution

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des héros des époques nébuleuses ont rénové la poésie . Il a substitué à la Ghristolâtrie lamartinienne, à la che- valeresque et féodale poésie de Victor Hug-o, des évoca- tions de pays lointains, des interprétations de relig-ions mystérieuses, des paraphrases de cosmog-onies barbares. Les paysag-es blancs et mornes du nord, les visions des fjords de la Scandinavie et des forêts celtiques accom- pag-naient ses tableaux, au coloris ensoleillé, de la vég-é- tation tropicale. Il évoquait les savanes natales et les îles océanes, en même temps que les rochers des skaldes et les pierres runiques. Voilà des monuments fermes de poésie, des blocs solides d'art robuste, qui demeure- ront en place tant que la lang-ue française sera. Il fau- drait un cataclysme intellectuel pour renverser ces dura- bles édifices.

Il n'avait pas besoin, le g-rand artiste, de vocables inouïs, de formules spéciales, de rythmes extravagants, de néolog'ismes inintellig'ibles et d'ellipses bizarres pour traduire le monde intérieur qu'il portait en lui. Pour rendre les formes plastiques, qu'il savait si admirable- ment fixer en des moules poétiques indestructibles, les mots intelligibles lui suffisaient. Il avait le dictionnaire de tous et sa g-rammaire était l'usuelle. Il respectait sa lang-ue. Il g-ardait au mètre sa dig-nité. Il ne fut jamais un seul instant, ce chef des Parnassiens, le protecteur ou l'inspirateur des Symbolistes et des Décadents. La force et la simplicité furent ses attributs. Comme l'oiseau des Andes, qu'il a si mag-nifiquement chanté, il s'est enlevé au-dessus des vulgarités du sol, et quand la mort l'a enveloppé de son implacable rig-idité, il est resté pla- nant dans l'immortalité, et s'est endormi dans l'air g-lacé de la g'ioire, les ailes toutes grandes I

Barbey d'Aurevilly fut partial et cruel envers ce g-rand

PALX VERLAINE

poète. La séTérité oulrancière dont il fit montre dans le « médaillonnet de Leconte de Lisle àte de la rigueur et enlève de l'autorité à ses autres portraits-charg-es.

Nous avons déjà cité une pkrase du « médaillonnet » de Paul Verlaine. Le voici en entier :

Un Baudelaire puritain, combinaison funèbrement drola- tique, sans le talent net de M. Baudelaire, avec des reflets de M. IIuGTO et d'Alfred de Musset ici et : tel est M. Paul Ver- laine. Pas un zeste de plus ! Il a dit quelque part, en parlant de je ne sais qui, cela, du reste, n'importe guère :

... Elle a L'inflexion des voix chères qui se sont tues.

Quand on écoute M. Paul Verlaine, on désirerait qu'il n'eût jamais d'autre inflexion que celle-là.

Cette boutade est peut-être spirituelle, noais c'est insuffisant comme critique.

Je terminerai l'évocation de ces « médaillojanets », aujourd'hui fanés, oubliés, et qui n'ont qu'un intérêt rétrospectif, par celui-ci, qu'on me permettra de citer. J'ai ass3z de fois, dans ces pag-es, et ailleurs, témoig-né de mon admiration pour Barbey d'Aurevilly pour indi quer qu'il ne ménageait guère ceux qui, comme Verlaine et moi, avions pour lui une déférence peut-être excessive.

Bien que je fusse son collaborateur au Nain Jaune, à cette époque, et que je l'eusse remplacé, à plusieurs reprises, comme critique dramatique à ce journal, en lui laissant, bien entendu, les émoluments, pendant qu'il se reposait à Valognes-cn-Cotentin, il composait le l*eau roman du Chevalier Deslouckes, on verra qu'il ne fut pas plus indulg-ent pour moi que pour mes amis et nos maîtres.

Voici mon «c médaillonnet », que je reproduis surtout

LE PARNASSE GONTEMPOKAIN 2o3

pour montrer que Barbey ne « bénissait « pas ses plus grands admirateurs, je puis dire ses amis, car j'eus l'honneur d'être du nombre.

Echo grossi d'André Chénier, écho de M. Huço Renaissance, écho d'écho, puisqu'il est aussi l'écho de M. Théodore de Ban- ville, M. Edmond Lepelletier a donné deux pièces au Par- nasse Contemporain. La deuxième, le Léth^, malheureuse- ment, ne fait pas oublier la première, laquelle s'appelle VA tte- lage, un poème grec et mythologique. L'auteur s'est mis à sonner de ce A'ieux cor de chasse de la mythologie grecque, pendu à la porte de tous les marchands d habits, vieux galons poétiques de ce temps de carnaval. Il chante a Cléobis et Biton », sujet digne de la main résurrectrice du peintre de Lycus et d'Homère, mais qui, tel que le voici, n'est plus que celte vieille gravure d'hôtel garni, qui empêcherait de louer la chambre.

Tous les Parnassiens furent ainsi sévèrement portraic- turés par Barbey d'Aurevilly, et cette critique outran- cière et amusante contribua à attirer l'attention sur eux, répandit le nom qu'ils avaient pris pour se grouper et prépara l'oreille du public à leurs œuvres futures.

Barbey d'Aurevilly expliqua ensuite, dans un dernier article du Nain jaune, la portée de ces « médaillon- nets ».

Qu'ai-je voulu prouver et mettre dans une violente lumière, dit-il, si ce n'est le caractère exclusivement imitateur d'un livre aux prétentions exorbitantes, et cette preuve je crois l'a- voir faîte, non pas seulement en bloc, mais par le menu le plus menu, en examinant nom par nom, et pièce de vers par pièce de vers, la poésie de chacun des trente-sept poètes de ce plaisant Parnasse.

Dans l'impossibilité j'étais de citer tous les vers d'un livre qu'il faudrait copier tout entier pour convaincre le lec- teur de l'inanité de son contenu, de l'immense ennui qui s'en épanche, j'ai signalé l'origine de chaque poésie de ce malheu- reux livre, il n'y a que des imitateurs, et j'ai mis à chacun

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de ces parnassiens serviles le carcan du nom de l'homme qu'ils avaient imilé.

Il termine par cette violente apostrophe :

On m'a fait cette noble objection, pendant que j'écrivais les c racdaillonnets » de ces Parnassiens au même visage, que j'avais tort, « dans un moment la littérature est justement accusée d'abaissement, d'attaquer à plaisir les poètes qui sont l'expression de la littérature la plus élevée », Certes, ce serait la vérité, si la poésie du Parnasse contemporain n'était mau- vaise que par la forme, mais elle est radicalement mauvaise par l'inspiration, et c'est pour cela qu'il faut être implacable ! La poésie des Parnassiens ne pense ni ne sent. Elle n'est qu'un vil exercice à rimes, à coupes de vers, à enjambements. En- jambements, ronds de jambes de danseuses, et toutes indé- cences que soulèvent d'ordinaire ces sortes de ronds ! Elle ne chante ni Dieu, ni la Patrie, ni l'Amour, qui est le sacrifice, ni aucun des mérites de notre pauvre cœur En cela d'autant plus coupable, en cela d'autant plus basse, d'autant plus digne de la cravache et du fouet de poste de la critique qu'elle ne croit (ju'à la matière et aux attachements matériels ! Dans l'or- dre des coupables sont les sacrilèges quand ils prostituent à d'indignes ou de puérils usages les vases sacrés de leur autel !

C'est sévère, c'est injuste, c'est inexact aussi, mais c'est fièrement dit tout de même !

C'est en 1869 que la seconde publication du Parnasse contemporain tut faite, sous la direction plus spéciale d'Alphonse Lemerre, devenu un important éditeur. Leconte de Lisle l'assistait dans le g^ouvernement de cette encyclopédie lyrique. Des poètes, qui, pour diverses raisons, et notamment Sainte-Beuve et Aug-uste Barbier, comme on l'a dit plus haut, n'avaient pas été compris parmi les auteurs du premier volume, furent invités à participer à la seconde collaboration. Nous relevons, parmi ces noms nouveaux, ceux de M'"*^ Nina de Cal- lias, Louisa Siéferl, Blanchecotte, Louise Collet, Augusta

LE PARNASSE CONTEMPORAIN

Penquer ; et, du côté des hommes, ceux de MM. Henry Rey, Victor de Laprade, Anatole France, Léon Cladel, Alfred des Essarts, Joséphin Soulary, Armand Silvestre, Laurent Pichat, Antonin Valabrèg-ue, Gabriel Marc, André Theuriet, Jean Aicard, Georg-es Lafenestre, Alexandre Cosnard, Gustave Pradelle, Robinot-Bertrand, Louis Salles, Charles Gros, Eugène Manuel, Claudius Popelin, Edouard Grenier.

Malg-ré le renfort de poètes, plutôt « minores », comme Cosnard, Louis Sales, Robinot-Bertrand, M^^'s Blan- checotte, Penque, Siéfert, et cette pauvre écervelée de Nina de Callias, dont Charles Gros avait certainement rimé ou tout au moins révisé les envois, la seconde publication du Parnasse ne produisit aucune sensation. Ce fut une reprise sans attrait. Elle n'eut pas les hon- neurs de « médaillonnets », ni même d'une critique quelconque dans la presse. Les Parnassiens, d'ailleurs, commençaient à se disperser. Le g-rand succès du Pas- sant, de Coppée, ce fut notre première d'Hernani^ et, comme la revue triomphale du nouveau conting-ent poé- tique, précédant sa dislocation. Il se produisit à la suite de ce succès inattendu, mais certainement mérité, bien des jalousies, suivies de ruptures personnelles et d'éloi- g'nements d'école.

Verlaine et moi, nous restâmes toujours très unis avec Coppée, et nous étions heureux de son succès très g-rand, mais beaucoup de nos camarades n'épi^ouvèrent pas le même sentiment. Ils dissimulaient leur mesquine envie sous des affirmations d'art. Ils trouvaient que le Pas- sant était de la poésie à l'usag-e des bourg-eois, et que Coppée n'était pas assez hindou... Les salons se ren- contraient les Parnassiens n'avaient plus les mêmes habitués. Quelques-uns continuaient toujours à se ren-

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dre chez Leconte de Li.sle ou à fréquenter chez Lemerre^ mais la boutique de l'excellent éditeur devenait tantôt botte à potins, tantôt salon académique, et beaucoup d'entre nous n'allèrent plus que pour affaires d'édition, et accidentellement, au passa^^e Choiseul. La g-ucrre de 1870 acheva cette dispersion des Parnassiens.

Cependant, entre eux persista comme une camarade- rie secrète, et plus tard, dans des chemins divers, dans la littérature, l'art, la politique, ils ne cessèrent de se sentir reliés par le câble puissant des amitiés de jeunesse et des premiers combats littéraires. On était des frères darmes, et, quand on se retrouvait, on évoquait avec bon- heur les années, alors que la renommée n'était pas encore venue, et qu'on croyait que tout l'avenir tenait dans le cycle du Parnasse, dans Tarrièrc-boutiquie de Lemerre, dispensateur de la g-loire imprimée.

Louis-Xavier de Ricard, qui a publié dans le journal le Temps des articles fort intéressants sur le Parnasse contemporain, ce qu'il était plus à môme de fiiire que personne, a dit, en résumajit son travail, et ce sex'a la conclusion à donner sur le Parnasse :

Je ne crois pas que les Parnassiens aient été les suprêmes poètes que s'imaginait Verlaine, ni toute la poésie anté- rieure, ni davantaiçe que toutes les poésies futures doivent être décriées ; si persuadé (juc je sois que nous avons liait œuvre bonne et salutaire, sérieuse, utile ou nécessaire, je le suis tout autant que l'action parnassienne est actuellement épuisée sur les jeunes générations.

Le F'amasse n'a pas été une école, pas même un cénacle, encore moins cette coterie contre laquelle on s'est si fort irrité, si mal à propos, et parfois à faux, avec si peu de sincérité. Le Parnasse n'a pas eu de Credo ni de dogme esthétique ; il n'eut pas davantajje de théorie officielle, j'entends parla de plan collectif, sur la poétique, ni même sur la prosodie. Ces gens, (pi'on a accusés de n'être que des rimeurs, ne professaient pas

LE PAKNASSE CONTEMPORAIN

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tous la même superstition sur la préexcellence de la rime riche.

Ce que le Parnasse n'eut pas non plus, mais pas du tout cela, c'est une communion, même apparente, en philosophie, en politique, ou en sociologie. Tels de nous, au contraire, je constate sans approuver, professaient pour toutes ces ques- tions-là plus que du dédain, un vrai mépris. Voyez les survi- vantSjils sont épars un peu dans tous les partis I Ni une esthé- tique,ni une doctrine, ni même une poétique au sens classique du mot, le Parnasse n'eut rien de tout cela. Que fut-il donc ? Et qu'avions-nous de commun pour nous unir ? Une formule, et pas plus ! Mais une formule si large que l'évolution per- sonnelle d'aucun de nous n'en fut entravée ni même gênée.

Et si vous en doutez, comparez entre elles les œuvres des Parnassiens, et observez comme chacune d'elles ne ressemble à aucune des œuvres de leurs glorieux aînés, a dit Verlaine, et ajoutons, après Verlaine, comme les Parnassiens se ressem- blent peu entre eux !

Il y eut, en 1 876, une troisième publication du Parnasse contemporain. Paul Verlaine n'y fig-ura pas. PI était cependant alors l'auteur des Romances sans paroles et de Sagesse, mais la légende mauvaise l'enveloppait, et bien peu de ses anciens amis avaient le courag-e de pro- noncer son nom. Il était oublié, méconnu, autant que calomnié. C'était un enterré vivant.

Avec quelques amis, nous avons heureusement fait l'exhumation.

VII

LE MARIAGE. LA BONNE CHANSON

(1869-1871).

Verlaine n'a eu qu'un seul véritable événement dans sa vie. Il a passé son existence en marg-e des choses grandes, et même petites, de son temps. Républicain, il ne se mêla à aucune des ébauches de conjurations, à aucune des agitations, à aucun des mouvements d'étu- diants si fréquents durant les dernières années de l'Em- pire. Une fut pas de l'afifairedite du « Café de la Renais- sance ». Lui, qui n'avait pas les cafés en horreur, ne fréquenta jamais ni la Brasserie Serpente, ni la Brasse- rie Glaser, ni même le Café de Madrid, endroits se réunissait la jeunesse hostile au régime impérial, et l'on était exposé à des bagarres violentes, à des procès comme celui des Treize, aux arrestations arbitraires, perquisitions, charges d'agents, et même à l'empri- sonnement préventif k Mazas, suivis d'une poursuite pour complot et haute trahison devant la Haute-Cour, siégeant à Blois. Il a circulé, sans s'y mêler, au milieu de tous ces tourbillons politiques. Patriote, il ne fit la guerre que de loin, presque en spectateur, et il monta la garde pour ainsi dire dans un fauteuil. Bien que vivant à Paris, pendant le terrible siège, il ne prit aucune

LA BONNE CHANSON

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part aux actes de la place publique. Sous la Commune, il fut un figurant muet et inactif dans le drame formi- dable, et son rond de cuir à l'Hôtel de Ville, sur lequel il demeura paisiblement campé, ne saurait être comparé à une barricade. Il n'a jamais été mêlé, au moins jus- qu'aux Invectives, aux polémiques littéraires aig-uës de son temps; il ne s'est pas battu en duel. Gomme chacun de nous, il éprouva des pertes cruelles dans la famille, son père d'abord, sa cousine Elisa, puis son excellente mère lui mirent le cœur en deuil, mais ce sont des catastrophes rég'ulières, que Ton prévoit, et qui font partie du bag-age de misères que l'homme porte avec lui.

S'il est tombé dans le dénûment, ce ne fut point par une débâcle soudaine, imprévue, mais par une suite de débours s'enchaînant les uns aux autres, par l'addition de dépenses quotidiennes d'existence et d'entretien, de frais de voyages et de paiements répétés pour ses plai- sirs et la satisfaction de ses passions. Sans renouvelle- ment de capital, sans alimentation de recettes fixes et de ressources sérieuses, provenant d'un travail régu- lier, le zéro, au bout, était forcé. Il a mangé, comme un autre La Fontaine, le fonds avec le revenu. Il des- cendit, lentement plutôt, et par une poussée de chaque jour peu sensible, tous les échelons de la détresse. Il eut, en outre, des_pertes.d^argent à subir du fait d'engage- ments, de contrats, de fâcheuses entreprises, comme ses exploitations agricoles à Juniville et à Coulommes. Une escroquerie, de la part d'un abbé, lui enleva ses derniers picaillons. Mais sa ruine progressive, calculée pour ainsi dire, et dont, en admettant qu'il eût sauvé les derniers écus que lui enleva l'abbé Salard, il pouvait, à un mois près, énoncer l'échéance, ne fut pas due à

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210 PAUL VERLAINE

ces erraades et terribles commotions qui bouleversent toute une existence.

Uu seul fait domina toute sa destinée, l'emplit, la perturba, l'empoisonna: ce fut son mariag-e.

Il est impossible de refaire après coup la vie d'un homme. On serait ridicule à vouloir tirer un horos- cope après décès, et, reconstruisant, de toutes pièces, une destinée, ce serait folie d'imag-iner un Verlaine demeuré célibataire et employé de bureau, touchant rég-ulièrement ses appointements, vivant bourgeoisement avec sa bonne mère, menant, jusqu'aux derniers jours de l'excellente femme, une existence relativement rég-u- lière, entremêlée de visites à la Vénus banale, de stations dans les cafés, puis, avec sérénité, assouvi, dégrisé, apaisé, écrivant à loisir, dans la quiétude de son bureau, dans l'isolement de sa chambre à coucher, ou sous le rafraîchissement de frondaisons vertes, des poèmes plus ou moins recherchés et ciselés, accueillis dans quelques revues aux prétentions artistiques. Un Verlaine assag-i, pondéré, correct, habillé à la Belle Jardinière, contri- buable ponctuel, lauréat de l'Académie Française, ayant mené enhn la vie sinécuriste et monotone, mais heureuse et douce, de quelques-uns de ses camarades de jeunesse, terminant leur carrière dans un bon fauteuil adminis- tratif, comme Albert Mérat, ou mieux encore dans un siège à l'Institut, comme José-Maria de Heredia, de plus bibliothécaire.

Peut-être, si sa destinée eût été ainsi canalisée, si le torrent de sa vie se fût écoulé régulier et paisible, entre les parois bien lisses d'une carrière administrative, s'il n'eût jamais perdu les habitudes familiales, Verlaine auraiU-il continué à donner de bons poèmes, dans la manière objective et descriptive de Leconte de Lisle. Il

LA BONNE CHANSON

n'aurait pas été le poète étrang-e, sensationnel, si per- sonnellement vibrant, aux frémissements d'écorché vif, qui nous fit passer dans les nerfs un frisson d'art inédit, et qui a créé comme une poétique neuve, comme une poésie jusqu'à lui inconnue.

Peut-être, si tous ses malheurs proviennent de son mariag-e, tout ce qui fit sa personnalité, son originalité, tout ce qui lui assure une place à part dans l'assemblée égalitaire des poètes, peut-être la gloire qui illumine son tombeau, n'ont-ils pas d'autre source que ce même mariage. Verlaine, resté célibataire, eût été un poète estimé, estimable aussi, voilà tout.

Quelle que fût la femme, le mariage pour lui ne pou- vait être heureux, ni même possible, quoi qu'il eût dit, notamment dans le fameux poème des Romances sans paroles : « Vous n'avez pas eu toute patience... »

La mauvaise destinée du poète n'est donc pas imputa- ble au choix même de celle qu'il prit pour compagne, mais à l'union conjugale pour laquelle il n'était point fait, à son tempérament excitable, à son exubérance pas- sionnelle, à la déplorable facilité avec laquelle il se lais- sant entraîner, détourner, embourber dans les chemins mauvais.

Bien des jeunes g"ens se marient par amour,pour pos- séder une personne désirée, et qui se refuse à leurs sol- licitations sans consécration légale, ou bien par conve- nances de famille, par intérêt, par calcul, pour garder une situation la qualité d'homme marié est utile, même exigée, pour posséder un établissement l'homme doit être accompagné, secondé, ou encore parce qu'on est las de la vie de célibataire, des hôtels meublés, des gar- çonnières avec des domestiques tyrans, de la gargotte, des maîtresses de hasard, enfin, pour s'établir, avoir un

l'AUL VEIILAINE

intérieur, des enfants, une famille, pour asseoir sa vie sur des hases solides et fixer à tout jamais son existence. Or, ces motifs, qui sont à peu près exclusivement ceux de tous les hommes, jeunes ou vieux, recherchant le mariag-e, furent probablement aussi étrang-ers les uns que les autres à la décision brusque de Verlaine.

Il eut sans doute de l'amour pour la jeune fille dont la vde l'impressionna si vivement, et lui-même a raconté comment il subit le traditionnel coup de foudre, mais ce qui le détermina surtout à se marier, ce fut un sen-

Ltiment d'humilité personnelle et d'infériorité sur le ter- rain amoureux, il se sentait placé par la nature.

Son mariag-e, ou plutôt la décision un peu soudaine, extravag-ante, et ressemblant à une détermination témé- raire, et parfois saugrenue, prise sous l'ivresse, tout à coup arrêtée, de demander (et à son demi-frère, un jeune homme sans autorité familiale) la main d'une jeune fille, entrevue quelques minutes, fut comme une protes- tation du poète contre l'injustice du hasard de la physio- nomie, comme un défi à la fatalité de la constitution physique.

Verlaine, faut-il le rappeler, était afflig-è d'une lai- deur intense. Vieilli, sa physionomie disg-racieuse et bizarre, asymétrique, avec son crâne bossue et son nez camard, paraissait encore supportable. On la voyait bril- ler de l'éclat de l'esprit, et auréolée du rayonnement du talent. On s'accoutumait à son masque faunesque, quand il riait, à son aspect sinistre, quand il g-ardait le sérieux. Ses traits heurtés, ses maxillaires proéminents aux zyg-ômes saillants, son faciès rappelant la tête de mort classique, dég-ag-eaient une hideur spéciale, et qui, à cer- tains ég-ards, pouvait intéresser et même plaire. Mais, dans sa jeunesse, il était d'une laideur grotesque ; il res-

LA BONNE CHANSON ' 2l3

semblait, non pas au type mong-oloïde, comme on l'a dit, mais à un sing-e, et son orig-inalité babouinesque ne pouvait inspirer à une femme rencontrée qu'un senti- ment d'éloig-nement, de répugnance, peut-être d'e£Froi et de dégoût. Si j'insiste sur ces particularités physiques, c'est que la critique, et aussi la philosophie et l'histoire, attachent trop peu d'importance à la vie sexuelle. His- toriens, psycholog-ues, moralistes dédaignent fâcheuse- ment le rôle formidable du penchant génésique dans le drame humain.

Le_^ pauvre garçon savait très bien l'effet repoussant qu'il j)rod^uisait ; il plaisantait volontiers son « gueusard de physique », et il a jeté, au hasard du moment, sur des couvertures de cahiers, en marge de volumes, des silhouettes, des croquis et des dessins, s'affirmait la notion qu'il avait de son manque d'avantages corporels.

/^l se montrait caricaturiste impitoyable de lui-même. Aussi se sentait-il.timide et gauche vis-à-vis des fem-

, ^es. II n'eut aucun de ces flirts ingénus, de ces intri- gues charmantes de la vingtième année, qui sont sou- vent toute la poésie de ceux qui ne font pas de vers. On a vu, dans la lettre datée de Lécluse, [septembre 1862. qu'il n'était pas sans attacher de l'intérêt à ces premiers contacts innocents avec le sexe joli. Il a noté la contre- danse où il engagea la fille de l'instituteur, M^^^ Hiolle . Mais ce quadrille n'eut aucune suite. On ne le retint pas^ après la danse, par un sourire, par une promesse de se revoir, et il s'éclipsa, morne, déçu, écartant de sa pensée la jeune personne qui ne témoignait aucun désir de se rapprocher de lui. ILse sentait séparé des femmes par un abîme, reclus pour qui jamais l^aDgLOur_ne peut offrir une possibilité d'accès^ unejrésomption de rencontre, sin'on--probable7 du moins non inadmissible. On ne

2l4 PAUL VERLAINE

tombe pas amoureux d'une reine, à moins d'être de son entourag-e, filt-ce dans la domesticité, comme Ruy Blas, et le postillon Berg-ami.

Je ne crois pas, moi qui ne l'ai point perdu de vue pendant une seule journée des huit années qui précédè- rent son mariag-e, que Paul ait jamais ébauché aucune amourette, qu'il ait même jamais été tenté de faire la cour à une femme quelle qu'elle fût, g-risette de la rue, cocotte, ou artiste aperçue dans les milieux littéraires; il m'eût certainement pris pourconfîdent, ou j'eusse sur- pris son secret.

Les occasions ne lui auraient cependant certes pas manqué. Il venait chez M"^** de Ricard des jeunes fem- mes ayant eu des aventures, et des jeunes filles demi- honnêtes; il se rencontrait dans la maison, plus joyeuse, de M™« de Callias des personnes aimables et suffisam- ment faciles. 11 avait pu, comme tout homme, au hasard des promenades, des soirées, des théâtres, des concerts» de.s voyag-es, se trouver en présence de créatures désira- bles, lui plaisant, avec lesquelles il aurait ébauché des relations qui eussent eu le dénouement ordinaire. Il n'en fut pas ainsi pour lui.

Il n'a jamais eu, dans sa jeunesse, de maîtresse, dans le sens de continuité amoureuse ou purement sensuelle, c'est-à-dire de femme attitrée, habituée, pourvue ou non de mari, d'amant, de protecteur, d'adorateurs, mais passant pour être à lui, sinon exclusivement, du moins par préférence, par tendresse, ou, si Ton veut, par intérêt. Il ne fréquentait même pas de femme facile régulièrement,en habitué, en amant temporaire et inter- mittent, comme cela se voit souvent, fôf s aventures amoureuses furent de la plus ordinaire simplicité : il ne s'adressait qu'à ces malheureuses qui vendent l'amour

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LA BONNE CHANSON 2l5

comme une denrée. II allait s'abreuver de caresses, comme d'absinthe, au premier comptoir rencontré au coin d^ rue. II a raconté, d'ailleurs, lui-même, avec son cynisme ing-énu, comment les prémices de sa jeunesse furent sacrifiées, dans une maison close, aujourd'hui démolie, de la rue d'Orléans-Saint-Honoré.

""' Il n'avait donc jamais aimé, et ses poésies premières durent sans doute à ce défaut de passion, de désirs, de combats, et de souffrances aussi, une idéalité, une im- passibilité, que peu de poètes eurent avant lui, et qu'il devait, avec le mariag-e, bientôt perdre.

Il est très rare, en effet, qu'un poète arrive jusqu'à vjngt-cioq ans sans avoir été amoureux, sans avoir chanté ses espoirs, ses rêves, ses sensations, ses jalousies, ses triomphes, les trahisons subies et les soupçons pires.

Tout homme est ou a été poète à cet égard, et chacun de nous garde, en un coin parfumé de sa mémoire, l'image confuse et toujours secrètement admirée de quel- que Béatrix disparue, effacée, presque irréelle, n'ayant existé que quelques instants, très souvent ne s'étant jamais doutée de la passion tenace et factice qu'en pas- sant elle avait inspirée. Nous avons tous plus ou moins vécu le sonnet d'Arvers.

Verlaine ne connut pas ces extases, ces désirs, ces joies et ces douleurs des premières amours, si souvent vivaces et malheureuses. II ignora, à l'heure printanière, les revanches et les représailles du cœur qui succèdent au découragement, à ce moment d'anéantissement terrible quand la femme aimée échappe, et qu'on croit que le monde entier va s'écrouler sur ses assises, parce qu'un cor- sage se ferme et qu'une jupe s'abaisse. Il ne passa point par ces alternatives de félicités et de tristesses qui sont toutes les réalités de l'amour, le spasme sensuel n'étant

2lf) PAUL VERLAINE

positivement quune illusion, puisque, sans la cérébralité férue d'identité, il serait partout équivalent, partout satisfaisant.

Jamais je n'ai vu, dans sa jeunesse, Verlaine donner le bras à une femme. Il ne me parla jamais d'entrepren- dre une de ces charmantes parties de campagne à deux, parfois à quatre, à six, à huit même, qui laissent dans la mémoire de si g-ais souvenirs! Je canotais souvent, le dimanche, à Joinville-le-Pont ; il ne voulut jamais m'ac- compag-ner. Ce n'était pourtant ni le canot, ni la cam- pagne, ni les bouteilles à boire sous les tonnelles qui lui déplaisaient. Il se sentait seul, sans compagne, et ne comptait guère sur le hasard des rencontres au cours de la partie. Il ne connut pas les folâtres ribambelles qui s'éparpillent en chantant des refrains, tour à tour bêtes, obscènes ou sentimentaux, le long des haies, accompa- gnant la cueillette des violettes ou des mûres, selon les saisons. Il ne fit point de gais repas dans les guinguettes de Montmartre, sur la Butte, ou du côté de Montrouge ou de Chàtillon. Cependant, je l'emmenai une fois dans une société de jeunes gens qui tenaient leurs assises dans les bals de Montmartre, à l'Elysée, au Château- Rouge. Ce groupe, qui avait pour titre la Collective, société coopérative de consommation et de plaisir, ne lui plut guère ; il se contenta de nous regarder nous amuser, rire, danser, pincer des tailles et frôler des poitrines. Il vidait consciencieusement et solitairement des cannelles, pendant que nous devisions avec les folles habituées de l'endroit, venants'asseoir à nos côtés, essoufflées et rouges, après un quadrille heurté ou une valse haletante. Ilparul plutôt à mes amis, des journalistes, des employés de bourse et de commerce, un convive lugubre, et l'un d'entre nous, le futur explorateur Louis Advenant, lui dit,

LA BO.NNE CHANSON

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en le quittant : « Vous n'avez pas la cuite folâtre, vous ! Quand j'aurai le hoquet, j'irai vous chercher! »

Il se rendait tout seul, ordinairement sous l'excitation d'apéritifs répétés, soit dans des établissements spéciaux, qu'il a sans verg-ogne indiqués comme champs de ses exploits passionnels, débits d'amour de troisième ordre, d'ailleurs, à tarifs réduits, soit chez de pauvres filles, arai- g-nécs de plaisir, g-uettant de leur fenêtre, derrière une lampe, le passant disposé à se faire prendre dans leurs rideaux. Verlaine ne voulait personne pour compagnon de CCS équipées-là.Il ne m'en racontait que rarement et exceptionnellement les péripéties, toujours les mêmes, et dont avec raison il ne ressentait aucune fierté. L'amour n'existait donc pour lui, lors de la vingtième année, que sous la forme du besoin physique, de la satisfaction sensuelle la plus grossière, et ce grand idéaliste ne fut que le plus matérialiste des amants.

r^ais un jour, le hasard le mit en présence d'une jeune fille, d'une vraie jeune fille, presque d'une enfant, M"e jNîàTEïïdéjiaiiMjie . Fi eurvi lie.

'Ce fut dans cette maison de la rue Nicolet, à Mont- martre, qui devait devenir pour lui le théâtre de tant de drames intimes, qu'il se trouva face à face avec l'héroïne, avec sa Destinée faite femme.

Il était venu voir le compositeur Charles de Sivrv, qui demeurait là, chez son beau-père, M. Mauté de Fleur- ville, avec sa mère, mariée en secondes noces audit M. Mauté, ancien notaire de province, le type du parfait bourg-eois, aux favoris courts et à lunettes d'or.

On frappa à la porte de la chambre Sivry et son visiteur bavardaient. Oh ! ce toc toc, joyeux et pro- fond ! Il devait retentir à tout jamais dans l'âme du poète !

2l8 PAUL VERLAINE

Une jeune fille parut, en robe grise et verte, avec des ruches, une g-entille brunette...

Verlaine a délicieusement dépeint l'apparition char- mante dans ces vers :

En robe grise et verte, avec des ruches, Un jour de juin que j'étais soucieux, Elle apparut souriante à mes yeux Oui l'admiraient, sans redouter d'embûches.

Elle alla, vint, s'assit, parla, Légère et grave, ironique, attendrie, El je sentais en mon Ame assombrie Comme un joyeux reflet de tout cela.

Sa voix, étant de la musique fine. Accompagnait délicieusement L'esprit sans fiel de son babil charmant la gaieté d'un coeur bon se devine.

Aussi soudain fus-je, après le semblant D'une révolte aussitôt étouHée, Au plein pouvoir de la petite fée. Que depuis lors je supplie en tremhlant.

La première entrevue fut simple et décisive. La curio- sité avait sans doute poussé la jeune fille vers la cham- bre de son frère. Elle passa sa petite tête espièg-le par rentrebâillement de la porte, et fit mine de se retirer avec de légères protestations confuses et des grimaces g-entilles.

Reste donc ! dit Charles... Monsieur est un poète... c'est Verlaine... tu sais bien ?

On avait, en effet, souvent parlé de lui dans la mai- son Mauté. J'ai dit, plus haut, quels projets d'opérettes préoccupaient alors Verlaine. Charles de Sivry, futur chef d'orchestre du Chat-Noir, guettait un poème funam- bulesque à musique. Il rêvait Petit Faust et Belle

LA BONNE CHANSON 210

Hélène. En outre, Sivry était un habitué des soirées Nina, et certainement, à plusieurs reprises, Charles avait parlé, chez sa mère, des g'ens qu'il rencontrait dans cette maison bruyante et fréquentée par des personnalités intéressantes, en passe de devenir célèbres. II avait même apporté les œuvres du poète, les Poèmes Saturniens et les Fêtes Galantes. La jeune fille avait jeter un reg-ard indiscret sur ces vers, d'une lecture permise, d'ailleurs pour elle sans g-rand intérêt.

Sur l'invitation de son frère, M''^ Mauté resta donc, et la conversation s'engag-ea. Elle dit à Verlaine qu'elle aimait ses vers, bien qu'ils lui parussent un peu forts pour elle, et le poète, touché dans son amour-propre d'auteur, le fut aussi par un autre sentiment.

Il lui sembla, fut-ce une illusion? il est très pos- sible que ce n'en fût pas une, que cette jeune fille le reg'ardait autrement que la plupart des femmes déjà rencontrées, qu'elle n'avait pas fixé sur lui deux yeux ironiques, dédaig-neux, cruels, insolents ou effrayés, de ces reg-ards désespérants qu'il voyait dans toutes les pru- nelles que son désir avait cherchées. La jeune fille ne lui paraissait point avoir peur de lui. N'avait-elle donc pas remarqué sa hideur ? Après tout, peut-être n'apparaissait- il pas aussi laid qu'il se voyait lui-même? Cette compa- tissante enfant le considérait-elle avec des yeux plus indulg-ents que ceux des autres personnes de son sexe, que ses amis, que lui-même? Est-ce que par hasard...?

Il n'osa pas aller jusqu'au bout de la supposition trop flatteuse, mais une prévention suffisamment favorable s'empara de son esprit, et il reg-arda étrang'ement cette jeune fille, quelques instants auparavant inconnue, ig'no- rée, insoupçonnée, saluée avec indifférence, traitée en g^araine. Il l'examina avec une attention profonde, tandis

PAUL VERLAINE

que, de son côté, elle semblait l'observer à la dérobée, non siins quelque intérêt. Il n'était pas quelconque, et il méritait qu'on fît attention à lui, pensa-t-il, avec vanité. Cette avantag-euse hypothèse accéléra le travail de sa cervelle, l'amour neuf, primesautier, pénétrait, sans crier g-are ! et en bousculant tout.

Quel chimiste, dans un creuset subtil, analysa-t-il jamais assez complètement les sentiments humains, pour pouvoir nous donner la composition de la distil- lation des parties sensuelles, intellectuelles, volitives, ou purement instinctives, qui forment ce composé qu'on appelle l'amour? Des philosophes matérialistes ont pré- tendu que l'instinct de l'être, que le désir de perpétuer la race, et l'obligation pour la femme et pour l'homme de se joindre, en vue d'accomplir les fins de la nature, qui sont la continuation de l'espèce, avaient la part décisive dans ce qu'on nomme la sympathie, l'attraction, le désir, le choix, l'irrésistible penchant. L'homme et la femme, mis en présence, seraient attirés uniquement par le sentiment impérieux, le plus souvent inconscient, de l'être dont ils portent le g-erme en eux, et qu'ils doivent produire par leur réunion.

La sélection spéciale qu'ils feraient de tel sujet ren- contré expliquerait ce phénomène de l'identité amou- reuse, cette préférence si violemment exclusive qui abou- tit à cenégatif résultat, que bien souventun amant s'abs- tiendra de tout commerce charnel, deviendra improduc- tif, et sera comme atteint d'impuissance, ne pouvant accomplir l'acte sexuel avec la personne élue. Parfois mourra-t-il sans vouloir être satisfait et consolé par d'au- tres femmes, à peu de chose près pourtant, aimantes, désirables pareillement, et physiologiquement sembla- bles à celle qu'il veut, et qui lui échappe. C'est ce peu de

LA BONNE CHANSON

L

chose qui est, en dehors et au-dessus des conclusions scientifiques sur la reproduction et la perpétuité de l'es- pèce, c'est ce qu'on nomme l'Amour.

II y eut peut-être comme l'éclosion d'une fleur nou- velle et inattendue dans l'âme de Verlaine. Jusque-là sa pensée avait été éloig-née des affections vives. Il avait g-randi séparé delà femme, de lacompag^ne avec laquelle il aurait pu, selon le système de Schopenhauer, avoir la pensée de fonder une famille, et entrevoir la possibilité d'eng-endrer un enfant. Il dut connaître alors un senti- ment confus et nouveau. D'où un enchantement subit.

De son côté, la jeune fille, subissant l'influence du sexe, ressentant probablement une impulsion passag-ère, dominée peut-être par une excitation momentanée, mais forte, due à la présence de cet homme étrang-e, éprouva le désir secret d'être sa compag-ne^ de_iui. appartenir. Il est certain qu'à cette heure trop brève il y eut, entre ces deux êtres, accord bref et harmonie, hélas ! fug-itive.

Je puis affirmer, confident des ivresses de ces initiales rencontres, véritables trouvailles d'âmes, que tous deux se plurent instantanément. Le classique coup de foudre n'est jamais vieux -jeu. Il se rajeunit sans cesse. La preuve de cette spontanéité amoureuse, surtout du côté de la jeune fille, c'est que M"® Mathilde Mauté, très jeune, ayant par conséquent le temps de trouver un mari, vivant dans un milieu bourg-eois aisé, était dans les conditions normales pour épouser tranquillement, selon les accords familiaux, un employé, un fonctionnaire, un commerçant, voire un homme de lettres, mais sans hâte. Elle pouvait attendre et choisir. Elle accepta cependant avec une sorte de précipitation un mariag-e qu'elle aurait pu ajourner, traîner en long-ueur, finale- ment refuser, après réflexion et comparaison. Rien ne

PAUL VERLAINE

semblait devoir l'attirer vers cette union, ordinaire au point de vue de la fortune, rien ne paraissait laj)ousser à encourai»-er, à provoquer, si l'on veut, un cavalier aussi peu séduisant que l'était notre ami.

Il n'y avait de la part de la jeune fille aucun calcul d'ambition, ni de cupidité, aucune velléité d'indépen- dance. Elle n'était point pressée de quitter la maison paternelle, on la g-âtait, elle ne manquait de rien, elle était choyée, adulée, adorée. Ce n'était pas non plus une jeune fille romanesque. Elle montrait déjà un bon sens très pratique et un esprit bourg-eois très pon- déré, dont elle donna plus tard de fortes preuves. Il ne fut jamais question entre elle et Verlaine de coups de tête. Xullc anticipation n'eut lieu sur les régals permis de la nuptialité. Si pourtant elle se fût prêtée le moins du monde à une de ces avances conjug-ales, ce n'est pas Verlaine qui s'y fût opposé, certes. Mais elle ne permit pas à l'amoureux de s'enhardir. Avec une sag'esse pré- coce et une possession de soi-même toujours présente, elle maintint jusqu'à l'heure lég-ale l'impatience mascu- line de son ardent fiancé.

Vivant dans un milieu l'on parlait souvent de littérature, l'on vantait les artistes, entendant sa mère, très bonne pianiste, faire l'éloge d'hommes célè- bres, et son frère, Charles de Sivry, nommer familière- ment les jeunes notoriétés avec lesquelles il frayait, peut-être y eut-il, dans le commencement de renommée littéraire qui accompag-nait Verlaine, un prestige parti- culier, un attrait favorable au poète ; peut-être aussi lut- elle dans les yeux de ce garçon, qu'elle voyait pour la première fois, la flamme du désir, l'attrait de la passion, et fut-elle attirée et dominée par la force amoureuse, qui tout à coup se dégageait de lui. Toujours est-il

LA BONNE CHANSON 223

qu'elle l'aima à première vue, et que l'union, aussitôt projetée, décidée, s'annonça coname un véritable ma- riag"e d'amour.

Verlaine a raconté comment la rencontre de cette jeune fille avait bouleversé sa vie. Un cyclone moral. Le jour même de la première entrevue, ses habitudes furent si troublées qu'il oublia, au café du Delta, Charles de Sivry l'avait rejoint, de dég-uster sa purée verte ordinaire! L'amour supprimant l'apéritif! Ce mi- racle ne devait pas se renouveler.

Verlaine quitta Paris alors. Il partit précipitamment, soit pour donner un autre cours à ses idées, soit pour raisonner l'amour naissant dont il se sentait envahi. Il s'en fut dans le Nord, son refug-e, sa consolation, et d'où il m'écrivit ce petit mot rapide, car il s'était mis en route sans avertir personne :

Fampoux, chez M. Julien Déhée (Pas-de-Calais), près Arras.

Très-souffrant subitement, parti non moins vite . Lettre de ma mère à mon chef. Plus tard détails, ou retour prompt, suivant réponse attendue.

Pense aux Forgerons. Ecris-moi. Porte~toi bien.

Ton dévoué.

P. Verlaine.

4 juin 1869.

Dans le calme de la campag-ne, il se raisonna, classa ses idées, se tâta le pouls moralement, se reconnut très êunoureux, jug"ea qu'il a\'B.it raison de l'être, et brusque- ment, peut-être sous l'influence de quelque chope ins- pirative lui donnant du courage, il écrivit à Charles de Siwrj une longue lettre. Cette missive n'était pas dans les règles des accords matrimoniaux. Elle se trouvait peu conforme au protocole d'ordre privé usité, en pareilles circonstances, dans les familles. Verlaine, à son cama-

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rade, demandait bravement, un peu brutalement aussi, la main de sa sœur. II nes'était même pas dit que Charles de Sivrv, jeune homme de g-rand talent musical, mais sans situation sociale, ni autorité dans la famille, de plus, demi-frère seulement de M"* Mathilde, n'avait ffuère qualité pour accorder ou refuser la menotte demandée.

Mais Verlaine se souciait bien, en ce moment d'exal- tation psychique, de ces questions de préséance fami- liale. Il oubliait tout à fait M. Mauté, le père; il n'avait même pas pensé à la mère, avec laquelle il n'était pas en mauvais termes. Il avait écrit dans un accès de fièvre. Il jeta la lettre à la boîte, comme s'il se débarrassait d'un papier compromettant, et, toujours sous l'influence de sa passion fébrile, il rentra chez son parent Déhée, la démarche précipitée, l'air ég-aré, les yeux brillants. Sans parler à personne, il se jeta sur son lit et dormit pro- fondément, jusqu'à ce qu'on vînt le réveiller pour se mettre à table.

On pensa, dans la maison Déhée, qu'il avait vidé un peu plus de chopes que d'habitude, et son sommeil ne suscita aucun commentaire, parmi ces braves g^ens, indulg^ents pour les absorptions immodérées de bière ou de genièvre.

Bientôt arriva une lettre de Charles de Sivry, la réponse si impatiemment attendue. Son futur beau- frère lui apprenait que, stimulé par l'imprévu et surpris par le caractère inattendu de la demande, il avait com- muniqué la missive à sa sœur, d'abord! C'était une grave incorrection de plus, mais on n'en était pas à les relever. Il avait ensuite fait la même communication à sa mère, qui en avait référé à son mari, M. Mauté. Sivry ajoutait cette bonne parole, qu'il y avait lieu

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« d'espérer». M. Mauté ne comptait guère. Sa femme et sa fille approuvaient en principe, c'était l'important. Il j avait donc lieu de croire que tout se terminerait pour le mieux. Mais Paul devait comprendre qu'on ne pouvait lui donner une réponse immédiate. Il était plus que probable qu'il n'avait pas à craindre un refus.

Sivry l'eng-ageait donc à rester encore quelques jours à la campag-ne. Il lui promettait de venir le rejoindre sous peu, pour l'emmener à Paris. Là, on verrait. Les choses vraisemblablement s'arrang-eraient au mieux.

Disons, pour expliquer, comme nous l'avons fait pour la jeune fille, la promptitude avec laquelle la famille Mauté agréait le projet de mariag-e, que les INIauté avaient deux filles, que leur fortune n'était pas considé- rable, et que Verlaine, physique à part^ n'était pas un parti à dédaig-ner. Il n'était pas le poète famélique des lég^endes de la bohème. Employé à la préfecture de la Seine, il avait une situation sérieuse, fixe, solide, très appréciée dans le monde bourg-eois. C'était sûr, un emploi pareil. Il était bachelier, et, par conséquent, il pouvait espérer, à la suite d'examens, arriver à des em- plois supérieurs. De plus, fils unique, il devait avoir une dizaine de bonnes mille livres de rente à recueillir du côté de sa mère, sans parler d'autres parents, cousins et cousines, dont il était l'héritier éventuel. Enfin, dès les premiers mots à Sivry, il avait écrit qu'il aimait Ma- thilde, et qu'il la prendrait pour elle-même. Le fameux : Sans dot ! est encore le meilleur « Sésame, ouvre-toi » des mariag"es bourgeois.

Voilà Verlaine ravi. Il lit et relit la réponse réconfor- tante. Son imagination devance les événements : il se voit déjà agréé, espéré, reçu, aimé, fiancé admis à faire sa cour. Il jouit par avance de ces travaux d'appro-

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X2Ù PAUL VEBLAINE

che du mariage. Il se devine enfin époux, heureux époux I II apprend par cœur la bienheureuse lettre de Sivry, et, dans son émotion, oublie de se griser. On ne le revit pas de deux jours à son estaminet d'habitude. Grave symptôme.

Ce fut alors un enchantement de tous les instants. Une féerie. Chaque nuit, il se voyait en rêve, le pied sur cette échelle de Jacob des amoureux, au sommet de laquelle est le ciel, un ciel assurément de lit, car la pas- sion de Verlaine, bien qu'issue d'un sentiment tout jdéal et tout immatériel, que je vais essayer de défi- nir, aboutissait, et il l'a confessé lui-même, à la conclu- sion banale et matérielle de toutes les unions de cette terre : à l'alcôve.

Durant ces quelques semaines d'incubation amou^^ reuse, le poète fut l'objet d'une hallucination passion- nelle. 11 se composa un amour. 11 est certain qu'il a désiré violemment, qu'il a aimé et adoré celle qui devait devenir sa femme, et qu'il l'a par la suite regrettée et redésirée, mais il v eut dans sa jjassion une grande part d'artificiel, de fictif, et l'on pourrait dire d'artistique. 11 aima objectivement, et Mathilde ne fut que la représen- tation d'un concept de son esprit.

Nous avons déjà dit que les premières relations fémi- nines de Verlaine, et il ne s'en est pas caché, avaient été ^Nvj ) vulgaires, indignes, honteuses même. En cela, la fi^ de sa carrière amoureuse devait fâcheusement ressem- bler au comniencement. Il n'avait jamais ressenti l'a- mour honnête, l'amour pur et vrai, dans le sens d'un sentiment ayant pour objet une personne susceptible d'inspirer, non seulement du désir, mais de l'estime. 11 ignorait la passion accompagnée du respect. C'était comme un monde inconnu s'ouvrant à son essor, que

LA BONNE CHANSON 227

cet amour contenu par une sorte d'admiration, comme la vertu et la dig-nité doivent seuls en susciter. Il n'avait jamais été vraiment aimé. Il n'avait pas eu la vanité banale que procure l'attention d'une de ces femmes, dans les bras desquelles la sensualité, et l'ivresse parfois, l'avaient jeté, et qui auraient pu lui témoig^ner, comme cela arrive souvent, une préférence g-rossière : car la Vénus vénale a ses caprices et ses heures de libéralité. Il n'avait pu vérifier par lui-même l'aphorisme latin, cité par Gicéron: « Ab amico amante arg-entum accipere m.eretrix non vult. » Il savait très bien les pratiques mobiles et la cupidité reconnaissante de ces passives amantes, rencontrées au hasard des boug^es, ou cher- chées dans des marchés d'amour.) Le sentiment qu'il avait de ses imperfections physiques et des difficultés qu'il lui faudrait vaincre, si, ressentant la passion, il voulait l'inspirer, ajoutait à ce sentiment tout neuf de joie et d'org-ueil qui s'empara de lui, quand il se vit dis- ting-ué, apprécié, désiré peut-être, par une jeune fille élevée dans des conditions de candeur et d'honorabilité complètes. De plus, il song-eait, avec une vaniteuse satis- faction, qu'il était certainement le premier homme sus- ceptible d'apprendre l'amour à cette jeune Mathilde.EIle n'avait, avant lui, reg-ardé aucun mâle avec la pensée de devenir sa compag-ne. Elle était si jeune! comme il Ta dit à plusieurs reprises, grande qualité, et aussi grave défaut. Il ne devait pas tarder à le savoir. ]

Aussitôt cette idée entrée dans son cerveau impression- nable, qu'il pouvait être aimé par cette jeune fille, qu'il était susceptible de paraître désirable à un être pur, naïf, aux sensations encore insoupçonnées, /dont il serait rinitiateur,réducateur,et comme le Pvg-malion animant sa statue, il fut dominé. Cette possibilité le grisa, l'étour-

228 PAUL VERLAI.NK

dit et lui sug'g'éra de ces hypothèses, de ces imag-ina- lions et de ces combinaisons de visions, de situations, comme l'ivresse en construit. Ces suppositions devenaient pour lui une réalité. A force d'envisager certains faits rapproches, juxtaposés, échafaudés de toutes pièces, on tinit par les admettre réels, Verlaine, dans les solitudes champêtres du Pas-de-Calais, en fumant des pipes, en vidant des chopes, en rôdant par les plaines mornes déborde la mer des betteraves, et sur les routes mélan- coliques bordées de colzas, pratiqua la théorie indiscu- table, établie par les savants de l'école de Nancy, l'auto- suggestion.

' Le résultat fut qu'il devint réellement amoureux, et qu'il trouva tout simple de ne point être repoussé à priori, et d'être aimé, désiré, comme il désirait, comme il aimait.'

Alors commença pour lui une nouvelle série d'auto- suggestions. Charles de Siviy vint le trouver à Fam- poux, lui apportant la réponse favorable, déjà promise, et par l'amoureux tenue pour accordée. Il lui confirma son premier avis : sa mère et sa sœur étaient disposées à accueillir la demande de M.Paul Verlaine, mais il fal- lait cependant laisser le temps de la réflexion, et puis il était nécessaii'e de connaître l'avis de M"'^ Verlaine mère, car Paul avait oublié de l'avertir de ses projets matrimoniaux. Ensuite, pendant deux mois, la famille Mauté allait séjourner chez des amis, en Normandie. Au retour, « on verrait ». Alors on parlerait sérieuse- ment, définitivement.

Cette semaine, passée en compagnie de Charles de Sivry, qui, pour se distraire, tenait l'orgue le dimanche, et jouait ses improvisations à l'église de Fampoux, des airs de ballet et des chœurs d'opérettes, ne fit qu'augmejQi- < ter le désir de Paul de donner suite à la demande, puis-

LA BONNE CHANSON 22g

qu'elle n'était pas repoussée, et qu'aucune objection sérieuse ne lui était faite. Il revint à Paris avec Sivry, et prévint sa mère. M°^® Verlaine, un peu surprise de la détermination inattendue de son garnement de fils de « faire une fin », de se ranger, de devenir homme sérieux, de s'établir, comme on dit en Artois, ne se montra pas mécontente. La famille Mauté, qu'elle con- naissait un peu, par ma mère, par M"»*' Bertaux, lui parut convenable. Elle fit toutefois la grimace quand Paul lui dit qu'il n'y avait pas à compter sur une dot. Mais ce qui l'emportait, dans son espiùt, sur toute autre consi- dération, c'était l'existence régulière que son fils allait désormais mener. Un homme marié ne pouvait conti- nuer à courir les estaminets. Elle avait trouvé Paul, un matin, allongé dans ses draps, son chapeau haut de forme, tout maculé de boue, sur la tête. Il prendrait certainement, grâce à la vie conjugale, de meilleures habitudes.

La bonne maman Verlaine avait déjà observé unchan-„ gement notable dans son fils. Il était descendu de wagon sans s'arrêter dans les cafés de la gare du Nord, et en l'embrassant, à l'airivée, elle n'avait perçu^ucun arôme alcoolique. Il était donc resté sobre, en route, et il n'était pourtant pas malade. Grave sujet de surprise.

Cet heureux changement continua. Durant les pre- miers temps de son retour, Verlaine but moins. Il avait peur d'être invité à venir déposer ses hommages, sans avoir eu le temps de dissiper les fumées alcooliques. Il avait assez la connaissance de ses faiblesses pouf se défier des circonstances et des entraînements. Il devait redouter qu'à une première entrevue, car l'auti'e n'avait guère compté, il lui arrivât de se présenter dans un état de surexcitation déconcertant, l'œil hagard, le geste sac-

aSo PAUL VERLAINE

cadé, la parole hachée, à la suite d'absorption d'apéritifs réitérés, ce qui serait désastreux et détruirait à jamais l'échafaudage de bonheur que son imag-ination édifiait. 11 se surveillait donc. 11 était dans la situation de la parahole évang-clique des Vierg-es, attendant la venue de l'époux. Il était devenu aussi un employé plus exact. Sou sous-chef lui faisait des compliments. Son absence était remarquée au café du Gaz. Il rentrait de meilleure heure rue Lécluse^ et ne se reg-imbait plus aussi fort quand sa maman lui proposait de l'accompagner dans quelque famille bourgeoise des BatignolleSjOÙ l'on jouait le bésig-ue, à un sou les deux mille, en prenant du thé avec des petits-fours secs .

Il était cependant parvenu, avec l'aide de Charles de Sivry, à échanger avec la jeune fille, restée en Norman- die, quelques lettres. Pages innocentes par le fond comme par la forme, car il surveillait sa plume comme sa soif. M"*^ Mauté lui avait annoncé son prochain retour à Paris. Elle lui faisait des recommandations de sagesse et de patience, avec des aperçus sur l'avenir. La petite personne raisonnait avec un sérieux magnifi- que. Elle disait que tout était pour le mieux entre eux : rapports d'âge, de goût, d'éducation, de bourgeoisie, d'argent même, et elle parlait, comme d'une chase cer- taine, et bientôt prochaine, de leur bonheur commun. Elle avait des déclarations d'économie et de prévoyance. Elle indiquait une sélection d'appartements. Un loge- ment clair, fût-il un peu haut, serait le meilleur. On était jeune, on avait des jambes pour monter les étages. Elle s'occupait de l'ameublement du nid conjugal. Elle envisageait même la question des lits. Elle en voulait deux, l'un en palissandre, sévère et simple, pour lui, l'autre, pour elle, en capitons de perse, rose ou bleue.

LA BONNE CHANSON 23 I

Verlaine laissa de côté cette décision à prendre sur la dualité^ des couches nuptiales, en se remémorant « la sainte ig'norance de sa si puérilement bien zézayante » fiancée.

Verlaine s'était donc misa entamer sa cour par lettres. Cette façon de faire le g-alant lui était la plus avanta- g-euse. Ses badinag-es épistolaires étaient toujours inté- ressants, humouristiques, amusants; déplus, assez sou- vent i]^ écrivait en vers, composant au fur et à mesure de ses sensations, de ses désirs, de ses impatiences, ces stances délicates et charmantes, qu'il devait ensuite réu- nir en volume, sous ce titre, devenu plus tard ironique, la Bonne Chanson.

Ce travail poétique ne faisait qu'aviver son rut men- tal, qu'achever son inflammation cérébrale et cardiaque. La composition, le choix des mots, la recherche des rimes, tout l'eflort lyrique rendaient plus intense et plus dévo- rant le feu qu'il avait lui-même allumé, et qu'il attisait fébrilement, chaque jour, du bout embrasé de ses stro- phes ardentes.

Enjin la famille Mauté revint de Normandie, et l'en- trevue à désirée eut lieu, çueJNicglet, après le dîner. Il a raconté lui-même, avec bonhomie, cette présentation, il y a toujours de part et d'autre un peu de convenu et d'apprêté. Selon les traditions, comme tout homme se rendant à un premier rendez-vous, ou à une entrevue matrimoniale, il avait soig-né exceptionnellement sa toi- lette, et sa mère avait faire et refaire le nœud de sa cravate Lavallière.

IntroduiLau salon de I^ rue Nicolet, ce fut d'abord la mère de la jeune fille qui vint l'encourag-er d'une poi- gnée de main, et d'un sourire. Elle le présenta aussitôt à son mari M. Mauté. C'était un ancien notaire rural, à

aSa PAUL VERLAINE

la figure rougeaude, à l'air finaud du campagnard enrichi, bon homme au fond, mais très près de ses inté- rêts, ayant la sécheresse intérieure et la rondeur appa- rente et sournoise des hommes d'afi'aires.

Enfin la jeune Mathilde entra. Elle ne portait plus le costume, fixé pour toujours dans les vers de la Bonne Chanson: « la robe grise et verte avec des ruches. » Ver- laine était si troublé qu'il ne se souvint même plus, par la suite, de la façon dont sa fiancée était, ce jour-là, costumée. Il était trop préoccupé de l'examiner pour regarder l'étofi'e de sa robe. C'était bien l'apparition qui avait tant de fois hanté ses rêveries. Elle se trouvait là, en chair, vivante et souriante, devant lui I Elle lui parais- sait même plus charmante, plus mignonne que la pre- mière fois. L'auto-suggestion avait fonctionné, mais la réalité dépassait la vision imaginative.

L'on s'assit autour de la table, et l'on se mit à bavar- der. On dit des choses en apparence insignifiantes, mais pleines de promesses pour les deux êtres, dont la destinée se tissait irrévocablement. Le consentement des parents était acquis. Le prétendu était agréé. A partir de ce jour-là, tous les soirs, quelque temps qu'il fît, Verlaine se rendit dans la maison de la rue Nicolet.

Je n'ai guère de lettres de lui, durant cette année-là. Il négligea presque entièrement ses compagnons de café, et ses meilleurs amis ne le virent que par rapides inter- valles. Il ne fit plus que de rares apparitions chez Lemerre; il cessa presque complètement ses visites chez Leconte de Lisle, chez Banville. Je le fréquentai moins, n'allant que rarement à l'Hôtel de Ville pour lui parler, très pris que j'étais par le journalisme et les luttes politiques, alors très vives. Ses lettres me rappelaient seulement notre drame : les Forgerons, resté en sus-

LA BONNE CHANSON 233^

pens, et que le mariage et les événements postérieurs devaient à jamais interrompre.

Tout en faisant sa cour, Verlaine continuait à rimer sa Bonne Chanson. Cette attente prolongée pendant près d'une année avait surexcité davantage les désirs du jeune fiancé. On était d'accord sur les questions d'inté- rêt, sur tous les points importants, sauf sur la date de la cérémonie . La fin du printemps ou le commencement de l'été de 1870 furent enfin choisis. Mais toujours l'apo- logue de la coupe et des lèvres se vérifie : brusquement la maladie survint, et, un jour qu'il se présentait rue Nicolet, souriant comme d'habitude, Verlaine trouva sa fiancée au lit : elle avait la petite vérole. Bien qu'il fût d'un tempérament plutôt timide et craintif, cette fois chez lui la passion domina et le fit hardi. Il se montra même téméraire : malgré les observations qu'on lui fit, il voulut absolument voir la malade. Il entra donc dans sa chambre, et, après avoir entendu quelques paroles incohérentes sortir de la jeune bouche fiévreuse que le délire agitait, il se retira, découragé, démoralisé. Les pires fantômes noirs voltigèrent sur son chemin, tandis qu'il regagnait tristement les Batignolles.

Le mariage, dont les publications allaient être faites, se trouvait donc indéfiniment ajourné. Il analysa lui-même très nettement les sentiments d'irritation, de déconve- nue et de douleur qui l'assaillirent à ce moment :

A la douleur très réelle, et, comme toute très réelle douleur morale ou physique, très chaste, se mêlait, dois-je l'avouer, une manière de vilain désappointement, que je me blâmais et rougissais presque, si j'ose ainsi dire, mentalement, de ressen- tir, et comme qui dirait charnel. Alors, voilà mon mariage remis aux calendes grecques!... C'était bien la peine de tant m'abstenir, de tant jeûner !... J'étais comme qui dirait hon-

«34 PAUL VERLAINE

teux de trouver le nom à donner à l'abstinence, au jeûne, et j étais comme quelqu'un à qui excusez l'expression vulgaire pour caractériser un sentiment vulgaire on aurait promis plus de beurre (}ue de pain, et qui n'aurait ni pain ni beurre.

Mais enfin la maladie diminua d'intensité, la conva- lescence se produisit et le mariage fut fixé à la première qpinzaine de juillet. Mais alors, nouveau contre-temps : la mère fut prise à son tour du mal; l'épidémie sévissait dans ia maison.

M™» Mauté g-uérit assez rapidement, et le mariag-e fut enfin décidé pour le inois d'août.

Verlaine s'absenta quelques jours, pour aller en Not:;, mandie.ll était invité chez une très brave femme, ayant le creur sur la main, pas belle, plutôt d'allures rustaudes, destinée plus tard k des aventures singulières dont les tribunaux ont retenti, car elle fut dépouillée successive- ment par plusieurs galants sans scrupules, auxquels elle s'était imprudemment abandonnée : elle se nommait la marquise de Manouty. Très hospitalière, généreuse, aimant à recevoir, à héberger, ayant une certaine for- tune, elle recherchait les poètes, les artistes, et surtout ceux qui avaient l'air bohème : le manoir normand était une véritable annexe de la maison Nina.

Cette courte absence de huit jours avait été conseillée à Verlaine, dont l'impatience redoublait à mesure que la date du mariage approchait, et qui devenait tellement irritable que l'on craignait qu'il ne tombât malade à son tour. Mathilde avait commandé un éloignement de huit jours, et, docile, il avait obéi.

Pendant cette absence, il écrivit de nombreuses let- tres, rima beaucoup de pièces de vers, dont malheu- reusement la plupart ne figurent pas dans le recueil de la lionne Chanson, ont même été perdues. Il revint

LA BONNE CHANSON 235

à Paris, pour arrêter définitivement les détails de son

mariag^e, qui, malgré tout, approchait. Les publications légales venaient d'être faites, et l'on avait juste le temps de s'occuper du tailleur, de la couturière, du bijoutier, et aussi du tapissier, et de l'ameublement du jeune ménage.

Mais un incident tragique troubla le jeune amoureux, à peine débarqué du manoir hospitalier : trois jours avant le mariage, un de nos amis, jeune écrivain, l'un des hôtes du salon Ricard, Lambert de Roissy, ayant perdu une maîtresse qu'il adorait, se brûlait la cervelle à Passy. Il avait informé Verlaine de sa funeste décision et l'avait chargé de diverses commissions.

Comme il revenait de l'enterrement de ce pauvre camarade, lourd d'énervement et de dépression, il s'attabla au café de Madrid, pour lire les journaux et se désaltérer. La ville était dans un état d'agitation fébrile et tragique. La guerre venait de commencer sérieuse- ment, terriblement : les premiers coups de canon avaient été tirés, et déjà le sinistre fantôme de la déroute se dressait sur nos frontières envahies. En outre, une fausse joie avait enfiévré Paris. Une dépêche fabriquée avait annoncé une grande victoire : elle proclamait la défaite de l'armée du prince Frédéric-Charles. Mac- Mahon était dit maître des positions, avec des canons et des drapeaux pris à l'ennemi. Tous les boulevards avaient été en un instant pavoises. Des cris d'allé- gresse montaient de toutes les poitrines ; aux terrasses des cafés, des propos animés et exaltés se répandaient d'une table à l'autre. On s'embrassait, on se tutoyait sans se connaître, on se racontait, en les amplifiant, les détails de la victoire . « Le prince Frédéric-Charles avait été entouré par des chasseurs d'Afrique et obligé de se

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rendre » . Du tout ! disait un autre narrateur, qui paraissait mieux renseig-né, c'est le capitaine Un tel, de la 4^ du deux de tel rég-iment d'infanterie! On donnait le numéro du rég'iment victorieux, qui avait cerné l'état-major du prince. C'est à ce capitaine que le prince avait ren- dre son épée. Plus loin, on racontait les prouesses des turcos.Dans un autre g-roupe, on annonçait l'arrivée à Paris des drapeaux conquis sur l'ennemi. On conseillait de les promener sur les boulevards, avant de les suspen- dre à la voûte des Invalides...

Tout à coup, de la Bourse, parvint le brutal démenti : on avait été battu. Mac-Mahon était en pleine retraite. C'était un désastre complet, présag-e lugubre des défaites futures.

Verlaine, qui avait passé la journée de la veille en démarches au commissariat de police et à la mairie de Passv, pour l'enterrement du pauvre Lambert de Roissy, et la journée au cimetière, n'avait pas eu le temps de lire les journaux. Il tombait au milieu de ce brouhaha, igno- rant tout, ne comprenant rien. Au café de Madrid, des camarades rencontrés lui apprirent la situation, et il fut rapidement au diapason de la surexcitation générale. Il dépassa même quelque peu l'exaltation ambiante, car il venait d'avaler coup sur coup deux apéritifs corsés. Un régiment passa sur le boulevard : les camarades qui l'avaient renseigné, presque tous des journalistes de l'op- position, se mirent à crier : Vive la République! Nous nous réunissions alors à ce café de Madrid, tenu par Bouvet, avec Delescluze, Charles Quentin, PeyrouLoni Jules Ferry, Henry Maret, Lissagaray, et bien d'autres, disparus ou morts depuis.

Verlaine, debout, criait comme les autres, se faisant remarquer par son chapeau très haut de forme, le para-

LA BONNIi CHANSON 287

pluie qu'il brandissait à la main, et sa tenue d'enterre- ment. Un consommateur, près de lui, l'apostropha en , disant : « C'est Vive la France ! qu'il faut crier. Nous / ne_sommes pas en République ! »

En même temps, ce monsieur, qui semblait un ami forcené de TEmpire, désignait le poète aux agents, qui firent mine de l'empoigner.

Les habitués du café de Madrid étaient heureuse- ment en nombre, et l'on était préparé aux collisions, alors 'presque quotidiennes, avec les sergots. C'était le temps des « Blouses Blanches », La police ava.it, un soir, fait le siège du café; nous nous étions barricadés avec des tables et des chaises. La résistance était coutu- mière. On repoussa donc cette fois encore l'intervention des agents, et on engagea Verlaine, dégagé, repris aux sergents de ville, à s'esquiver le plus tôt possible, par le passage Jouffroy. Il ne se le fit pas dire deux fois, et fila.

Il s'arrêta cependant en route, pour avaler un rafraî- chissement, car il était fort échauffé, et puis les émo- tions altèrent, et il acheta des journaux du soir, qui venaient de paraître. Ses yeux tombèrent sur la nouvelle suivante :

L'Impératrice Régente a promulgué, le Conseil des Minis- tres entendu, le Corps Législatif ayant voté, et le Sénat ayant été entendu, la loi suivante :

Tous les hommes non mariés, des classes 1844-1845, qui ne -^ . font pas partie du contingent, sont appelés sous les drapeaux.

Verlaine appartenait à la classe de i8/i4; il était exempté par son numéro, comme ayant fourni un rem- plaçant, et de plus fils de veuve, mais le décret était for- l^^ mel : il devait être incorporé ! Ses sentiments patrioti- ques, pour le moment, s'évanouirent, il ne songea plus à crier « Vive la République I » ni Vive quoi que ce fût.

a38 PAUL VERLAINE

et donaaDt ua coup de poing- terrible sur la table, il s'écria : « Mon mariag-e est f...l » Et -dessus, il coHunauda une nouvelle absintbe et la but d'un air farouche.

Or le uiariag-e était fixé pour le lendemain. Il exprima ses craintes à la famille de sa fiancée, mais on le calma, ou le rassura. La rapidité avec laquelle la cérémonie allait être célébrée permettrait probablement d'échapper à la loi nouvelle. Verlaine affirma qu'il se soumettrait très volontiers, une fois le mariage célébré, et tout bas il prononçait « consom.mé ». Ce qu'il l'edoutait, ce n'était pas de servir la Patrie, mais de voir ajourner encore et peut-être indéfiniment, car enfin la g-uerre n'est pas un jeu, si l'on partait on pourrait ne pas revenir, l'heure si long-temps attendue du bonheur promis.

Verlaine m'avait tenu au courant de ses impatiences, de ses nervosités et de sa long-uo attente passionnelle, mais j'étais parti auréçiment, m'étant eng-ag-éau moment de la déclaration de g-uerre, un peu incertain sur la con- clusion de ce mariag-e. De g-raves événements comme ceux qui se préparaient pouvaient avoir de terribles répercursions sur les intérêts privés.

Je n'assistai donc pas à la cérémonie, et cependant je fus de cœur avec les jeunes époux, car, avisé de la célé- bration, malgré tout accomplie, j'envoyai du i3« corps, armée du Rhin, à la rue Lécluse, à l'adresse de M. Paul Verlaine, poète lyrique, et de M™» Paul Verlaine, une pièce de vers, genre épithalame, qui, si elle parvint à temps, me rappela au souvenir des deux époux, et mar- qua ma place parmi les assistants au mariag-e, célébré d'ailleurs très simplement. L'heure était trag-ique, et ce furent des noces aux sinistres auspices.

Les témoins de Verlaine furent Léon Valade et Paul

LA BONNE CHANSON sSQ

Foucher. La cérémonie eut lieu à la mairie de Montmar- tre et à l'église de Notre-Dam.e de Glig'nancourt. Dans l'assistance on a sig-nalé la présence d'une femme des- tinée à une célébrité un peu farouche, Louise Michel, alors institutrice à Montmartre, et qui était en rapports avec le beau-père de Verlaine, M. Mauté, délégué can- tonal du i8 arrondissement.

Elle fut sombre et rouge de sang-, la lune de miel de Paul Verlaine. Son chant nuptial se perdit dans le fra- cas des canons. Une entrée en ménage au milieu d'un désordre général ne pouvait que se poursuivre dans le désarroi. J'ai dit plus haut les circonstances qui accom- pagnèrent le double service que fît Verlaine, comme bureaucrate et comme garde national, pendant le Siège et sous la Commune. Egalement j'ai signalé les pre- mières brouilles se produisant dans le jeune ménage, formées et développées par les secousses et les déchire- ments ambiants.

Cette lugubre époque est pourtant, dans l'histoire lit- téraire du xix^ siècle, celle de la Bonne Chanson.

La Bonne Chanson a. été composée pendant l'hiver^ de 1869 et le printemps de 1870. La plupart des pièces que nous connaissons, et sans doute aussi beaucoup qui ont disparu, détruites par l'auteur ou égarées par la destinataire, furent adressées par Verlaine à sa fiancée, durant deux ou trois séjours qu'elle fît en Normandie.

Elle comporte un très petit nombre de pièces courtes, vingt-six poèmes. Elle parut pendant la guerre, « une fleur dans un obus », a dit Victor Hugo.

L'édition originale est imprimée sur papier Whatman teinté. Format in-32. La couverture porte : « Paul Vei*- laine. La Bonne Chanson. La vignette de librairie. Paris. Alphonse Lemerre, éditeur, passage Choiseul, 4?»

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M.D.CCC.LXX. » Le volume comporte 38 pag-es seule- ment. Sur la dernière feuille cette mention : « Achevé d'imprimer le douze juin mil huit cent soixante-dix, par L. Toinon et C'*, pour A. Lemerre, éditeur à Paris. »

Nous ne possédons qu'une sélection des pièces tendres et amoureuses que Verlaine écrivit durant sa fièvre d'at- tente nuptiale.

Beaucoup d'entre ces presque improvisations, a-f-il dit, furent supprimées lors de la remise à Alphonse Lemerre du manuscrit définitif, et je les regrette, en vérité, aujourd'hui... Ces pièces sacrifiées valaient certainement les autres, et j'en suis à me demander pourquoi cet ostracisme... puritain peut- être... {Confessions. Deuxième partie.)

Verlaine semble indiquer qu'il sacrifia ces pièces à cause de leur vivacité. Elles étaient cependant destinées à une jeune fille, envers laquelle il observait la plus extrême délicatesse. Une pièce conservée, d'un ton un peu plus chaud, et qu'il déclare n'avoir envoyée à son innocente destinataire qu'atténuée, avec des traits trop caractéristiques effacés, préparait la fiancée aux initia- tions nuptiales. Il évoquait l'instant

... sous mes mains lihres enfin Tombera l'armure impuissante De la robe et du linge fin...

Hélas! ne devais-je pas, ajoute le poète, surpris rétrospec- tivement de ce scrupule, chanter d'autres Chansons (par ex : Chansons pour Elle, Odes en son honneur), desquelles du moins la moindre hypocrisie, disons mieux, la moindre rete- nue est, on croirait, soigneusement bannie, et à propos des- quelles je n'ai nul repentir, mais qui, bien au contraire, ber- cent pour les réveiller plus ardents, plus fauves, mes désirs tout, ou presque, à la chair maintenant.

Verlaine a témoig'né à plusieurs reprises de sa prédi-

LA BONNE CHANSON 24 I

lection pour ce recueil. D'abord, c'était le témoig-nag-e des jours de bonheur. Ils sont courts. Les autres aussi, d'ailleurs. Ces vers, amoureusement sincères, chaque fois qu'il les évoquait dans sa mémoire, prolongeaient l'extase passée, rappelaient les joies enfuies, faisaient retinter à l'horloge du temps les heures heureuses. Et puis cette Bonne Chanson, c'était Mathilde, c'était sa fenime longtemps aimée, toujours désirée, et furieuse- /f ,/ f^

ment regrettée, qui réapparaissait dans cette vision poé- tique, telle qu'elle se dressait alors dans l'imagination énamourée du poète, parée de toutes les qualités, de toutes les bontés, aimante, douce, docile, et de plus joyeuse du bonheur qu'elle donnait.

Au point de vue littéraire, pour nous, qui n'avons pas les mêmes visions à évoquer, et qui ne saurions nous intéresser au sujet en soi, étant préoccupés seulement d'examiner comment l'artiste a travaillé la matière délicate qu'il avait en trepris,d'ouvrager, nous ne saurions partager la jDrédilection de Verlaine.

Ce qu'il y a surtout d'intéressant dans ce bouquet de mariage, dont la majeure partie des fleurs le composant ont été jalousement retirées et gardées à sécher dans l'herbier du souvenir, c'est qu'il prouve toute une nou- velle poétique chez celui qui l'a façonné. ^_

La Bonne Chanson, c est la. transition, c'est le passage / de la poésie objective, descriptive, plastique, extériorisée, / à l'expression personnelle, à la confession d'âme, à la / notation des battements du cœur ou des excitations du cerveau. C'est la substitution d'un art à un autre. Aux visions cérébrales, aux sentiments reçus, suggérés, déve- loppés plutôt qu'éprouvés, aux passions imaginées, aux douleurs inventées, aux sensations issues de lectures, de conversations, d'hypothèses, de rapprochements, suc-

a42 PAUL VERU\INE

cède la poésie personnelle, subjective, intime, ressentie, vécue, soutl'ei'te.

Ce n'est plus le Victor Hug-o de la Légende des Siè- cles, mais le poète des Feuilles d'automne et celui des Contemplations, dont Tinfluence va désormais domi- ner. La transformation commencée, que les événements devaient achever, et qui, poursuivie dans une partie des Romances sans paroles, atteignit le but dans Sagesse, a été due aussi à la pénétration de certains poèmes per- sonnels de M""^ Desbordes- Valmore et de Sainte-Beuve, celui qui fut Joseph Delorme. Avec quelle admiration, Paul me citait des fragments de la pièce d'une déli- catesse si intensive : « Toujours je la connus pensive et sérieuse...»

L'amour, le désir nuptial, la joie de se confesser, dans cette lang-ue des vers qu'il possédait mieux que l'autre, la vulgaire, et avec laquelle il se sentait plus à l'aise, le poussèrent à ce changement de manière poétique. Ce fut comme une première conversion. Nous verrons pai- la suite se développer et se préciser la nouvelle formule du poète, qui alors fut plutôt instinctive, comme géné- rée spontanément et issue des événements de sa vie, ins- pirée par les contingences de son aventure amoureuse. Celle mutation cérébrale fut d'abord un essai, une pré- paration; elle explique la métamorphose proche de son intellectualité, jusqu'alors purement objective, au point de vue des sensations et des désirs ail'ectifs.

A l'heure le poète chantait la Bonne Chanson, heure inoubliable que nous avons presque tous connue, et dont pour nous l'artiste a précisé les délices, il aban- donnait la formule impersonnelle, il gazouillait pour lui et pour elle, à la façon de l'oiseau des bois, musicien égoïste, et semblait se soucier seulement d'être écouté

LA BONNE CHANSON 243

de celle pour qui ses mélodies montaient, comme un jet d'eau, la nuit, parmi les marbres.

Quel admirable élan que ce retour sur lui-même, que cet appel enthousiaste à la Béatrix, qui doit le g-uider désormais, et l'entraîner hors des cercles de l'Enfer, il se sentait précipité, déjà à demi englouti :

Puisque l'aube pandit, puisque voici l'aurore, Puisqu'après m'avoir fui long'temps, i'espoir veut bien Revoler devers moi qui l'appelle et l'implore, Puisque tout ce bonheur veut bien être le mien,

C'en est fait, à présent, des funestes pensées. C'en est fait des mauvais rêves, ali ! c'en est fait Surtout de l'ironie et des lèvres pincées, Et des mots l'esprit sans l'àme triomphait ! r

Arrière aussi les points crispés et la colère A propos des méchants et des sots rencontrés ; Arrière la rancune abominable ! Arrière L'oubli qu'on cherche en des breuvages exécrés !...

Voilà un de ces cris à la Musset, le poète honni si violemment par lui, le dieu mort qu'on voulait projeter à bas de son autel d'arg-ile, un de ces surhumains san- glots comme Verlaine en poussera, par la suite, dedéses- poir et de dég-oût, et que lui arrachait alors le désir de cheminer heureux et calme dans le sentier paisible et régulier l'entraînait « la compagne enfin trouvée ». Ce sont des élans publics, qui prouvent la perturba- tion profonde et bienfaisante dont son âme était secouée, en ce printemps gros d'orages et lourd de tempêtes de la néfaste année 1870, l'année qui devait être dénom- mée Terrible, et qui, pour lui, au milieu du vacarme des artilleries et du fracas des empires se heurtant dans la boue sanglante, demeura l'année heureuse, l'année bénie, l'année excellente de la Bonne Chanson.

a44 PAUL VERLAINE

Il est sincère quand il ajoute, vœu presque chrétien, résolution comme en arrêtent les jeunes lévites se prépa- rant à l'ordination :

Oui, je veux marcher droit et calme dans la vie, Vers le but le sort dirigera mes pas, Sans violence, sans remords et sans envie : Ce sera le devoir heureux aux gais combats.

Il avait l'espoir, il avait la foi. Le mariag-e pour lui était bien un sacrement. C'était une initiation d'âme. Il n'avait jamais aimé, jamais été aimé. Il réalisait un rêve qu'il n'avait peut-être jamais eu. Ce fut le moment le plus délicieux de son existence. Par la suite, au milieu des cris, des blasphèmes, des cantiques, des élég-ies, des invectives, des hoquets, des bénédictions, et des spasmes, souvent à l'oreille du poète, maudit et maudissetir, vien- dra résonnerie rythme consolateur, la divine ritournelle :

De sa chanson, bonne ou mauvaise. Mais témoignant sincèrement, Sans fausse note et sans fadaise, Du doux mal qu'on souffre en aimant.

Nous allons voir maintenant combien vite le ciel changea, et quelle nuit se fit dans cette âme ensoleillée d'amour et fleurie d'espérance. Verlaine, en 1870, trou- vait tout beau, tout bien, tout bon, quand il avait la joie au cœur, et l'amour dans les yeux. Il admirait, rou- lant sur les voies ferrées, dans les sombres plaines du Nord, jusqu'aux minces poteaux télég-raphiques « dont les fils ont l'allure étrang-e d'un paraphe » entrevus par le cadre des portières. L'odeur de charbon et d'eau qui bout, le bruit des chaînes, le grincement des essieux, tout cela ne pouvait le troubler dans la contemplation de la blanche vision qui faisait son cœur joyeux. Le son de

LA BONNE CHANSON 245

la voix de la bien-aimée se mêlait, pour lui, au ronfle- ment du wag-on brutal, l'harmonisant. A Paris, il trou- vait noble et riante la route faubourienne qu'il suivait, parmi le bruit des cabarets, la fang-e des trottoirs, l'ou- ragan de ferraille des omnibus, les ouvriers rencontrés, la pipe en bouche, les murs suintant de pluie, le pavé g-lissant, tout l'abominable parcours des boulevards exté- rieurs, de Montmartre à Clig-nancourt, parce qu'il allait au rendez- vous certain, et que le paradis était au bout. Il y croyait, à ce paradis-là, et tous, plus ou moins, à un jour et par un chemin quelconque, nous avons eu cette illusion. La Bonne Chanson de Vei-laine, et c'est son beau titre artistique, n'est une autobiographie que par les détails. Elle est une strophe détachée du poème éternel de l'amour jeune, et, par là, elle demeurera. /

VIII

LA RUPTURE. ARTHUR RIMBAUD

(187I-1873)

La Bonne Chanson ne devait se chanter qu'une sai- son. Les épithalames sont des poèmes courts et de cir- constance. Nous avons déjà indiqué les premiers gron- dements domestiques, avant-coureurs de violents orages, et du cyclone final, qui devait balayer le bonheur con- jug-al et la vie de famille du poète.

Je suis loin de blâmer entièrement la femme, à la fois adorée et maudite, du « veuf » lèg-aljet je reconnais que mon ami eut de grands torts. Mais, comme le lui repro- che la stance douloureuse des Romances sans paroles, elle n'eut pas assez de patience, pas assez de douceur. Verlaine était aisément g-ouvernable, et facilement il pouvait être ramené au calme, au travail rég"ulier, à l'existence ordonnée et paisible. Il est difficile à une femme, pour laquelle l'époux ne témoig-ne qu'indiffé- rence, et à laquelle il a souvent donné des remplaçantes accidentelles, ou, ce qui est plus grave, une rivale perma- nente et attitrée, de reprendre le mari qui lui échappe, et de rétablir la paix dans l'intérieur. Mais Verlaine adorait sa femme. Plus encore : il la désirait. Elle aurait

ARTHUR RIMBAUD 2^7

pu le conduire et comme elle aurait voulu. Elle ie tenait.

Le lien conjugal s'était promptement renforcé par la naissance d'un enfant. A toutes les époques de sa vie, Verlaine a parlé avec attendrissement de son fils Geor- ges, qu'il ne devait jamais embrasser. Il m'a prié, plus tard, de faire des recherches à Orléans, le jeune homme apprenait l'état d'horlog-er.Il écrivait à Stéphane Mallarmé, professeur au Ijcée Condorcet, pour s'infor- mer du jeune Georg-es, qu'il supposait devenu élève de ce lycée. Son fils et sa femme étaient deux chaînes qu'il n'eût jamais rompues entièrement, car il les aimait, ces entraves lég-ales. Piompues ou coupées, il eût été facile de les rattacher, puisqu'il le souhaitait.

La g-rande difficulté était de lutter contre la boisson, de triompher de cette terrible maladie de l'alcool, qui fut la première cause de scènes, de reproches, puis d'é- nervement et de violences entre les époux.

J'ai signalé déjà la progression alcoolique fâcheuse de Verlaine. Dans sa toute jeunesse, aux ducasses du Nord, et parmi la plantureuse existence rustique qu'on menait chez ses parents, les Dehée, de Fampoux, les Dujardin, de Lécluse, les Grandjean, de Paliseul, il avait pris goût à la bière^ au genièvre, à la « bistouille » ; employé d'a- ministration, et disposant de quelque argent de poche, il s'habitua de plus en plus aux apéritifs capiteux. Le siège de Paris, avec sa disette de vivres, son abondance de liquides, ses désœuvrements forcés, les promiscuités lichardes du bastion, du corps de garde, développa encore sa funeste dipsomanie. A jeun, Verlaine était le plus doux, le plus aimable des compagnons, et je sup- pose des maris ; intoxiqué d'absinthe, de bitter curaçao, de geniè\Te et de grogs américains, il devenait, pour ses

a48 PAUL VERLAINE

meilleurs camarades, désagréable, agressif, violent, bref insupportable. S'il était ainsi avec nous, au café, on peut imaginer sa rentrée au domicile conjug-al, à des heures souvent fort tardives, à la suite d'absorptions finales, et solitaires, quand il nous avait quittés.

Une seconde cause de mésintelligence fut la cohabita- tion avec Jes beaux -parents, dans la petite maison de la rue Nicolet.

Une troisième cause, qui se rapporte à la précédente, fut la cessation de ses fonctions d'employé, le cong-é per- pétuel, la facilité plus grande de stationner dans les cafés, et la tentation plus vive d'empiler les soucoupes, rien n'altérant plus que la boisson.

Pendant le Sièg-e et la Commune, Verlaine et sa femme habitaient un appartement avec balcon, rue du Cardinal-Lemoine, 2, à l'angle du quai de la Tour- nelle. Il crut devoir, à la suite des événements de la Commune, déserter son emploi et pour ainsi dire se cacher. Ce fut alors qu'il vint faire maison commune à Montmartre, rue Nicolet, i5, dans la petite propriété sise au bas des buttes, versant est, et donnant rue Ramey, appartenant aux beaux-parents, M. et M™'' Mauté de Fieurville.

Nous avons fait remarquer que les appréhensions politiques et judiciaires de Verlaine étaient exag-érées, sans fondement. Il n'avait nullement participé à l'in- surrection ; il était seulement coupable d'être resté à l'Hôtel de Ville, au lieu d'avoir rejoint M. Thiers à Ver- sailles. Il ne fut l'objet d'aucune recherche, d'aucune poursuite. A cette époque de répression impitoyable et de suspicion g-énérale, on était très facilement dénoncé et arrêté. La non-réintégration de Verlaine à son bureau, quand l'ordre fut rétabli, cette disparition d'un employé

ARTHUR RIMBAUD 249

qui n'était ni révoqué, ni poursuivi, pouvait constituer un chef d'accusation, être envisag-ée comme un aveu de culpabilité. Il n'en fut rien. Verlaine ne prit pas la fuite. Il ne cessa de fréquenter les établissements publics il était connu; il se rendit aussi souvent que par le passé chez sa mère, rue Lécluse, il eût été facile de le sur- prendre, si sa retraite rue Nicolet eût été ig-norée de la police. On la connaissait et nul n'en avait cure. On dédaig-nait de poursuivre cet employé subalterne, classé comme inoffensif.

Il prit donc l'alarme un peu facilement. Peut-être, au fond, était-il désireux de profiter de la circonstance. Un peu las de la servitude, pourtant douce, du bureau, aspi- rant après l'indépendance, favorable, il est vrai, à l'ins- piration poétique, il ne fut sans doute guère fâché du prétexte politique, qui lui permettait de ne plus retour- ner à l'Hôtel de Ville.

Le désir de se dissimuler, en changeant de quartier, et aussi la nécessité de réduire les dépenses en suppri- mant le loyer d'un appartement de i .5oo francs, afin de compenser la perte des appointements de la Ville, le conduisirent donc rue Nicolet. La vie en commun avec les beaux-parents eut cet inconvénient que les rentrées bachiques de Verlaine, inaperçues ou dissimulées grâce à un logis séparé, prirent des témoins, forcément peu indulgents. Les querelles qui s'en suivaient avec l'épouse fournissaient au père et à la mère, soutenant et plaignant leur fille, des griefs, lesquels, s'accumulant, produisirent l'effet classique delà suprême goutte d'eau : elles firent déborder le bonheur conjugal.

Cette ultime précipitation de trop-plein se produisit vers le mois d'octobre 1871. Un élément de discorde s'in- troduisit dans le ménage : Arthur Rimbaud fit, à cette

PAUL VEaLAINi:

époque, son entrée dans la maison de la rue Nicolet.

C'était l'hôte fatal, le mauvais g-énie des lég-endes, qui frappait à la porte, et à qui, sans défiance, on ouvrait. Il y a ainsi, dans la vie, des minutes singulières toute une destinée chang-e, toute une existence, parfois deux, se trouvent désorganisées et gâchées par la sur- venue d'un personnag-e, que le hasard envoie, et qui, inconnu, insoupçonné la veille, prend tout à coup une importance excessive, une influence perturbatrice irré- sistible, et nul pressentiment n'avertit la victime. On est sans défense contre ces présentations du sort.

Arthur Rimbaud a tenu une place trop grande dans l'existence de Verlaine pour qu'on ne donne pas ici quel- ques détails sur cet étrange et aventureux personnage.

Arthur Rimbaud est un Ardennais, par conséquent un compatriote de Paul Verlaine, fils et petit-fils d' Ar- dennais. Rimbaud était à Charlcville, le 20 octobre 1854. Sa famille était d'origine méridionale, et son père, comme celui de Verlaine, avait été capitaine, mais dans l'infanterie. Il n'est cependant pas k Gharleville par le hasard des garnisons, comme Verlaine à Metz. Sa mère habitait Gharleville, chez son père Nicolas Knief. Le jeune Rimbaud suivit les cours du collège de la ville et fut un assez bon élève, surtout en latin. Il eut plusieurs fois des prix, notamment celui de Vers latins. C'était une intelligence précoce, inventive, et que ses maî- tres qualifiaient de géniale. On le surmena un peu de flatterie, etces louanges scolaires développèrent un orgueil naturel déjà vif.Lerhétoricien vite se mua en littérateur. Il composa, dès le collège, plusieurs de ces poèmes bizar- res, qui furent par la suite publiés et admirés : les Pre- mières communions, le Bal des pendus, etc.

Tout jeune, il manifestait des sentiments révolution-

ARTHUR KIMBAUD

naires et athées. Il y avait en lui les taJents d'un poète ironiste et les aspirations désordonnées d'un anarchiste.

Pendant la g-uerre allemande, au lendemain de Sedan, entraîné par cette humeur vagabonde qui devait plus tard l'attirer au Harrar et en Ethiopie, il vendit ses livres reçus en prix, et, ainsi muni d'argent, il voulut se rendre à Paris. Mais, avec une finasserie naïve et maladroite, désireux d'économiser ses faibles ressour- ces, et supposant qu'il parviendrait à se glisser inaperçu parmi les wagons, en gare d'arrivée, comptant sur son audace et se plaisant à braver règlenaents et obligations, il ne prit son billet que pour la première station après Gharleville. Il continua, sans hésiter, le voyage jus- qu'à Paris.

A la gare de l'Est, il fut arrêté comme voyageur sans billet. Il se trouvait sans répondants, sans papiers; il avait l'air d'un véritable échappé de maison de correc- tion. On le conduisit au Dépôt. Farouche, dédaigneux, il refusa de répondre à toutes les questions qui lui étaient posées sur son origine, sur sa provenance, et sur les mo- tifs qui l'avaient décidé à monter en chemin de fer, fuyant une autorité ou un endroit qu'il ne voulait faire con- naître. Cachant le nom de ses parents, se tenant coi, en promenant à droite et à gauche des regards sournois, il parut fort suspect à la police. On le conserva, et du Dé- pôt on l'envoya à Mazas. Une instruction fut ouverte. Il se décida cependant, après plusieurs jours de détention, à citer le nom d'un de ses anciens professeurs, M. Geor- ges Isambard, à Douai. Celui-ci, avisé par l'autorité, envoya l'argent réclamé pour le billet de chemin de fer, et Rimbaud, relaxé, fut reconduit par des agents à la gare, à destination de Douai, car il était impossible de le

PAUL VERLAINE

renvoyer à Charleville,les communications étant coupées par les Prussiens.

Tel fut le premier contact de Rimbaud avec Paris. Il s'évada une seconde fois de chez ses parents et se rendit à Gharleroi, avec le désir de faire partie de la rédaction d'un journal de cette ville, mais il ne fut pas accepté. Il faut dire que son air d'enfant maling-re et vicieux ne prévenait g-uère en sa faveur,et que le rédacteur en chef du journal ne pouvait s'imag-iner trouver un collabora- teur sérieux dans ce vag-abond inquiétant. Il revint donc à Charleville, dans la maison maternelle, et y resta tran- quille jusqu'à la fin d'octobre 1870. Pendant cette période, il composa plusieurs de ses poèmes, dont les Effarés^ le Cabaret vert. Arthur Rimbaud correspon- dait avec un ami, qui fut aussi celui de Verlaine, M. Delahaye. Bientôt, il eut derechef le désir de reve- nir à Paris. Il savait que les Allemands entouraient la capitale d'un cercle de fer, et la crainte de ne pouvoir le franchir le retint quelque temps encore dans la ville natale. Il pestait contre la g-uerrc, et surtout contre la défense des Parisiens, contrariant ses projets. Il deman- dait avidement des nouvelles, s'informant chaque jour, à l'Hôtel de Ville, ou dans les cafés, des prog-rès de l'en- vahissement.

Il déblatérait contre les long-ueurs du sièg-e, et trou- vait la résistance absurde et inutile. Il disait que, dans la cité assiégée, on ne pensait qu'à mang-er, et qu'il n'y avait rien à faire pour la poésie. « Paris n'est plus qu'un estomac ! » affirmait-il.

Ce g-amin talentueux fit preuve d'une foi'ce de résis- tance et d'une confiance orgueilleuse extraordinaires. Il adressa, avant de quitter Charleville, à son ancien maître de Douai, M.Isambard, celui qui l'avait rapatrié

ARTHUR RIMBAUD 253

lors de sa première équipée, une sorte de profession de foi qu'il qualifiait de « littératuricide d'un rhétoricien émancipé ».

Il se déclara absolument écœuré par toute la poésie existante, passée ou présente. Racine, peuh! Victor Hug-o, pouah! Homère,... oh! lala!,.. L'école parnas- sienne l'avait un instant amusé, mais pfuitt ! il n'en par- lait plus qu'avec rancœur. Verlaine seul, qu'il n'avait jamais vu, mais dont Les Poèmes Saturniens lui étaient passés sous les yeux, avait trouvé grâce devant lui. A part ce poète, il n'admirait aucun être sous le soleil; il n'avait foi qu'en lui-même.

Rimbaud prit encore cong-é de sa famille pour venir à Paris en février 187 1. 11 arriva chez André Gill. Pour- quoi? Peut-être parce qu'en route quelque caricature du célèbre dessinateur avait frappé ses yeux. Il pénétra chez Gill, avec une liberté d'allures étourdissante. Cette hardiesse froide, ce mépris de toute convenance, cette absence de respect des usag-es, fut un des côtés saillants de son caractère. L'artiste était absent de son atelier, et il avait laissé, avec sa confiance habituelle, sa clé sur la porte. Quand il revint, il s'arrêta sur le seuil, légèrement surpris de trouver un hôte inconnu allong-é sur le divan et ronflant vigoureusement. C'était un enfant. Toute idée de méfait fut écartée immédia- tement.

Il secoua le dormeur, lui demandant : Que faites-vous là? Qui êtes-vous? Arthur Rimbaud se nomma, dit qu'il habitait Charleville, qu'il était poète, qu'il venait pour conquérir Paris, et il ajouta, en se frottant les yeux, qu'il reg-rettait d'avoir été réveillé si vite, parce qu'il faisait de bien beaux rêves. « Moi aussi, répon- dit Gill, avec sa grosse jovialité, et son air bon g-arçon,

a54 PAUL VERLAHiE

moi aussi je fais quelquefois de beaux rêves, mais je les fois chez moi ! »

Le dormeur s'excusa. C'était un adolescent pauvre, un rimeur isolé, un enfant perdu. Gill avait bon cœur, il eut pitié de lui, et voulut bien l'avertir qu'il n'y avait rien à faire pour un poète à Paris. Il lui donna une pièce de dix francs, toute sa fortune ce jour-là, en l'eng'ag'cant à retourner vers la maison mater- nelle.

Empochant les dix francs, mais laissant le conseil, Rimhaud se mit à vag-abonder par la ville, montrant le poing- aux êtres et aux choses, aiguillonné cepen- dant par le désir ardent qu'il portait en lui de publier, de parler aux hommes, de frapper un coup sonore sur l'opinion, surexcité par la fiè\Te de se révéler, stimulé par la volonté de s'imposer à la grande ville, indiffé- rente, sourde, hostile. Puis, las physiquement et mora- lement, le ventre vide, se reconnaissant vaincu par la réalité et s'inclinant sous la fatalité, il se décida à regagner Charleville, à pied, par étapes, traversant des localités campaient les Allemands.

Avec le côté roublard, et confinant à la finasserie tout près d'être déshonnête, dont il a donné tant de preuves dans son existence, et qui sans doute lui servit dans ses relations d'aflFaires avec les Ethiopiens, il se fit passer pour un franc-tireur dans les villages qu'il traversait. C'était une façon de s'attirer souvent des sympathies, de récolter des vivres, de recevoir asile, et quelquefois d'empocher des subsides. Quand les paysans faisaient la sourde oreille, car les francs-tireurs n'étaient pag partout populaires, et l'on craig-nait de s'attirer des représailles en logeant ces partisans que l'ennemi avait mis hors des lois de la guerre, Rimbaud s'adressait

ARTHUR RIMBAUD 255

audacieusement au maire, et exig-eait un log^ement et un bon de pain.

Après ce retour à Charleville, il ne resta que deux mois chez ses parents, et pour la troisième fois, en mai 187 1, il reprenait le chemin de Paris, toujours à pied, au milieu des Allemands qui sillonnaient le pays. Une fois, aux environs de Villers-Gotterets, il faillit être pris dans une patrouille de uhlans, et il n'eut que le temps de se jeter dans un fourré, et de s'y blottir, pour éviter d'être foulé sous les sabots de l'escadron.

A Paris, il tomba au milieu de l'insurrection. Il se pré- senta aux portes en déclarant qu'il venait de province, qu'il était de cœur avec les communards, et voulait se joindre à eux. Le franc-tireur se faisait, pour la cir- constance, fédéré. On l'accueillit avec enthousiasme, mais, comme l'insurrection touchait à sa fin, il ne fut ni équipé ni armé. Il log'ea à la caserne de Babylone. Il s'échappa à temps, quelques jours avant l'arrivée des troupes de Versailles.

Après avoir retraversé de nouveau les lig-nes alleman- des, il retourna à Charleville, rimant le long- des routes des poèmes étrang-es. Il composa, entre autres pièces, en cheminant, une ode intitulée : « FOrg-ie parisienne », souvenir de son passage dans les rangs des insurgés.

Cette fois, il demeura quati-e mois à Charleville, écri- vant des vers, des poèmes en prose, indignant les bour- geois de la ville par son sans-gêne et son aspect bohème.

Moi, je suis débraillé comme un étudiant.

Sous les marronniers verts, les alertes fillettes,

Elles le savent bien, et tournent en riant

Vers moi leurs yeux bleus, pleins de choses indiscrètes,

disait-il, narguant les allures paisibles et correctes des

256 PAUL VEKLAINE

citadins, raffolant de la musique française et de la bière allemande.

Il fit connaissance, là, d'un certain Bretagne, qui fut ég-aloment l'ami de Verlaine. Ce g-ros g-arçon était « rat de cave », c'est-à-dire employé des Contributions Indi- rectes. Verlaine l'a qualifié de très brave cœur, grand buveur de bière, poète bachique à ses heures, musicien, dessinateur, entomologiste.

Ce Bretagne, qui était un fantaisiste ignoré, rimant des choses essentiellement folâtres, n'avait pas son pa- reil, disait-on, pour rédiger, de la façon la plus précise et la plus correcte, les nombreux procès -verbaux qu'il dressait contre les fraudeurs de sucreries.

Ce fut à Charleville, en 1871, que Rimbaud composa une pièce de vers qui le fît connaître comme poète à son arrivée à Paris, et qui, dans son étrangeté, demeure une belle chose : le Bateau ivre-

Toujoui's hanté du désir de revenir à Paris, il écrivit à Verlaine, le seul poète vivant, nous l'avons dit, qu'il admirât, en lui envoyant son « Bateau ivre ».

Verlaine, surpris de l'hommage, flatté peut-être par une admiration exceptionnelle, idont l'accablait un nova- teur imberbe, qui faisait profession de mépriser tout, de nier jusqu'aux plus éclatants et indiscutables génies, frappé aussi par l'originalité des vers-échantillons qui lui étaient envoyés, expédia une lettre d'encouragement, lestée d'un mandat, au gamin. En même temps, il fil part à quelques amis de l'arrivée pi'ochaiae d'un jeune prodige « qui nous épaterait et nous enfoncerait tous ».

On attendit, avec une curiosité un peu sceptique, le phénomène. Verlaine avait offert l'hospitalité. « Venez, chère grande âme, lui écrivait-il, on vous attend, on vous désire. »

ARTHUR RIMBAUD ZOy

C'était, non pas chez lui, mais chez son beau-père, que Verlaine concédait ainsi la table et le log-ement à ce vagabond de lettres. M, Mauté était alors absent. Sa femme et la jeune M""" Verlaine, prévenues très favora- blement sur le compte de cet hôte mystérieux, lui firent bon visage. On ne devait pas tarder à lui montrer g-rise raine, puis, par la suite, vinrent les poings irrités et les regards féroces.

La première impression fut d'ailleurs déconcertante. Verlaine, lui-même, tout disposé qu'il fût à l'enthou- siasme pour l'auteur qualifié de génial des Assis et du Bateau ivre, ne put retenir un mouvement de décon- venue en apercevant un gamin, pâle, imberbe, maigri- chon, là il s'attendait à trouver un jeune homme fait.

La seconde impression ne fut guère meilleure, sauf chez Verlaine, de nouveau emballé ou suggestionné. On s'était mis à table, et Rimbaud mangeait goulûment, ne disait pas un mot, répondait d'un air ennuyé aux ques- tions que les deux dames lui posaient sur son voyage, sur son existence à Gharleville. Il ne daigna fournir aucune explication sur sa poétique et la genèse de ses vers à un invité, Charles Cros, qui le questionnait avec amabilité. La dernière bouchée avalée, Rimbaud pré- texta la fatigue, alluma une pipe, et, après un « bon- soir », alla se coucher.

Il se montra aussi hirsute, aussi taciturne, aussj insociable, les jours suivants. Tant et si bien qu'on invita Verlaine à congédier son jeune protégé. M. Mauté allait revenir, et il n'aurait pas supporté la présence chez lui de ce garçon mal élevé et désagréable. Il fut convenu que Rimbaud irait loger chez des amis de Verlaine, en attendant les événements. Banville, entre

a58 PAUL VERLAINE

autres, l'hébergea quelque temps, puis M"»» de Banville lui acheta un lit qu'on plaça dans le laboratoire de Charles Gros. Il coucha ainsi successivement chez nombre d'artistes et de poètes, hospitaliers et bienveil- lants, qui n'eurent g-uère à se louer de leur locataire. On s'était cotisé pour l'aider à subsister. Il recevait une rente de trois francs par jour, devant lui permettre de se consacrer au g-rand art, sans souci du produit. Il courut surtout les cafés, en compag-nie de Verlaine, et son labeur fut principalement dig-estif et éliminatoire des boissons, car il mangeait comme un ogre et buvait comme un templier.

Très entiché de son prodige, Verlaine le produisait partout, le prônant, l'exaltant, surexcitant sa nervosité vaniteuse. Victor Hugo, à qui on l'avait amené comme un successeur direct, le salua, avec sa solennelle ironie bénisseuse, de « Shakespeare enfant ». Le maître n'en croyait pas un mot, mais il aimait à prodiguer ces hyperboles de l'éloge et du pronostic à des débutants, qu'il souhaitait incorporer parmi ses lévites.

Verlaine, de plus en plus emballé sur son compagnon, le fit admettre au « Coin de table » de Fantin-Latour, tableau exposé au Salon de 1872, et qui oËFrait les phy- sionomies de poètes et d'écrivains, alors à l'aube de la notoriété : c'étaient MM. Jean Aicard, Léon Valade, Emile Blémont, Pierre Elzéar, Bonnier-Ortolan, Ernest d'Hervilly, Camille Pellctan, Verlaine et Bimbaud. Ce tableau appartient aujourd'hui à M. Emile Blémont.

Le petit prodige cependant ne réussissait guère à Paris. D'abord, il se grisait et ne composait plus de vers. Son silence dédaigneux, ses petits airs arrogants, lassèrent les meilleures dispositions. Deux de ses bio- graphes, MM. Jean Bourguignon et Charles Houin, qui

ARïfEUfl RIMÇAUP sSq

ont publié, dans la Revue d'Ardenne et dArgonne, une notice très intéressante et très doçuni entée sur Rimbaud, u'ont pu dissimuler le « four )> du grand homme de Charleville à Paris.

Au milieu de ces fréquentations littéraires et artistiques, Rimbaud menait une existence étrangement anormale d'homme ivre et visionnaire. Il se grisait, par système, d'alcool, de has- chich, de tabac ; il goûtait les impressions de l'insomnie et du uoctambulisme ; il vivait en somnambule, possédé par ses phantasmes et ses visions intérieures. Aussi cette période fut- elle peu féconde en poésies...

. . . Sauf quelques enthousiastes, la plupart de ceux qui le fréquentèrent ne l'ont ni compris ni deviné, et se sont totale- ment mépris sur sa personnalité. Ses allures, ses attitudes, ses propos étonnèrent, inquiétèrent, stupéfièrent, épouvantèrent nombre de gens qui virent à côté du poète un « insupportable voyou » et pis encore...

Dans ce monde littéraire et artiste, plus qu'ailleurs régnent la vanité, le persiflage, le ton autoritaire et le souci de l'individualité, Pùmbaud n'avait pas plié son esprit d'indé- pendance parfaite, son caractère entier, tenace et volontaire, mais forcément timide, une pointe de iùmislerie froide se mêlait à une sensibilité native et délicate. Aussi ne fut-il pour la plupart qu'un passant énigmatique, soulevant les mépris et les soupçons jaloux, et ne laissant que le souvenir d'histoires ambiguës, ou contradictoires. Ainsi semble s'expliquer ce qu'on peut appeler l'échec moral d'Arthur Rimbaud dans la vie parisienne. (Jean Bourguignon et Charles Houin. Revue d'Ardenne et d'Argonne. Janvier-février 1897.)

La vanité mal satisfaite de Rimbaud, la conscience qu'il eut de n'avoir point marqué sa physionomie, ni suffisamment frappé sur l'esprit parisien, la conviction qu'il acquit de ne laisser qu'une empreinte molle, bien- tôt effacée, lui firent quitter brusquement la capitale, rebelle à sa domination. Une petite aventure de cabaret contribua sans doute à Féloigner de Paris.

a60 PAUL VERLAINE

Nous avions alors coutume d'assister à une sorte de repas corporatif, entre camarades du Parnasse, du salon Ricard, de chez Nina et de la boutique de Lemei-re. On se réunissait, à des jours fixes, pour dîner et causer lit- térature. Plusieurs convives, qui n'étaient ni de notre « promotion » ni de notre milieu, y venaient de temps en temps, quelques-uns déjà presque célèbres. On y récitait des vers, et l'on y faisait des lectures. Richepin y donna la primeur de sa Chanson des Gueux, et de sa pièce l'Etoile .

C'était un dîner mensuel. Il avait pour titre : les Vilains Bonshommes. A la suite d'un article de Victor Cochinat, les Parnassiens avaient été ainsi qualifiés, cette désignation, qui voulait être injurieuse, fut relevée avec défi. Tel jadis les Gueux des Flandres. Ce dîner avait lieu en divers cabarets de la rive gauche, souvent chez un marchand de vins, au coin de la rue de Seine. Les menus étaient illustrés. L'un d'eux que j'ai conservé représente une femme nue, une Vénus Callipyg'e, vue postérieurement, tenant un plateau sur lequel se lit : Sonnets. Au bas du dessin, cette mention : Invitation au dîner des Vilains Bonshommes. Le dessin était toujours d'un artiste de valeur : Reg^amey, Forain, Bracquemond ont g-ravé plusieurs de ces eaux-fortes dînatoires.

A l'un de ces dîners, naturellement Verlaine avait amené Rimbaud, une altercation se produisit, au cours de la lecture des poèmes qui terminait le repas. Rim- baud s'étant permis de ricaner et de causer à haute voix pendant la déclamation d'un morceau qui sans doute ne correspondait pas à son esthétique, l'excellent Etienne Garjat, qui assistait au dîner, et qui témoig-nait d'une grande admiration pour le poète lisant ses vers, Jean Aicard, imposa silence au jeune perturbateur, et

ARTHUR RIMBAUD 26 I

comme Rimbaud répondait insolemment qu'il ne se gêne- rait pas pour continuer à parler, Carjat lui dit : « Mor- veux, si tu ne te tais pas, je vais te tirer les oreilles ! » Alors l'éphèbe, furieux, courut vers un coin de la salle, et prestement s'arma de cette canne à épée que Verlaine portait toujours à cette époque, et qui faillit être l'ins- trument de deux ou trois sinistres. Rimbaud fonça sur Carjat, et l'on eut toutes les peines du monde à le désar- mer. Carjat fut même légèrement blessé à la main. Rimbaud fut confié à un jeune peintre, blond et superbe g'as, Michel de l'Hay, qu'on surnommait alors « Pénu- tet », qui l'emmena dormir et se dégriser dans le calme de son atelier.

L'algarade avait produit mauvais effet. Le doux Va- lade, Albert Mérat, d'autres poètes paisibles décidèrent que l'on n'inviterait plus Rimbaud aux Vilains Bons- hommes. Si Verlaine voulait venir, il serait toujours le bien reçu, à cette table amicale, mais qu'il n'amenât plus ce garçon insupportable, qui supportait si mal la boisson et les vers qui n'étaient pas de lui.

Verlaine se montra froissé de l'exclusion dont Rim- baud était l'objet. Il attribua même à cette mise à l'é- cart un motif qui n'était alors dans l'esprit de personne. Ce fut certainement le point de départ de sa sépara- tion volontaire d'avec ses amis de jeunesse, et le com- mencement de la rupture de plus en plus grande avec ses compagnons des débuts littéraires.

Rimbaud était, il est vrai, un peu agréable convive. Pour faii'e plaisir à Verlaine, je l'invitai une fois chez moi, rue Lécluse, à Ratignolles, et il fallut toute mon énergie pour le maîtriser. D'abord, il ne desserra pas les dents pendant toute la première partie du repas, n'ouvrant la l>ouche que pour demander du pain ou à

a62 PAUL VERLAINE

boire, d'un ton sec, comme à une table d'hôte ; puis, à la fin, sous l'influence d'un bourg'ôg'ne énerg-ique, dont Verlaino lui versait larg'cmcnt, il devint agressif. Il lança des paradoxes provocateurs et émit des apophteg- flieë destinés à appeler la contradiction. Il voulut notamment me plaisanter en m'appelant « sahicur de morts w, parce qu'il m'avait aperçu soulevant mon cha- pciau sur le passage d'un convoi. Comme je venais de perdre ma mère, deux mois auparavant, je lui impo- sai silence sur ce sujet, et le reg-ardai de certaine façon qu'il prit en assez mauvaise part, car il voulut Sfe lever, et s'avancer, menaçant, de mon côté. II aA-ait pris ner- veusement et sottement sur la table un couteau à des- sert, comme une arme sans doute. Je lui collai la main à l'épaule et le forçai à se rasseoir aussitôt, en lui disant que je sortais de faire la g-uerrc, et que, n'ayant pas eu peur des Prussiens, ce n'était pas un polisson comme lui qui m'intimiderait. J'ajoutai sans g-rande colère, plutôt plaisantant, que s'il n'était pas content, et s'il persistait à nous embêter, j'allais le reconduire jusque sur l'escalier à g^rands coups de pieds dans le bas du dos.

Verlaine s'interposa, me pria de ne pas me fâcher, excusa son ami, et Rimbaud, à qui la leçon avait pro- fité sans doute, se tut jusqu'à la fin du repas, se con- ^ntant de boire larg'cment, et de s'entourer de nuag-es de fumée, pendant que Verlaine récitait des vers.

Je n'ai depuis revU Rimbaud qu'une ou deux fois, mais je sais qu'il ne me portait pas dans son cœur. îl affectait, ironiquement, en parlant de moi, de me dési- giaer sous les épithètes de « salueur de morts », d' « att- cien IroUhade », de * pisseur de copie ». C'était bièh inoffcDsif. Je ne lui en ai pas voulu davantag-e, et j'ai

ARTHUR RIMBAUD 203

même, par la suite, écrit, lorsqu'on parla de lui élever un monument à Gharleville, des articles pour rendre hommag-e à son talent, qui était original, réel et pro- fond. En même temps, je reconnaissais sa ténacité, son énerg-ie d'explorateur, en m'apitoyant sur les souffran- ces des dernières années de sa vie, et sur sa mort tout à fait lamentable, à l'hôpital de Marseille.

Pour résumer l'histoire d'Arthur Rimbaud, rappelons qu'il quitta ce Paris peu enthousiaste, et qu'avec le dédain et peut-être le découragement qu'il ressentit pour le milieu littéraire inhospitalier, germa dans son cerveau l'idée de changer de climat, d'existence. Déjà il songeait à renoncer à l'art, à la poésie, au rêve, pour les voyages, le commerce et l'action.

Il continua à correspondre avec Paul Verlaine. Celui- ci, comme on le verra par la suite, se décida à venir le retrouver pour faire, de compagnie, des voyages. Une brouille survint, puis se produisit l'accident du coup de pistolet, et enfin la sépai-ation définitive, éternelle, des deux amis. Ils ne se sont jamais retrouvés depuis la tragique journée de juillet 1878.

Rimbaud, rentré chez sa mère, soigné et gâté, écri- vit, dans le calme de la propriété des Roches, près de Gharleville, son bizarre et vigoureux ouvrage : Une Sai- son en Enfer. Il fit imprimer ce petit livre à Bruxelles, puis, à peine le volume fut-il sorti des presses, qu'il le jeta au feu. Quelques exemplaires seulement furent sauvés.

L'exagération de la vision extérieure, la coloration à faux des impressions, le mélange de l'irréel et du vrai, la mise en scène de la personnalité grandie, grossie, far- dée, qui furent la caractéristique d'Arthur Rimbaud, bien plus qu'en ses poésies, souvent ironiques, carica-

2G4 PAUL VERLAINE

turales et parodisles, apparaissent dans une Une Sai- son en Enfer. Il est presque introuvable, ce livre, il n'existe, assure-t-on,que trois exemplaires ayant échappé à l'autodafé de l'auteur. Cette plaquette (j'ai eu entre les mains l'exemplaire de Paul Verlaine, confié par son fils Georg-es) est imprimée en caractère nets et fins, format petit in-i8, 53 pages, et porte les indi- cations suivantes sur la couverture grisâtre : A. Rimbaud [en noir, et en haut]. Une saison en enfer [sur deux lig'ues, au milieu de la pag^e, et en roug"e]. Un peu au-dessous, assez grosses lettres, en noir, entre deux filets tremblés : Prix Un franc. En bas, en noir, sur trois lignes : Bruxelles, Alliance typographique [M. de Pool et Cie), 3^, rue aux Choux, 3y. Enfin, tout au bas, la date de la publication : 1878. La cou- verture est en outre encadrée de filets noirs maigres. Le volume comporte une sorte de préface, sans titre, dont voici quelques lignes du début :

Jadis, si je me souviens bien, ma vie était un festin s'ouvraient tous les cœurs, tous les vins coulaient.

Un soir, j'ai assis la Beauté sur mes genoux. Et je l'ai trouvée amère. Et je l'ai injuriée.

Je me suis armé contre la Justice.

Je me suis enfui. O sorcières, ô misère, ô haine 1 C'est à vous que mon trésor a été confié 1

Je parvins à faire s'évanouir dans mon esprit toute l'espé- rance humaine. Sur toute joie, pour l'étrangler, j'ai fait le bond sourd de la bête féroce.

J'ai appelé les bourreaux, pour, en périssant, mordre la crosse de leurs fusils. J'ai appelé les fléaux pour m'étouffer avec le sable, le sang. Le malheur a été mon dieu. Je me suis allongé dans la boue. Je me séchai à l'air du crime. Et j'ai joué de bons tours à la folie.

Et le printemps m'a apporté l'affreux rire de l'idiot. . .

Tout cela manque certainement de cohérence, de bon

ARTHUR RIMBAUD 265

ordre et d'enchaînement ; c'est le triomphe de l'anaco- luthe. On voit par combien Arthur Rimbaud a été un précurseur !

Cette singulière introduction se terminait par une invo- cation, toute baudelairienne et proudhonienne, à Satan :

« Tu resteras hyène, etc. », se récrie le démon qui me cou- ronna de si aimables pavots, a Gagne la mort avec tous tes appétits et ton égoïsme et tous les péchés capitaux »...

Ah ! j'en ai trop pris ; mais, cher Satan, je vous en conjure, une prunelle moins irritée ! et, en attendant les quelques peti- tes lâchetés en retard, vous qui aimez, dans l'écrivain, l'ab- sence des facultés descriptives et instructives, je vous détache ces quelques hideux feudiets de mon carnet de damné.

Rimbaud, qui ne manquait pas d'une sommaire érudi- tion, avait probablemant puisé cette satanique doctrine dans certains ouvrages de théologie, parlant de la secte des Lucifériens, qui existait au treizième siècle, en Allemagne. Ils adoraient le vaincu du ciel, l'ange déchu qui symbolisait l'humanité frappée, torturée et maudite par l'implacaile divinité.

Ce romantique frontispice est suivi de courtes divaga- tions en prose assez nerveuse et colorée, coupée de frag- ments poétiques. Les titres sont souvent diaboliques : Mauvais sang, Nuit de V enfer, Délires, Vierge folle, l'Epoux infernal, V Alchimie da verbe, rimpossible, l'Eclair, Matin, Adieu.

Dans Mauvais Sang, l'auteur commence ainsi :

J'ai de mes ancêtres gaulois l'œil bleu blanc, la cervelle étroite et la maladresse dans la lutte ; je trouve mon habille- ment aussi barbare que le leur. Mais je ne beurre pas ma che- velure.

Les Gaulois étaient les écorcheurs de bêtes, les brûleurs d'herbes les plus ineptes de leur temps.

D'eux, j'ai l'idolâtrie et l'amour du sacrilège. Oh ! tous

a66 PAUL ^TRLAINE

les vices, colère, luxure, magnifique la luxure, surtout men- sonçe et paresse...

J'ai horreur de tous les métiers...

Le jeune homme se vantait. Il n'était pas si vicieux qu'il le voulait paraître. Il n'avait pas tant l'horreur du travail, puisqu'il a choisi, au Harrar, dans l'Arabie Pétrée et eu Ethiopie, le rude métier de conducteur de chameaux et de pourvoyeur de nègres.

Plus loin, il s'écriait, dans une sorte de profession de foi démoniaque :

Prêtres, professeurs, maîtres, vous vous trompez en me li\Tanl à la justice. Je n'ai jamais été chrétien; je suis de la race qui chantait dans le supplice; je ne comprends pas les lois ; je n'ai pas le sens moral; je suis une brute : vous vous trompez.

Oui, j'ai les yeux fermés à votre lumière. Je suis une bête, un nègre. Mais je puis être sourd. Vous êtes de faux nègres, vous mauresques, féroces, avares. Marchand, tu es nègre ; magistrat, tu es nègre ; génie, tu es nègre ; empereur, vieille démangeaison, tu es nègre...

Evidemment le bois d'ébène, dont il devait par la suite faire la connaissance, hantait la cervelle surchauffée de l'intéressant éphèbe.

Il tenait à sa peau, malgré ce Magnificat ^n l'honneur de la puissance des ténèbres : « Comme je deviens vieille fille, disait-il, à manquer de courage d'aimer la mort ! »

Rimbaud était, dans sa jeunesse, un névrosé et un hystérique, mais assez peu touché par le mal, suffisam- ment robuste pour réagir vite et devenir le rude et peu sentimental colon de la réalité. Quand on chante sa dou- leur, c'est qu'on ne souffre plus ; quand on raisonne sa folie, elle est passée, et la raison, avec la santé, revient.

« A moi l'histoire d'une de mes folies ! » s'écrie Rim-

ARTHUR RIMBAUD 267

baud. Et il raconté combien il aimait les peintures idio- tes, dessus de portes, décors, toiles de saltimbanques? enseig'nes, enluminures populaires, la littérature démo- dée, latin d'ég-lise, livres erotiques sans orthog-raphe, romans de nos aïeules, contes de fées, petits livres de l'enfance, opéras vieux, refrains niais, rythmes naïfs, il dit comment il a inventé la couleur des voyelles : a noir, e blanc, i roug-e, o bleu, u vert. « J'écrivais les silences des nuits, dit-il encore, je notais l'inexprimable, je fixais des vertig-es. La vieillerie pratique avait une bonne part dans mon alchimie du verbe. J'expliquais des sophismes mag'iques avec l'hallucination des mots. »

Dans cette dernière formule se trouve toute la futui'e école poétique saluée, prophétisée, fondée.

La destruction du livre Une Saison en enfer fut comme l'anéantissement de l'existence de poète d'Arthur Rimbaud. Après avoir définitivement rompu toutes re- lations, non seulement avec Paul Verlaine, il refusa de suivre et même de recevoir le poète, qui, dès sa libé- ration des prisons belges, avait été le retrouver à Stut- g"ard, il s'était retiré pour apprendre l'allemand, mais encore avec ses anciens amis de Charleville et avec tout ce qui touchait au monde littéraire, Rimbaud Commença une nouvelle vie d'aventures et de voyag-es. Le vag-abond survivait en lui, si le poète était mort, volontairement tué. Faisant son apprentissag-e d'explo- rateur et de commerçant au loin, Rimbaud se mit à apprendre l'allemand, l'ang-lais, l'italien, le hollandais, le russe, le grec moderne et l'arabe. Il parcourut pres- que toute l'Europe, et exerça, pour vivre, les métiers !es plus divers, et souvent les plus durs, les plus anti- littéraires : il fut successivement, comme un émig^rant du nouveau monde, ouvrier, laboureur, professeur,

268 PAUL VERLAINE

interprète, commis, marin. Il finit par se fixer à Chy- pre. Il y exploita, pour le compte d'une maison de Mar- seille, Bardey et G'*. Il parcourut l'Arabie, pénétra en Abyssinie, et fonda enfin un comptoir au Harrar.

Il entra en relations avec les autorités abyssiniennes, avec le ras Makonnen, et fut même en rapports avec Ménélik et avec M. Félix Faure, alors ministre de la Marine et des Colonies. Il dut négocier diplomatique- ment pour le débarquement à Obock de l'outillag-e nécessaire à la fabrication de cartouches pour le compte du souverain d'Abyssinie.

Rimbaud avait réalisé, dans son commerce, une cer- taine fortune. Il voulut revenir en France. C'est le vœu banal de tous les coureurs d'aventures, la retraite au foyer natal. Un accident de cheval fut malheureusement l'orig-ine d'un épanchement de synovie. En débarquant à Marseille, il dut entrer à l'hôpital et subir l'amputation de la jambe. Il revint à Charleville, souffrant, irritable, impotent. Il voulut se remettre ])ientôt en route pour l'Abyssinie, mais il lui fallut s'arrêter à Marseille, il mourut, à l'hôpital de la Conception, le lo novembre 1891. Il avait trente-sept ans.

Sa mort passa inaperçue. Son nom, cependant, n'était plus inconnu. Verlaine lui avait consacré une étude élogiouse, des citations de ses vers les plus étranges avaient attiré l'attention. Le sonnet des Voyelles était célèbre. Mais personne ne savait ce qu'était devenu le poète errant. Ses poésies furent publiées d'abord par M. Rodolphe Darzens, cette publication donna même lieu à une saisie et à un procès en contrefaçon, puis M. Paterne Berrichon les édita. Ce dernier, qui avait épousé la sœur du poète, M'i° Isabelle Rimbaud, a, en outre, publié une biographie complète de Rimbaud, avec

ARTHUR RIMBAUD 269

sa correspondance d'Abyssinie. C'est lui qui a raconté l'existence si longtemps ig'norée du poète aventurier, devenu trafiquant, et presque riche, et qui a fait connaî- tre les curieuses péripéties de sa vie commerçante au Harrar, et son dénouement tragique à l'hôpital de Mar- seille.

Arthur Rimbaud a joué un rôle décisif et funeste dans la vie privée de Paul Verlaine. Il a été le prétexte à l'éloignement de sa femme; il a motivé le procès en séparation ; il a accru la funeste ivrognerie de son ami, et l'a transformée en affection pathologique, en dipso- manie, car, robuste et rebelle aux intoxications alcooli- ques, il pouvait supporter des doses de spiritueux qui détraquaient l'organisme plus délicat de Verlaine. Il l'entraînait aux voyages, aux déplacements incessants et sans but. Il fut la cause de sa longue détention en Belgique. Il a fait planer sur lui des suspicions de pas- sions contre nature, qui, invoquées au procès en sépa- ration de corps, ont dicté aux magistrats les consi- dérants du jugement plus tard transformé en divorce. Pour beaucoup de personnes, prévenues ou ignorantes des faits que nous établissons ci-après dans leur réalité, ces suppositions, dues à la fréquentation de Rimbaud, persistent encore et entachent la mémoire de Verlaine.

Voilà les méfaits, impunissables par les lois ordinai- res, de ce gamin vicieux et génial, qui a fini sa car- rière mouvementée en homme énergique, actif, labo- rieux et entreprenant. Il fut bien néfaste pour le pauvre faible garçon qu'était Paul Verlaine. Il le domina, il l'ensorcela, il l'envoûta. Il est certainement l'auteur de toutes les misères, morales et physiques, qui accablèrent Verlaine. Lui a-t-il rendu quelque service au point de vue intellectuel ? Son influence a-t-elle agi sur le talent

270 l'ALL VERLAINE

du poète des Romances sans paroles ? La poétique nou- velle de Verlaine est-elle issue de l'intimité avec l'auteur du Bateau Ivre ? Je ne le pense pas. La détention, l'extraordinaire conversion religieuse et des réflexions prolongées dans le calme et le silence d'une cellule, per- mettant de fixer une théorie poétique, que depuis long- temps il roulait dans son cerveau, ont surtout modifié sa manière et donné à sa versification le caractère ori- ginal et impressionniste, qui diflerencie les vers de Sagesse de ceux des Poèmes Saturniens.

L'influence littéraire de Rimbaud est douteuse; celle qu'il eut sur les gestes et les sentiments de Verlaine ne fut malheureusement que trop évidente.

IX

VOYAGES. CROQUIS LONDONIENS (1872-1878)

La mésintellig'ence avait grandi dans le jeune mé- nag-e. A la suite de scènes fréquentes, de plus en plus aig-uës, poussé par la crainte d'être dénoncé comme ayant participé à l'insurrection, le poète, facilement alarmé, soumis aux sug-g-estions de plus en plus impérieuses de son aventureux camarade, Arthur Rimbaud, médita, combina, et réalisa un départ.

Il n'était pas question tout d'abord d'une rupture définitive, sanctionnée par une intervention judiciaire. On ne parlait que d'un éloig-nement temporaire, d'une retraite apaisante. A distance, les époux se calmeraient. Les motifs de querelles n'existeraient plus. On ne se sou- viendrait plus des méchants propos échang-és, au cours de reproches, d'invectives et de hargneuses récrimina- tions. Le temps ramènerait la paix dans la maison, disaient tout haut les beaux-parents, et tout bas ils sou- haitaient que le g-endre, une fois parti, ne revînt jamais. Il entrait déjà dans leurs calculs que leur fille vécût tranquille auprès d'eux. Ils ne prévoyaient certes pas la solution du divorce, permettant une seconde union, une existence nouvelle, car rien n'annonçait ce g'rand chan-

PAUL VERLAINE

372

g-ement de la lég-islation, et Naquet n'avait pas encore parlé; mais le rég'ime de la séparation de corps leur paraissait préférable pour leur enfant à une vie com- mune, pénible et inquiétante. Ils préparaient déjà les éléments d'un procès, et le départ du g-endre favorisait trop leurs désirs secrets pour qu'ils missent une grande ardeur à retenir l'émigrant.

On aurait pu, on aurait user de plus de ménag-e- ments envers ce tempérament nerveux de poète, que surexcitaient encore des excès alcooliques. Verlaine était docile et maniable. Il se fût laissé reprendre et conduire. Il ne demandait qu'à être pardonné, réconforté, consolé, g-ardé. Il avait, sans doute, besoin de beaucoup d'indul- g'ence, et l'on devait se préparer à multiplier les par- dons.

Deux personnes avaient de l'action sur lui, sa mère et sa femme. M""® Verlaine mère, trop indulgente pour les écarts de son fils, mécontente d'ailleurs des parents de sa belle-fille, auxquels elle reprochait d'avoir trop bien veillé aux intérêts de l'épousée, lors de la confec- tion des conventions matrimoniales, chez M.° Taupin, notaire à Clich^'-la-Garenne, ne s'interposa point vig-ou- reusement et consentit au départ de son fils. Elle lui fournit même des subsides. C'était un encourag-ement fâcheux, cet arg-ent. Sans viatique, Verlaine ne pouvait commencer cette existence vagabonde, qui fut sans pro- fit, même cérébral, pour lui, et qui devait le conduire aux plus mauvais ports. Quant à la jeune femme, un peu lasse des brutalités de son mari, que suivaient, dans les énervements dus à l'alcool, des expansions trop éner- g'iqucs et des cxig-ences conjugales trop passionnées, elle soupira après la délivrance du joug- marital. Elle ne fit rien pour conserver près d'elle, pour sauver cet époux

CROQUIS LONDONIENS 278

dont elle se détachait. Devenue indifférente à ses projets, à son talent littéraire, à sa naissante renommée, elle ne considérait en lui que les défauts vulgaires. Dans son cœur juvénile et frivole, la désaffection complète gran- dissait, et le souhait de la liberté, de l'affranchissement, devenait impérieux, dominait tout autre sentiment. Ce fut le malheur initial, et la jeune femme d'alors, aujourd'hui remariée, respectable et paisible mère de famille, eut une grande responsabilité dans les désordres de l'existence désorbitée du poète ; qu'elle me permette de le lui dire, elle que j'ai connue presque une enfant, quatre ou cinq ans avant la présentation de Verlaine, et à qui je souhaitais de loin, en août 1870, étant sous les drapeaux, le jour de la cérémonie nuptiale, célébrée au son du canon prussien, de rendre heureux, toujours heureux^ le pauvre, délicat, sensitif et maladif homme de génie, qui se donnait tout entier à elle. Car il l'aimait profondément ; il l'aima toujours, il n'aima qu'elle, je dois le redire encore, et cet amour, dont la preuve se trouve en tant de passages de ses œuvres, et dans de nombreuses lettres que je possède, devait survivre aux .scandales, aux violences des procédures, aux cris de haine, aux imputations calomnieuses, aux articulations diffamatoires, à pis que cela, à une seconde union, con- tractée et maintenue avec bonheur, sous les yeux envieux et désespérés du poète infortuné.

Loin de moi la pensée de donner tous les torts à l'é- pouse, froissée, meurtrie, un peu délaissée par instants, et, aux heures de crise, mal conseillée. Les querelles quo- tidiennes, la nervosité constante, les paroles outragean- tes, les menaces même, et les scènes pénibles de toute nature que l'ivresse multipliait, lui rendaient alors la vie commune insupportable, comme disent les papiers d'à-

274 PAUL VERLAINli

voués, et pouvaient lui faire envisag-er la séparation préférable, même désirable. Mais Verlaine était bon, aimant, et c'était comme un souAVant qu'il fallait le trai- ter. On a des ménagements pour les malades. On leur passe bien des écarts, et leurs boutades, leurs mauvais moments, sont oubliés ; leurs violences même sont par- données. La guérison était possible, mais il était indis- pensable que la jeune épouse, qu'il adorait, se fît hospi- talière, garde-malade, sœur de charité, plus que cela, chirurgienne de l'âme ulcérée de son mari, et geôlière de sa chair en révolte. Elle ne put ou ne voulut entre- prendre cette médication sublime.

Verlaine a lui-même douloureusement constaté le refus de soins dont il fut l'objet, quand il soupira cette plainte douloureuse et touchante des Romances sans paroles :

Vous n'avez pas eu toute patience, Cela se comprend, par malheur, de reste ; Vous êtes si jeune ! et l'insouciance, C'est le lot amer de l'âge céleste I

Vous n'avez pas eu toute la douceur. Cela, par malheur, d'ailleurs se comprend ; Vous êtes si jeune, ô ma froide sœur, One votre cœur doit être indifférent !

Aussi, nie voici plein de pardons chastes, Non, certes, joyeux ! mais très calme, en somme. Bien que je déplore, en ces mois néfastes, D'être, grâce à vous, le moins heureux homme. . .

Une séparation de fait eut donc lieu. Elle ne devait

pas tarder à être transformée en séparation judiciaire.

Paul Verlaine se décida à faire des voyages dans le

CROQUIS LONDONIENS 27D

Nord, en Belg-ique, et jusqu'en Ang-leterre, en compa- gnie d'Arthur Rimbaud.

Son départ, qui ressemblait à une fuite, eut un singu- lier prolog-ue. Les deux compagnons firent comme une répétition de leur expédition projetée, et un matin de juillet 1872, ils se mirent en chemin de fer à destina- tion d'Arras. Ils arrivèrent de bonne heure, et, en atten- dant que les personnes que Verlaine connaissait dans la ville pussent les recevoir, ils s'installèrent au buffet de la gare, ils s'offrirent des apéritifs, l'un poussant l'au- tre, si bien que l'ivresse bavarde s'empara d'eux. Alors ils entamèrent des conversations extraordinaires.

Piimbaud, qui affectait une morgue précoce et un silence hautain, imagina d'épouvanter les voyageurs du buffet. Verlaine, avec bonhomie, lui iVîurnit la réplique. Ils parlèrent d'assassinats, de vols, de vieilles femmes étranglées, et aussi de prison, de verroux, d'évasion ; ils donnèrent des détails qui parurent précis, des aperçus semblant exacts sur les maisons pénitentiaires, et cela à voix assez haute pour permettre à leurs voisins inquiets, et [bientôt terrifiés, de supposer qu'ils avaient à leurs côtés, consommant dans ce paisible buffet, deux échap- pés de maison centrale, peut-être deux criminels venant d'accomplir un mauvais coup.

Ils jouèrent si bien leurs personnages, ils effrayèrent si complètement les honnêtes consommateurs que tout à coup deux gendarmes, prévenus soit par un voyageur, soit par le garçon du buffet, survinrent, et invitèrent les deux compères à les suivre.

Ils sortirent au milieu des clignements d'yeux, des chuchotements, des mines effarées, et la légende courait bientôt, sur le quai, et de se répandait en ville, qu'on venait d'arrêter deux célèbres assassins. Peu s'en fallut

ay6 PAUL VERLAI.NE

qu'on ne donnât des détails circonstanciés sur l'âge, le sexe, la situation de leurs victimes, et les dimensions des blessures qu'ils avaient faites.

Conduits à l'Hôtel de Ville, on procéda à l'interrog-a- toire des deux suspects. Rimbaud, en présence du procu- reur de la République, reprit son aspect d'enfant et se mit à pleurnicher. Verlaine, interrog-é ensuite, confirma les dénég'ations de son ami, et comme le procureur com- mençait à s'excuser, reconnaissant l'erreur des gendar- mes, facile à établir d'ailleurs, Verlaine ayant sur lui des lettres de l'Hôtel de Ville, des diplômes, des quit- tances de loyer et autres pièces justifiant de son identité, plus une certaine somme d'arg-ent, le poète, dont ne s'é- tait pas encore dissipée l'excitation des apéritifs, éleva la voix. 11 menaça le procureur. Il déclara, avec des regards terribles lancés au personnel judiciaire estoma- qué, qu'en présence de son arrestation arbitraire, et il accentuait « arbitraire » à la façon d'un traître de mélo- drame, roulant les r dans un tremblement expressif, il allait faire du bruit dans la presse, agiter ses amis répu- blicains,qui ne laisseraient point ainsi passer cette séques- tration de deux camarades, citoyens paisibles, honora- bles, n'ayant pas l'ombre d'un casier judiciaire. Puis il ajouta qu'il était à Metz, qu'il avait à opter entre la France et l'Allemagne, et qu'en présence des procédés violents dont usaient les agents français, il était sur le point de se mettre sous la protection des gendarmes alle- mands, qui, eux au moins, n'arrêtaient que les coquins!

Cette fanfaronnade parut faire une certaine impres- sion sur le magistrat, qui appela les gendarmes et leur dit:

Vous allez reconduire ces individus à la gare, ils devront prendre le premier train pour Paris.

ROQUIS LONDONIENS 277

Ceci était peut-être plus arbitraire que l'arrestation, car, du moment que les prévenus justifiaient de leur identité, qu'ils n'étaient convaincus d'aucun délit, qu'ils n'étaient ni vagabonds ni mendiants, il n'y avait nulle raison pour leur interdire, étant français, le séjour d'Ar- ras, ni pour les ramener à leur lieu d'origine.

Verlaine et Rimbaud furent donc ramenés vers la gare. En route, ils prirent quelque nourriture, offrirent la goutte aux gendarmes, et furent embarqués dans le premier train à destination de Paris, Arrivés à la gare du Nord, ils descendirent, se restaurèrent, et reparti- rent immédiatement pour la Belgique, De là, ils passè- rent en Angleterre, sans encombre.

De Londres, Verlaine m'écrivit de nombreuses lettres, intéressantes surtout par le pittoresque, le coloris, l'hu- mour, et l'originalité concise des descriptions de la vie anglaise. 11 me donnait aussi, au milieu de ses remar- ques, de ses impressions, et de ses notes linguistiques et anecdoliques, quelques indications sur ses sentiments personnels, ses travaux, ses projets. Il y faisait, en même temps, de nombreuses allusions au procès en séparation de corps déjà entamé par sa femme, sur l'insistance de ses parents.

On manque de détails sur les premiers moments du séjour de Verlaine et de Rimbaud à Londres, Voici une lettre non datée, mais qui est des environs d'octobre 1872, excusant par les nombreux déplacements des deux voyageurs l'impossibilité de donner une adresse :

Mon cher ami,

Tu es certainement au courant de toute cette affaire [son départ, la séparation de fait d'avec sa femme, procès com- mencé à l'instigation de la famille], car il paraît que ma femme, après m'avoir écrit lettres illogiques sur lettres insen-

278 PAUL VERLAINE

sées, rentre enfin dans sa \Taie nature, qui est pratique et bavarde à l'excès. Ne deniande-t-eUe pas 1200 francs de pen- sion, et ne veut-elle pas me faire interdire ? Tout ra, parce que je ne veux pas vivre sous le toit beau-paternel. Je ne vou- lais pas rester rue Nicolet, parce que toute ma vie, depuis que j'ai eu la bêtise d'entrer cliez mes beaux-parents, toutes mes lettres, toutes mes paroles, tous mes actes étaient espionnés.

Il paraît que l'on clabaude sur mon départ avec Rimbaud. Avec ça que c'est compromettant pour un homme de voyaijer avec un ami ! On oublie donc qu'elle, ma femme, est restée seule deux mois à Périgneux, et que j'ij^norais son adresse.

Mais à quoi bon te rabâcher tout ce que tu sais et que tu comprends aussi bien que moi ? Le fait est que j'aime horri- blement ma femme... trop! Tu m'as vu du reste, ta sœur aussi, dans ce fatal mois de fé\Tier ; mais tout en souffrant, jusqu'à en évidemment mourir, je passe du moins par moins d'horreur douceâtre, c'est la pire, par moins de coups d'épin- gles, de piqûres de punaises, que dans cette exécrable mai- son Nicolet.

Je désire ardemment que ma femme revienne à moi, certes, et c'est même le seul espoir qui me soutienne encore, et Dieu sait, si cela arrive, comme elle reconnaîtra toute la sincérité de mes protestations incessantes, mais jamais plus je ne ren- trerai là-dedans! d'où toutes les taquineries, indélicatesses, crochetages de tiroirs (que c'en est un tic !) et autres menues provocations, m'ont expulsé, haineux et défiant, moi toute tendresse et toute naïveté, hélas !

Mais assez geindre ! Tu me feras le plus grand plaisir en m'écrivant. Avant de te donner mon adresse définitive, je te prierai de rédiger ainsi tes adresses à moi :

<' M.Paul Verlaine, chez Mme Veuve Verlaine,26, rue Lécluse, Balignolles-Paris. »

Je le répète, tu me feras le plus grand plaisir, car si tu es mauvaise langue, je te crois bon ami, et tu sais que je suis le tien bien sincère; écris-moi donc vite.

Mes meilleures amitiés chez toi.

Ton pauv' vieux. P. V.

P' ^' Il va sans dire que j'excepte de mes imprécations

CROQUIS LONDO.XIE.NS 279

Mme Mauté, qui fut toujours très bien, et Sivry, qui n'a qu'un tort, c'est d'être un peu lâcheur.

Je ne te donne pas notre adresse, parce que ami et moi wa- gonner et paquebotter insensément. Pas t'en formaliser et m'écrire vite, vite, vite ! A une prochaine occase, t'écrirai très curieux détails pittoresques, et enverrai vers nouveau modèle, très bien-; mais écris et envoie toi aussi.

Serre pinces. P. V.

J'avais assisté, comme Verlaine y fait allusion dans cette lettre, au début de l'irritation conjugale, car je de- meurais, pendant l'hiver de 187 1-72, dans la même mai-^ son que M^^e Verlaine mère, 26, rue Lécluse. Là, bien souvent, je l'avais vu, revenir de la rue Nicolet, ner- veux, accablé, se réfug-iant auprès de sa mère, mâchant ses irritations et ruminant ses désespoirs. Il m'avait conté ses doléances, ses griefs, ses sujets de plaintes, durant de longues soirées, entremêlées de fumées de pipes, d'absorption d'une petite bière aigrelette, en bouteille, montée de chez l'épicier d'en face, et accompagnées de capiteuse littérature. Il ne dissimulait pas ses torts ; il confessait très volontiers les nombreux accès de « soulo- graphie », comme il disait, qui amenaient des reproches familiaux et des scènes avec sa femme, mais il insistait surtout sur les mauvais procédés de son beau-père, sur les tracasseries dont il était l'objet. Bien vite la désaffec- tion était entrée dans le cœur de sa femme. Elle faisait sans cesse allusion à une séparation ; elle témoignait hau- tement du désir de demeurer, sans son mari, chez ses pa- rents, et de rompre toute existence commune avec Ver- laine. Ily a un entraînement irrésistible dans ces prépara- tifs de rupture. On en arrive vite à envisager,commetrès réalisable ettrès proche, une séparation qui, tout d'abord, n'apparaissait que comme problématique, presque chi- mérique, entravée de |mille obstacles, d'habitudes de

280 PAUL VERLAINE

milieu, de sentiments, d'interventions légales, de partx- g-es d'actif, de règlement d'intérêts, de changement de train de vie. Ce déclanchement vital finit par se conce- voir comme une opération simple et aisée. On se pré- pare lentement à cette grave perturbation, et l'incuba- tion du divorce légal et effectif se fait dans la vision anticipée de la séparation. En envisageant l'époque l'on sera étrangers l'un à l'autre, on s'accoutume à l'être, et le ménage est disloqué dès qu'on parle de le rompre.

Verlaine, cependant, en confessant ces tristes événe- ments domestiques, avait les jeux à demi-pleins de lar- mes. Comme il le dit et le redit dans ses lettres, il aimait sa femme, et souffrait cruellement de la situation. Il en était évidemment en grande partie l'artisan. La douleur n'en était pas moins vive.

Il était faible ; il lui était impossible de résister aux tentations extérieures; la boisson s'emparait de lui, et, dans l'ivresse, il n'était maître ni de ses paroles ni de ses actes. En outre, Rimbaud était venu ajouter un vigoureux ferment de division, et, comme un acide, sa présence avait rongé les derniers liens qui pouvaient unir les deux époux.

M^^e Mathilde Verlaine, profitant des relations de son mari avec Rimbaud, et tenant pour exacts des commé- rages colportés au sujet de l'intimité des deux amis, avait fermé la porte de sa chambre à coucher ; c'était une rupture définitive déjà. De plus, les hommes d'af- faires s'en étaient mêlés. M^ Guyot-Sionnest, avoué, fut chargé d'occuper pour M^^ Mathilde Verlaine ; de son côté, Verlaine avait faire choix d'un mandataire, en la personne de Pérard, avoué, rue Rossini.

Un des amis de la famille, connaissant les affaires.

CROQUIS LONDONIENS 28 I

M. Istace, vieux plaideur endurci, lui avait indiqué cet avoué, et s'était charg-é de suivre les phases du procès. Ce fut pour échapper à tous ces ennuis,^ pour changer d'air, que Verlaine résolut de s'expatrier, au moins pro- visoirement .

Il s'isolait depuis quelque temps déjà, ayant rompu avec bien des camarades; il avait cessé ses fréquentations chez Lemerre. Celui-ci a dit « qu'à cette époque, 1872, le poète était devenu nerveux, atrabilaire, quinteux ». Il ne faut cependant pas croire, ce qui d'ailleurs eût été démenti par toutes les lettres, par toutes les appré- ciations de Verlaine, que le succès de ses amis lui eût porté ombrag-e. Verlaine ne fut jamais jaloux de per- sonne, ni de Coppée, ni d'aucun autre des Parnassiens arrivés. L'envie lui était un sentiment tout à fait étranger Il était plutôt porté à se réjouir, comme d'un succès personnel, de la notoriété acquise par les Parnassiens, et volontiers il y coopérait par ses applaudissements. Il ne manquait jamais, chaque fois qu'un de nos camara- des publiait un livre ou avait une pièce représentée, de manifester son intérêt ou sa satisfaction, même dans les moments les plus troublés et les plus accidentés de son existence, à l'étranger.

Lemerre ajoute d'ailleurs, dans cette note que repro- duit M. Ch. Donos : « Il avait été des premiers à me prédire le grand succès de Coppée, mais l'alcool le ren- dait sujet à des colères terribles, et il fallut renoncer avec lui à toute réunion; il se sentait observé, importun, il ne vint plus. »

J'avais répondu à la lettre de Verlaine qu'on vient de lire, en lui donnant le conseil de résister à la demande en séparation de corps intentée par sa femme. Je l'en- gageai à ne pas se laisser condamner par défaut, ce qui

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semblerait donner une acceptation des diies et gpriefs de sa femme, malgré le recours de l'opposition, et j'indi- quais sommairement, avec une réserve que l'on compren- dra, les motifs qui dictaient ces conseils. J'estimais cer- tainement que la vie commune n'était plus guère possible entre les deux époux, et qu'à cet égard le jugement de séparation serait plutôt, pour tous les deux, un bien. Toutefois, dans l'intérêt démon ami, prenant sa défense dans le présent, mais surtout envisageant l'avenir, je lui conseillais de résister, de contester les articulations de faits, d'exiger une enquête, en un mot, de faire tout ce qui constitue la défense sérieuse dans un procès en séparation de corps ou en divorce, surtout à raison de certaines articulations précisées par sa femme. Je redou- tais qu'en se laissant condamner, il ne parût justifier ou accepter ses dires, et que créance ne fût accordée par la suite aux imputations calomnieuses portées contre lui, notamment en ce qui concernait ses relations avec Rimbaud.

Verlaine me répondit par le plus proche courrier :

Mon cher Edmond,

Par un inconcevable retard de la poste, pourtant si bien faite ici, je n'ai reçu que ce matin, dimanche 10, ta lettre du 7. Or, la poste ne fonctionne pas le dimanche en Angleterre ; impossible de te répondre plus vite que je ne le fais, c'est-à- dire de t'écrire ceci, ce soir, pour jeter à la boîte tout à l'heure. ('.a partira à 5 heures du matin, et j'espère que le soir, vers .") heures, tu auras ma lettre.

Certes oui, je vais me défendre comme un beau diable, et attaquer moi aussi. J'ai tout un paquet de lettres, tout un stock (I. d'aveu.x » dont j'userai, puisqu'on me donne l'exemple. Car je sens qu'à ma très sincère atieciion, tu en as été témoin cet hiver, succède un parfait mépris, quelque chose conune le sentiment des talons de bottes pour les crai)auds. Et je te

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remercie de prendre mon parti, et je t'en félicite, cela prouve en faveur de ta vieille amitié d'abord, ensuite de ta judiciaire.

Oh ! quel déballage de bêtise, de naïveté dans la ruse, d'i- gnorance dans la cuistrerie ! Je te raconterai, un autre jour, mon entrevue à Bruxelles avec ma femme. Je ne me suis jamais senti disposé à psychologiférer, mais là, puisque l'oc- casion m'est offerte, le mémoire que je suis en train de pré- parer pour l'avoué sera la maquette d'un roman dont j'ordonne les matériaux présentement.

Mon cas avec Rimbaud est très curieux également et léga- lement. Je nous analyserai aussi, dans ce livre très prochain ; et rira bien qui rira le dernier. A ce propos, la preuve en ma- tière de diffamation est admise maintenant en France, je crois?

Ci-joint l'autorisation demandée.

Et maintenant... à la Tour de Londres !...

Verlaine avait l'habitude de mélang-er à ses lettres, me parlant de ses affaires domestiques et de ses projets littéraires, des croquis, des aperçus pittoresques sur Londres et la vie londonienne.

Voici l'une de ces premières impressions anglaises. Elles sont simples, parfois naïves, drôles souvent, nul- lement pédantesques. Ces notes ultra-familières sur Lon- dres donnent une description, par les petites choses, par les vulgarités, de la rue rapidement observées, et par les brutalités, de la vie anglaise extérieure, encore suffi- samment exacte bien que plus de trente années aient passé sur ces pages du voyageur hâtif et superficiel. Elles ont un caractère original, primesautier, sincère, que reconnaîtront tous ceux qui ont visité Londres. Ce ne sont que des raccourcis, mais ils donnent le mouve- ment. Ces « vues >> de Londres à vol, non pas d'oiseau, mais de piéton, bien souvent campé devant les bars, ne méritaient pas assurément l'importance d'une publica- tion spéciale, les honneurs de l'édition. Consignées ici, intercalées, comme elles le furent dans la réalité, parmi

284 PAUL VERLAINE

les lettres missives de Verlaine, elles complètent la phy- sionomie et la biographie du poète voyageur.

M. P. Verlaine, à Londres. Angleterre. Poste restante. (Ecrire très lisiblement, et beaucoup.)

Je ne geindrai pas comme Ovide ! et j 'aborderai tout de suite le chapitre : Croquis Londoniens.

Plate comme une punaise qui serait noire, London ! Peti- tes maisons noirousses, ou grands bahuts « gothiques » et « vénitiens » ; quatre ou cinq cafés potables, et encore ! Battur en rirait bien ! [Baptiste, garçon qui nous servait à la Brasse- rie des Martyrs.] Tout le reste c'est des dining rooms [res- taurants], où l'on ne boit pas, ou des cofFee-houses, d'où l'Es- prit (spirils) est soigneusement écarté. « Nous ne tenons pas d' « esprit », m'a répondu une « maid » à qui je posais celte question insidieuse : « One absinth, if you please, mademoi- sell ! »

Une nuée de boys rouges frotte vos bottes du soir au matin, pour un penny. Quand ils ont obtenu, grâce à leur mélange sirupeux, ce vernis, dont Labertaudière croit avoir accaparé le secret [personnage d'un monologue que débitait l'acteur Fran- cès chez Nina de Callias], ils lèchent positivement votre soulier, et repartent de plus belle, la brosse molle d'une pince, et de l'autre la brosse dure! et la botte reluit, sacrebleu !..

Ici, c'est le triomphe du haillon, hupossible de rêver de loques pareilles ! Par exemple, grâce à l'abominable multipli- cation des petits décrotteurs rouges, il n'y a pas un immonde mendiant dont les souliers, semelles et orteils y compris, ne soient cirés comme feu Cyrus lui-même.

Je te parlais des cafés sortables, tout à l'heure ; jamais on n'a rien vu de si pauvre, de plus mal assorti : garçons idiots, sales, dorures écaillées, peintures dont rougiraient Jean de Redon et Ducornet-sans-bras, eux-mêmes.

El les théâtres ! L'odeur des pieds montait ! Acteurs du temps de feu le vertueux Moêssard, des cris de bêtes, des actri- ces maigres à faire pleurer ; dans les bals publics, aucun piston. Le chahut seulement au théâtre. Dans le Roi Corolle, on a intercalé, en plein ballet, un quadrille de CIo- doches, tenu par des femmes ! Dans les cafés-concerts, Alham- bra, Grecian Théâtre, etc., on y danse la gigue, entre deux

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God save. Ah ! par exemple, on y bafoue les Jésuites, et, je ne sais comment les pitres chargés de cette exécution res- semblent tous àLeconte de Lisle. C'est inouï de ressemblance

D'ailleurs, la Tamise est superbe ! Figure-toi un immense tourbillon de boue : quelque chose comme un gigantesque goguenot débordant. Ponts véritablement babyloniens, avec des centaines de piles en fonte, grosses et hautes comme feue la Colonne [la Colonne Vendôme n'était pas encore réédifiée à cette époque], et peintes en rouge-sang.

Il fait, depuis mon arrivée, un temps superbe, c'est-à-dire imagine un soleil couchant vu à travers un crêpe gris. Mais grâce à l'inouïe circulation de voitures, cabs, omnibus, infects par parenthèse, tramways, chemins de fer incessants sur des ponts de fonte splendides de grandeur lourde, passants incroya- blement brutaux, criards, les canards doivent être d'origine anglaise, l'aspect des rues est sinon parisien, ô blasphème ! du moins très distrayant.

A une autre lettre plus de détails ! et des dessins.

Ah ! un nota bene : tout ce que je t'ai dit relativement aux haillons ne s'applique qu'aux beaux quartiers. Régent street, Piccadilly, Leicester, Trafalgar, Mansion House. Zuze un peu quand j 'aurai vu les vrais quartiers pauvres !

Au résumé, très inattendu, tout ça, et cent fois plus amu- sant que les Italie, Espagne et autres bords du Rhin. A un prochain courrier, détails sur les dimanches ici.

Ci-joint un poème nouveau. Ouest-ce que ce feuilleton pro- mis ?

Ton vietix

P. Verlaine.

J'aurai sans doute bientôt une demeure fixe : t'auras l'a- dresse et n'en parleras pas trop.

Ici pas vu de Français, sinon Régamey très gentil. Peut-être logerai-je dans l'ancien room de Vermersch, qui vient de se marier, l'insensé ! J'espère voir bientôt tous ces « bons bougres ».

D'autres lettres, même époque, donnent la suite de ses impressions ang-laises.

Croquis londoniens. Vu les mannequins de Guy Fawks,

986 PAUL VERLAINE

VU l'intronisation plus que royale du Lord Maire ; du dor par- tout, trompettes, troubades, bannières, huées et vivats.

Je proHte de cette lettre pour maudire comme il faut l'abo- minable o.x tail sap ! Fi, l'horreur ! Il y a aussi le « cofiFee plain per cup >, mélano-e affreux de chicorée torréfiée et de lait évidemment sorti du tétin du père Mauté 1 Most horrible ! Et le g-in donc ! De l'anisette extraite des W. C.

Le poisson est horrible : sole, maquereau, merlan, etc,, tout cela ressemble à de la pieuvre, c'est mou, gluant, et cou- lant. On vous sert avec une sole frite une moitié de citron, grosse comme un cœur de canard ; viande, légumes, fruits, tout ça bon, mais bien surfait. Bières tièdes. Les établisse- ments de consommation anglais proprement dits méritent une description : « ^h dehors c'est gentil, mais au dedans ça s'encrasse » [refrain d'opérette sur les fusils aiguilles]. La devanture est en bois couleur d'acajou, mais avec de gros ornements de cui^Te. A hauteur d'homme, le vitrage est en verre dépoli, avec des fleurs, oiseaux, etc., comme chez Duval. Vous entrez par une porte terriblement épaisse, rete- nue entr'ouverte par une courroie formidable, et qui (la porte) vous froisse les fesses après avoir le plus souvent éraflé votre chapeau. Tout petit, l'intérieur : au comptoir d'acajou une tablette en zinc, le long duquel, soit debout, soit perchés sur de très hauts tabourets très étroits, boivent, fument et nasillent messieurs bien mis, pauvres hideux, portefaix tout en blanc, cochers bouffis comme nos cochers et hirsutes comme eux. Derrière le comptoir, des garçons en bras de chemise retroussés, ou des jeunes femmes généralement jolies, toutes ébouriffées, élégamment mises avec mauvais goût, et qu'on pelotte de la main, de la canne ou du parapluie, avec de gros rires, et apparemment de gros mots, qui sont loin de les effa- roucher. C'était hier samedi, c'est le lundi d'ici. Que de po- chards ! Hier soir, à Leicester square, une troupe de musi- ciens allemands faisait son vacarme devant les cafés, quand tout à coup un Anglais, ivre horriblement, s'empare du pupi- tre d'un des pauvres diables, et lui tape, au milieu de l'indiffé- rence générale, à coup redoublés sur la tête, j us(|u'à ce que le malheureux tombât. Arrestation, d'ailleurs.

J'oubliais de dire que les wine-rooms, alsops bars et autres mastroquets indigènes, grâce à l'acajou crû de leurs entable-

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ments, comptoirs, et buffets, et à leurs panneaux, volets, etc., peints en vert sombre, ne sont point d'un aspect vilain, et font songer, quand on cligne de l'œil, à des fonds de Delacroix. Aujourd'hui dimanche : aoh 1 very duU ! [très triste]. Tout fermé. Nul commerce. Les boîtes aux lettres fermées aussi. Pas de décrotteurs. Les endroits l'on mange, ouverts juste le temps de manger, soumis à de fréquentes visites, à l'effet de savoir si l'on boit du superflu !

Trop vantés les « lieux à l'anglaise ». L'eau envahit telle- ment la cuvette que le « visiteur » se voit et se sent éclaboussé de si terrible façon, que moi, par exemple, en présence de cette propreté latrinale, je me suis presque pris à regretter l'im- monde, mais paisible goguenot de chez le père Pointu, tu sais ! [Institution Landry, rue Chaptal]. Les lieux dans les cafés s'appellent lavatory, parce qu'il y a des robinets, cuvettes, savons dans l'endroit même. Quand vous sortez, vous tombez ès-mains de jeunes garçons, qui, pour deux sous, vous bros- sent des pieds à la tête : j'ignore ce que, pour un peu plus, ils doivent faire aux bien informés, mais ils ont l'air formidable- ment suspect, avec leur petit costume collant, et leurs figures généralement charmantes.

Mais en voilà assez pour aujourd'hui. Je t'enverrai prochai- nement d'autres détails, plus curieux encore, mais qui deman- dent quelques jours encore de sérieuses études.

Nouvelle, à toi, si ça peut l'être utile pour tes journaux : rencontré Oswald, qui s'est fait statuaire. Dois le voir sérieuse- ment demain.

Nous apprenons l'anglais peu, mais avons assez de nos qua- tre z'yeux pour définitivement trouver cette ville absurde et...

[Ici une citation d'une opérette que nous avions vu jouer ensemble au Théâtre Montmartre, ayant pour musicien le chef d'orchestre de cette scène alors banlieusarde, et qui s'appelait 'La Nuit aux amours :]

... Je connais les malins français,

Les hitalliens pauétiques.

Les cross allemands whlegmatiques,

©t les ridicules anglais...

Oh ! Oui.

Amitiés chez toi, réponds-moi bientôt. Ton vieux,

P. V.

a88 PAUL VERLAINE

Que dit Sivry ? Que cancane son éponge ?

Si tu trouves l'occase et le temps de me recopier les six son- nets des Amies, tu seras béni.

Vois-tu toujours mon aimable conjointe, et quels rensei- fifncments ? Malgré une assertion du Gaulois, l'Avenir paraît toujours ici. P. V.

Les Amies, dont Verlaine parle dans sa lettre, sont un petit recueil de vers, très libres, dont je possède encore le manuscrit orig'inal, ou du moins la copie fort bien calligraphiée, de la main même de Verlaine. Les Amies, qui fig-urent aujourd'hui dans son œuvre com- plète, tome II, édition Léon Vanier, 1899, avaient été envoyées par Verlaine à Poulet-Malassis, et elles paru- rent en une petite plaquette, aujourd'hui introuvable, sous le nom de <c Pablo de Herlag-nez ». Ce livre fut tiré à un très petit nombre d'exemplaires, dont la majeure partie fut saisie par la police; il y eut même un jug-e- menl, dit-on, validant celte saisie. Ces sonnets, qui sont de l'ordre lesbien, sont d'ailleurs devenus inoffen- sifs par suite de la publication postérieure, en France, de prose et de vers de nombreux écrivains, traitant le même sujet scabreux; mais alors c'était, même pour Poulet-Malassis, une hardiesse bibliographique.

Suite des « Croquis Londoniens » :

Londres, 187a, Cher ami.

En attendant une lettre de toi relative à mes misérables affaires, quelques nouvelles et d'autres détails londoniens.

Vu Lissagaray ; il demeure maintenant Newman Street, 30, Oxford Street ; il doit bientôt te répondre.

Vu Matuszievvicz [officier de l'armée, compromis dans la Commune] ; excellents renseignements relatifs aux journaux écrire pécuniairement.

Aux détails! Le brouillard commence à montrer la boule

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de son sale nez; tout le monde tousse ici, excepté moi. Il est vrai que moi, tu me connais, plein de flanelle, cache-nez, coton dans l'oreille, toutes précautions aussi ridicules à Paris qu'honorables ici.

Les grogs et le punch inaugurent leur sirupeux empire, mais à moi que me chaut? Du pale-ale, du stout encore; aussi me portè-je aussi bien que ma pauvre tête, toute à ces vilaines manœuvres à déjouer, me le peut permettre.

Et puis, il pleut, il pleut, il pleut! à fondre certain cœur sec que tu connais, moins, hélas! que moi!

Aussi les théâtres regorgent .

Je vais ce soir à l'Œil crevé d'Hervé, adapté à la scène anglaise, et en anglais (Opera-comic Strand), et je t'écris ceci de Leicester square, café de la Sablonnière et de Pro- vence, bon petit endroit que je recommande à tous voyageurs. Au moins, pas de Bordelais ni d'Italiens; personne jamais, sinon des mangeurs, à la table d'hôte. Dans la salle oùje suis, nous sommes deux buveurs d'ale.

Chapitre des femmes. Chignons incroyables, bracelets de velours avec boucles d'acier, châles rouges comme des saignements de nez, a dit fort justement Vallès. Toutes jolies, avec une expression méchante et des voix d'anges. On ne peut croire tout le charme qu'il y a dans cette petite phrase « Old c », cherche l'équivalent en français, adres- sée tous les soirs à de vieux messieurs, mieux mis que fort équilibrés, par d'exquises misses à la longue jupe de satin groseille, jaspée de boue, tigrée de consommes épandues, trouée de chiures de cigarettes. Ces propos-là se tiennent généralement dans Regent-Street, Soho, Leicester Square, et autres quartiers franco-belges. II paraît que, dans la Cité, c'est plus pire : j'irai y voir.

Des nègres, comme s'il en neigeait, au café-concert, dans la rue, partout !

Aux vitrines des photographes : Stanley, Livingstone, Ba- dingue, Ugénie. Oh ! que d'Ugénies ! Plus de trente-deux positions. C'est importun, parole !

Donc Daudet fait four, et Abeilard, pas. Tant mieux ! Pour- tant Busnach et Clairville ont été bien cruels de marier ce dernier !

Vu enfin Vermersch, très aimable, et sa femme très char-

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ago l'AUL •.■.iiiLAl^E

mante : ils élèveot uae souris blanche. Ces communards, c'est bien deux !

Vu l'Œil Crevé, car je t'écris ceci trois jours après le commencement de cette lettre. Très drôle. La « Lang-ouste atmosphérique » est remplacée par une chanson à boire que chante le bailli. La flèche en diamant est supprimée. Le rôle d'Alexandrivore est tenu par une femme. Très gai le duc d'En-face.

Vu aussi Macbeth, L'orchestre prélude par l'ouverture de la Dame Blanche, et, dans les entr'actes, joue des quadrilles d'Olivier Métra. D'ailleurs, d'assez beaux décors. Ceci à Prin- cessThéàtre.

Oh ! mon ami ! les allumettes, ici, <;a pète comme un pet, et ça ne s'enfiamme jamais, entends-tu, jamais ! Il y aurait une fortune à importer, malgré leur prix, des allumettes françaises et quel service rendu aux pauvres fumeurs 1 J'y songe.

Je compte entrer, sous peu de jours, dans une grosse mai- son d'ici, l'on gagne assez. En attendant, je fais des tra- vaux américains, assez bons payeurs. Enfin je végète moins que ne s'y attendaient les bons bougres de la rue Nicolet, quoique toujours bien triste de cette révolte de ma femme, pour qui ma mère et moi avions pourtant, elle tout fait, et moi tout subi, tu le sais

Réponds-moi vite, toujours : liowland Street, 34-35 W. Amitiés chez toi

P. V.

Vermerschjdoit faire vendredi soir uneconférence sur Théo- phile Gautier. Ça sera un beau tapage dans la presse sale.

J'y serai et t'en rendiai compte.

P. V.

Autre lettre, qui n'a d'autre importance que de sig-na- 1er les sentiments des Ang-Iais à l'ég-ard des réfugiés de la Commune :

Je te galope à la diable quelques mots sur la conférence Vermersch. C'était au premier étage d'un public-house,sis Old Compton Slreet,G et 7, Soho. Vermersch très élégant. Il a répu- dié , avec beaucoup de bon goût, le facile courage d'engueu- ler, ici, le bonapartisme de Gautier. Toute littéraire sa con-

CROQUIS LONDONIENS 29 1

férence, très documentée, très anecdotique, et très applaudie par les très nombreux Anglais, Français, des plus distingués et des moins communards pour la plupart, lesquels disaient en sortant : « Ces coquins-là, tout de même, c'est aussi honnête que des honnêtes gens, et c'est, de plus, spirituel. » Textuel.

Cette conférence est,d'ailleurs, la première d'une série dont la seconde sera, vendredi prochain, sur Blanqui.

Tu en auras des nouvelles par ton trop négligé

P. Verlaine,

Nouveaux Croquis londoniens :

Londres, 28 septembre 187a. Mon cher ami,

Merci de ta bonne lettre substantielle, mais mal écrite. (De grâce, soigne un peu plus tes pleins et tes déliés, par pitié pour mes pauvres œils.) Je ne te dis pas de Favarger ni de Vitaliser, mais, pour Dieu, expéditionne un peu plus lisible- ment tes minutes. C'est convenu ?

Merci aussi pour tes compliments relatifs à mes pauvres vers (qui ont été d'ailleurs soigneusement dénoncés, paraît-il dans une « Gazette de Paris » ou un « Courrier de France » quelconque, je ne sais trop). Tu serais, si tu en avais eu vent, bien gentil de te procurer le numéro et de m'envoyer l'entre- filet sous pli. Et pendant que j'y suis, veuille donc, quand tu verras Blémont, lui serrer la pince, et le prier, de ma part, de m'envoyer les numéros parus dans la « Pienaissance », de I jusqu'à... exclusivement. Je me suis abonné, et je de- mande ça comme prime, d'autant plus que les aimables Mauté se gardent bien de me rendre les numéros qu'on m'envoyait gratis rue Nicolet. En outre, l'abonnement pour l'étranger est de lo francs, port en sus, et j'ai envoyé 20 francs à Blémont. J'ai donc droit, me semble-t-il, pleinement à cette collection. À la rigueur, j'en rembourserai le port. Fais à Blémont cette requête bien amicalement, car il est très aimalsle avec moi, et seul de mes amis, seul avec toi, il « daigne )> écrire à ce « misérable » que je suis, paraît-il.

Je vois assez rarement Lissagaray, mais je pourrai lui déposer un mot, exposant tes demandes, et ce sera l'ait

PAUL VERLAINE

292

demain. Demain, hélas ! c'est dimanche I Heureusement qu'il y a dans Hyde Park un meeting monstre au sujet de la police, a On Bchalf of the Discharged and imprisoned Cons- tables ») [En faveur des constables accusés et mis en prison] . Orateur, M. Georges Odger républicain. On y ira et t'en rendra compte. L'affiche colportée à dos d'homme porte ceci :

Caution. Do net heed the rumour circulated to the con- trary and the false reports of the newspapers. [Avis. Ne pas faire attention aux bruits contradictoires répandus et au faux récits des journaux.] En un mot, c'est un essai d'embau- chage de la police dans le parti radical d'ici.

Il y a une curiosité inconnue, je crois,ici : c'est le Tower's subway c'est-à-dire un tube immergé à une cinquantaine de mètres dans la Tamise. On y descend par une centaine de marches. Et c'est littéralement un tube en fonte avec des becs de gaz à hauteur d'homme, avec un plancher large d'un demi-mclre. Ça pue, ça est chaud, et ça tremble comme un pont suspendu, avec la rumeur énorme de l'eau ambiante. Bref, on est très content d'avoir vu ça. Mais quand on pense que c'est construit avec toute la témérité anglaise, et toute l'insouciance du danger qu'ont ces étranges gens-là, on a, quand on en est sorti, un délicieux frisson lâche. Je dois bientôt aller voir le tunnel, au sujet duquel il faut, disent les Anglais eux-mêmes, bien déchanter.

Le Tube dont je te parle est à deux pas de Londonbridge, dernier pont possible de la Tamise.

Ici, tout est petit. Sauf la Cité, vastes offices, banques, etc., sauf Southwark, énorme rue pleine d'usines et d'immenses warehouses (magasins), sauf les docks, moins beaux pourtant que ceux d'Anvers, Belgravia Square, et quelques Terminus Hôtels gigantesques, tout est petit : les maisons, à deux éta- ges, sans toiture visible, d'en bas, les portes, les « collidors», les boutons de porte, les compartiments des public-houses, comparables vraiment à des intérieurs de grenades, les toutes petites briques jaunes des murs, lesquelles briques deviennent, au bout de très peu de temps, obscurément rougeâtres, puis tout à fait noiroutfcs ; tout est petit, mince, émacié, surtout les pauvres, avec leur teint pâlot, leurs traits tirés, leurs lon- gues mains de squelettes, leur barbiche rare, leurs tristes che-

CROQUIS LONDONIENS 2g3

veux blondasses, frisottés naturellement par la floraison des choses faibles, telles que les pommes de terre énervées dans les caves, les fleurs de serres, et tous les étiolements. Rien ne pourra dire la douleur infâme, résignée jusqu'à l'assassinat, de ces très peu intéressants, mais très beaux, très distingués misérables.

Ici, on a pour deux sous (one penny) 3 oranges, et des poi- res exquises incalculablement. Des grenades aussi, des pom- mes, etc.

Fin, pour aujourd'hui, des beaux détails londoniens.

Donne le plus possible des détails sur la a chère enfant » et son auguste famille. Vois-tu les Sivry, encore? Mme Rimbaud s'occupe très véhémentement de l'afi'aire. Elle croit qu'en me séparant de son fils, je fléchirais ça. Qu'en dis-tu? Moi je crois que ce serait leur donner leur seule arme! (c Ils ont cane, donc ils sont coupables », tandis que nous sommes prêts, Rimbaud et moi, à montrer, s'il le faut, notre virginité à toute la clique a et ce sera justice » !

Ecris-moi bientôt.

Ton vieux P. Verlaine.

Les parents de la femme de Verlaine, cependant, ar- g-uant du séjour à Londres de Rimbaud, en compagnie de Verlaine, lançaient l'assignation en séparation de corps. Un des motifs de la demande visait l'intimité avec Rimbaud. L'articulation du grief était précise.

Verlaine voulait répondre, publier des lettres dans les journaux, convoquer des amis, saisir comme un tribu- nal d'honneur. Il allait, on l'a vu dans la lettre qui pré- cède, jusqu'à réclamer une expertise médicale, à laquelle lui et Rimbaud se soumettraient. Cette offre, qui pou- vait être prise au mot par la partie adverse, est à retenir. Si elle n'eut pas de suite devant les juges, elle peut ser- vir devant l'opinion. Le silence des accusateurs absout l'accusé.

Je lui répondis en l'engageant au calme et au silence,

394 PAUL VERLAINE

sauf les répliques lëg*ales, voulues par la procédure. Je lui recommandais surtout d'éviter de donner trop de publicité au motif en question, invoqué dans l'assig-na- tion. On le connaîtrait toujours assez, et la malig-nité publique ne s'en emparerait que trop aisément

Il voulait, dans sa fureur, se transporter à Paris, afin de trouver l'avoué de sa femme. M* Guvot-Sionnest, rue Richelieu, avec l'intention de lui casser les reins. Je le dissuadai de cette violence, ridicule autant qu'inexécuta- ble vraisemblablement, et lui dis que, dans un duel de procédure, les avoués se battaient pour leurs clients à coups de papiers timbrés, qu'on nommait, sans doute pour cela, des exploits. Je l'eng-ag-eai tout bonnement à confier à son avoué. Pérard, le soin de riposter k son confrère.

Il me répondit par la lettre suivante, il proteste une fois de plus contre l'odieuse accusation :

Londres. Merci de tes bons conseils, mon cher ami, je les sui\Tai, bien qu'il m'eût été doux de quelque peu confondre tout de suite leurs abominables calomnies, dont on me crible, dans je ne sais quel but de chantage. J'avais, à cet effet, préparé un mémoire, qui alors me servira plus tard. Là-dedans j'expose avec lucidité, et, je le crois, avec une émotion communicative, tout ce que cette malheureuse m'a fait souffrir, et tout ce qui a amené mes morosités de la fin. Quant à l'immonde accusa- tion, je la pulvérise, pensè-je, terriblement, et en rejette tout le dégoûtant opprobre sur ses auteurs. J'y dis les inouïes per- fidies de ces derniers temps, et je démontre, clair comme le jour, que toute cette affaire contre nature, (]u'on a l'infamie de me reprocher, est une simple intimidation (sive chantafi^e), à l'effet d'obtenir une pension plus grosse. Tous les illogismes, indélicatesses, mensonges et ruses, tout y passe. J'y expose, dans une analyse psychique, très sobre, mais très claire, sans phrases ni paradoxes, les mobiles hautement honorables et sympathiques de ma très réelle, très profonde et très persévé-

CROQUIS LONDONIENS 295

rante amitié pour Rimbaud, et je n'ajouterai pas très pure, fi donc ! D'ailleurs, tu en auras connaissance au premier jour, et m'en écriras ton a^ns, puisque tu veux bien m'ofirir tes bons offices que j'accepte de tout cœur.

Je vais m'occuper de récupérer mes bardes et bibelots qu'ils persistent à me détenir, mal^é une demande officieuse que je leur avais envoyée sous la forme d'une lettre, très affectueuse, à ma femme.

Il va sans dire que si des amis continuent à hésiter, et sur- tout si l'on sait de quoi il s'agit dans l'assignation, je t'auto- rise à répéter tout ce que je dis là, et au besoin à leur mon- trer mes lettres, à moins que tu ne croies meilleur de gar- der le silence.

J'ai reçu une bonne lettre de Blémont et de Victor Hugo, à qui j'avais écrit avant de connaître l'assignation. Faut-il sur la matière leur écrire maintenant?

Pardon de l'occuper si longtemps de mes affaires. Je reprends maintenant mes détails londoniens.

Croquis londoniens. J'arrive aux Dimanches à Lon- dres, qui sont véritablement la fête du Bon Dieu : juges-en !

Jusqu'à une heure de relevée, tout fermé, tout! De une heure à trois de très rares public-houses et dining-rooms entrebâillent, sous la réserve des courroies formidables dont je t'ai parlé déjà, et sous l'œil du policeman, qui, montre en main, surveille l'ouverture et la fermeture. De six heures à onze heures du soir, même jeu. En dehors de ces établisse- ments, tout chôme, jusqu'aux décrotteurs indépendants, dont l'un, qui cirait mes bottines, s'est vu, ce dernier «. sunday », véhémentement réprimandé par un « serpent » qui passait. J'ai dit décrotteurs indépendants, parce que les gosses rouges, que je t'ai dénoncés déjà, 'sont exploités par une société de charité, qui, bien entendu, leur fait passer le jour du <c Lord » à adorer ce dernier. Tout chôme : postes, chemins de fer, entre l'heure des offices, paquebots maritimes, toutes les administrations sont mortes, sauf le télégraphe et les bateaux desservant la Tamise. Entre parenthèse, on y boit, dans ces bateaux, en dehors des laps légaux ; que de pochards, ce jour-là, arpentent Londres, de Woolwich à Battersea ! Mais pour manger, « il est midi sonné ». Nul théâtre, naturellement. Des prêches et des chantages de cantiques partout, en plein

2q6 PAUL VERLAINE

air, jusque dans le français (donc shocking) Leicester Square. Ces calolinades, et autres mômeries, ont redoublé depuis certaine loi, datant de juillet dernier. Les pochards naturel- lement ont réclamé. Je t'envoie à l'appui une pièce tu liras avec plaisir que plusieurs de nos confrères d'outre-Manche ont combattu le bon combat. Mais le Clergj-man l'a emporté. Et ce fut justice ! Amen!

Mais voici le comble ! Il y a dans Regent-Street un photo- graphe-enlumineur, dont la a great attraction » est un por- trait de femme, peinte en trompe l'œil, d'ailleurs très réussi, et qui, sous un rideau soulevé, semble inviter le passant à entrer. Le dimanche, rideau baissé, disparue l'ingénieuse image! Elle ne doit pas travailler le dimanche, elle ne trompe pas l'œil, le jour du Seigneur !

Ouf ! Et dire que j'en ai encore plus à te dire sur ce pré- cellent sujet!

Ma vie est toute intellectuelle. Je n'ai jamais plus travaillé qu'à présent, débarrassé que je suis des mille papotages, can- cans, taquineries, commérages et potins, dont fut parfumé mon séjour dans cette famille. Me voici tout aux vers, à l'in- telligence, au.x conversations purement littéraires et sérieuses. Un très petit cercle d'artistes et de littérateurs. Et voilà qu'ils me viennent relancer dans mon quasi hermitage, et qu'il me faut faire des mémoires et des lettres à des magistrats ! Je travaille, nonobstant, bien, je me suis mis en relations avec un éditeur, et j'espère qu'avant trois semaines je pourrai envoyer à quelques rares amis, dont toi, naturellement, une petite plaquette, avec (peut-être) une eau-forte initiale, inti- tulée Romances sans paroles.

J'ai vu Lissagaray dans un café de Leicester Square, mais, étant très occupé après mon fameux mémoire, je ne l'ai pas accosté. Je profiterai de l'horrible loisir de dimanche (après- demain) pour lui porter (a lettre.

Un dernier détail pour finir. Si tu vois Coppée, dis-lui que tous les orgues de Barbarie gueulent sa Sérénade du Passant [Mandolinata, par Paladilhe], concurremment avec cet hor- rible grand air de Murtha. Laquelle survivra de ces deux machines à porter le Bon Dieu d'ici en terre? ïhat is the question ! Diamond eut diamond! [Le diamant coupe le dia- mant. — Fin contre fin.]

CROQUIS LONDONIENS 297

Ici il y a abondance de turcs : l'un d'eux, marchand de tabac, s'appelle Economidès, et d'Italiens, tous souteneurs. Les Français, euh !...euh !...en général placiers en vins, mar- chands de journaux, et mal élevés, sauf ton serviteur et quel- ques bons bougres.

Ecris-moi bientôt. Mes salutations chez toi. Si tu vois ma mère, tranquillise-la, et style-la procédurièrement, ainsi que ton vieux

P. V.

Amitiés à Oliveira, Charly, Notre Nanteuil [Monnantheuil, publiciste et violoniste] et à ces messieurs de la Renaissance.

Une humble prière : écris un petit peu plus lisiblement. C'est quelquefois des pattes de chat, ton écriture !

Londres, même adresse.

Croquis londoniens. Merci de ta bonne lettre, et des détails sur Kopp et Lya [F. Coppée] Je reprends ceux sur ici : Leicester Square est une place inculte, entourée de sales arbres, et au milieu de laquelle est un cheval en zinc, peint en rouge, et décapité de son cavalier, Georges IV, je crois, un jour de meeting orageux. On a voulu depuis replacer l'homme sur sa bête, mais la place appartient à un homme d'esprit, qui n'a pas permis ce reboulonnement, au nom de quelque chose comme un bail durable encore 45 ans. Qua- rante-cinq ans de joie pour l'étranger ! sont donc les « cafés » français, fréquentés par les seuls commis-voyageurs. Les communards sont tous égaillés dans les faubourgs, ils se tiennent tranquilles, sauf Oudet, Landeck et Vésinier, récem- ment exécutés dans une assemblée générale des Proscrits, et qui font un bien bon ]o\iTn3\,la Fédération^ qn'on dit soutenu par Badingue. Est-ce vrai? Moi je m'en f..., étant bien résolu à fréquenter le moins possible ces messieurs. SaufAndrieu, homme très rassis et lettré, et Régamey, très gentil et très parisien, je n'ai encore vu personne de connaissance, du moins fixé ici.

Tabac immonde, ici, cigares inabordables ! Les femmes, d'ailleurs, très jolies, marchent en canards, parlent avec des voix de gabier, et ne changent jamais de chemises. Il va sans dire que je parle des femmes chic, Zuze un peu du reste!

La Cité est un quartier \Taiment intéressant : une activité

Sgo PAUL VERLAINE

ÎDOuïe dans des rues assez étroites, noires, mais flanquées de belles maisons : offices, banques, entrepôts, etc. Poussé, l'autre jour, en bateau jusqu'à Woolwich, les docks sont inouïs : Garthage, Tat, et tout réuni, quoi ! Relent Street, le beau quartier, heu! heu! la Chaussée d'Antin du temps de Louis-Philippe : étalages de province, passants mis comme des sauvages endimanchés, peu de voitures,pas d'équipages!

En résumé, sauf son immensité, et sa très imposante acti- vité commerciale, presque effrayante même pour tout autre qu'un parisien, Londres est un immense Carpentras et moi qui viens de Bruxelles tant moqué, je déclare Bruxelles une très charmante ville (400,000 habitants), plus belle et plus riche en beaucoup d'endroits que Paris, regorgeant de splen- didcs cafés, restaurants, théâtres, et autres lieux, tandis que le fameux London ne peut être aux yeux du Sage qu'un Car- pentras dégingandé, je le répète, et encore peut-être calom- niè-je Carpentras.

Lissagaray pas encore de retour. Dès que, porterai lettre.

Merci des bons détails pratiques. J'en profiterai, j'ai écrit à ma femme relativement au rapatriage de mes affaires. Si récalcitrante, agirai autrement.

Bien triste tout de même de toutes ces indélicatesses, gros- sièretés, perfidies vulgaires, et fractures récidivistes de tiroirs. Plus triste encore de cet abandon de moi par ma femme, en faveur d'un tel beau-père. Je dis abandon, puisque je n'ai cessé de l'appeler auprès de moi, et qu'elle ne m'écrit même plus, après avoir été déblatérer follement sur moi et insulter ma mère, à qui elle n'envoie même pas monjils ! Dis tout ça aux « éi)ahis » d'entre nos amis.

Ecris-moi souvent.

Compliments chez toi.

Cordialement

P. V.

Autre lettre, mêmes sujets.

Mon cher Edmond, D'abord des reproches sur ton absence de lettres, puis, avant la suite des détails londoniens, quelques conseils que je te vais demander.

CROQUIS LONDONIENS 299

Ayant fui, Loth imprévoyant, la Gomorrhe de la rue Nico- let, sans rien du tout emporter, me voici nudus, pauper,sans livres, tableaux et tous autres objets à moi appartenant, et détenus par l'aimable famille que tu sais, sans que je sache le moyen de leur faire cracher tout cela. Veuille m'induire dans les voies amiables, s'il se peut, ou bien alors légales, de rattraper mon fade. Explique-moi ça bien.

Il y a bien Venfant aussi que l'on voudrait m'escamoter, et qu'en attendant on cache à ma mère, qui n'en peut mais ; pour ça, comme c'est un délit atroce, point je ne pense m'est besoin de m'en remettre à autre chose qu'aux justices humaine ou divine. De cette dernière, s'il le faut, je serai le bras provoqué . . .

Aux détails londoniens maintenant :

Croquis londoniens. Je travaille beaucoup. Des jour- naux français sérieux se fondent ici ; j'intrig'ue et je crois que j'en serai. Puis, je connais des négociants ; puis, bien qu'en effet peu heureux, par suite des petites sécheresses, et des énormes indélicatesses de certaines gens, me voici tout cou- rageux et les manches retroussées. Bref, comme le prêtre marié de Barbey, je ne suis pas encore si charogne que ça l

Moins triste que sa réputation, Londres : il est vrai qu'U faut être comme moi, au fond très chercheur, pour y trouver quelques distractions; j'en trouve beaucoup. Mais des cafés propres, nix, nix. II se faut résigner aux immondes caboulots dits a french coffee bouses », ou alors aux boîtes à commis- voyageurs de Leicester Square. N'importe ! C'est très bien cette incroyable ville, noire comme les corbeaux et bruyante comme les canards ; prude comme tous les vices se proposant; saoule sempiternellement,en dépit de bills ridicules sur li^TO- gnerie ; immense, bien qu'au fond elle ne soit qu'un ramassis de petites villes, cancanières, rivales, laides et plates ; sans monuments aucuns, sauf ses interminables docks (qui suffisent d'ailleurs à ma poétique de plus en plus moderniste). C'est très bien, au fond ! malgré les ridiculités sans nombre que je renonce, à la fin, à t'énumérer.

Ci-joint deux petits poèmes, à la suite de celui que je t'ai envoyé ; je me propose de les faire imprimer avec d'autres congénères, et d'un tout autre genre, sous le titre de Roman-

300 PAUL VERLAINE

ces sans paroles, ici, dans un mois. Je compte sur toi pour réclames.

Amitiés, et écris-moi plus souvent.

Ton

P. Verlaine.

M'écrire ; Howland-Street, 34-35 (W) Londres.

Verlaine avait quitté précipitamment, et comme en cachette, la maison conjugale, ou plutôt beau-paternelle» devenue intenable. Il était parti, comme il l'a écrit à plusieurs reprises, nudus et pauper. Il avait donc laissé rue Nicolet, en sus du mobilier commun, un certain nombre d'objets tout à fait personnels, qu'il désirait récupérer. On a de ces attaches avec les choses. Souve- nirs du cœur, objets familiers, bibelots qu'on est accou- tumé à trouver sous le regard et sous la main, décor intime du home. Vraiment tout cet ensemble d'accessoi- res, souvent bien inutiles, et qui vous semblent pourtant nécessaires, tous ces bagages de l'existence qu'on s'est faite, ou qu'on a subie, prennent une place considérable dans les séparations. Ils accroissent la souffrance de la rupture et cuisent longtemps après que l'on a subi l'o- pération. Dans de nombreux procès entre époux en dé- saccord, dans les disjonctions de couples irrégulièrement liés, les revendications de ces menus biens prennent souvent autant d'importance, dans l'énoncé des giùefs réciproques, que des répétitions et des réclamations d'un intérêt pécuniaire beaucoup plus grand.

C'est la privation de ces livres, de ces tableaux, de ces portraits, qui sans cesse sont autour de nous, dans ce qui est notre domicile provisoire ou durable, et qui semblent faire corps avec nous-mêmes, qui i^end souvent le voyage pénible et attristant. Sans ces accessoires familiers, on se trouve désorbité, et l'on se préoccupe

CROQUIS LONDONIENS 3oi

d'abrég-er le séjour en des chambres d'hôtel, tout vous paraît étranger.

Dans la mélancolie des moroses et sombres « furni- shed appartments » de Londres, Verlaine évoquait les souvenirs de ses bibelots absents, et me témoignait un violent désir de les retrouver. N'étaient-ce pas les témoins de ce qui avait été son bonheur? Il voulait ramasser les fragments de sa vie brisée.

]\jme Verlaine mère me remit la liste des objets per- sonnels réclamés par son fils à la famille Mauté. Je la transmis, avec prière de donner satisfaction à la demande légitime de l'absent. Je crois que la plupart des articles figurant dans la liste suivante furent remis à M™^ Ver- laine mère, qui, à raison des fréquentes pérégrinations de son fils, et surtout à la suite de son incarcération, dut en assurer la garde. Presque tous ces objets, à la suite de la mort de M™'' Verlaine, et de l'expulsion du logis de la Cour de Saint-François, faute de paiement, ont disparu. Bien peu se retrouvaient dans l'apparte- ment, qui fut mortuaire, de M'^^ Eugénie Krantz, rue Descartes.

Je crois donc devoir reproduire cet inventaire de choses dispersées ; leur désignation fait mieux connaître l'existence du poète, rue Nicolet, avant son départ pour les aventures, pour l'isolement, pour la vie de triste bohème. On remarquera qu'il n'est nullement fait mention des meubles meublants, de stvle d'ailleurs fort boursreois, qui garnissaient l'appartement de la rue du Gardinal- Lemoine, le jeune ménage habitait en 1870-71.

Inventaire des objets personnels possédés par Paul Verlaine en 1871, apportés par lui, rue Nicolet, 141, chez ses beaux- parents [écrit de la main du poète] :

3o2 PACL VERLAINE

L'n lavis signé A. Verlaine (mon père), représentant le châ- teau de Carisbourç (Ardennes belges), encadré. Un portrait lithographie de ma mère, encadré. Un portrait de moi par Henri Gros, encadré. Un portrait de moi par Régamey, passe-partout. Une quinzaine de photographies d'amis. Un portrait de moi l'huile) par F. Bazille. Une quinzaine de photographies de communalistes. Un paysage par Courbet, encadré. Un tableau sur bois, signé Monticelli.

Ces deux derniers tableaux ont acquis par la suite une grande valeur. Il est jirobahle qu'ils ont été vendus pour peu de chose. Le Courbet était assez insig'nifiant, une petite marine, mais le Monticelli, acheté chez un brocanteur de la rue Frochot, alors que le peintre, devenu célèbre, était plus qu'inconnu, méprisé, avait une valeur marchande élevée à la mort de Verlaine. Léon Dierx, qui avait acheté le pareil, ou à peu près, Femmes s' ébattant sur une herbe ensoleillée, en a trouvé acquéreur à 3ooo francs.

Une sanguine représentant deux femmes entrelacées, mi- corps, encadrée.

Une douzaine de dessins japonais, dont deux dans le petit salon, au rez-de-chaussée.

Un grand dessin japonais collé sur une toile, en façon de bannière (donné à moi par M. Ph. Burty).

Un manuscrit, sous pli cacheté, intitulé la Chasse spiri- tuelle, par Arthur Rimbaud.

Une douzaine de lettres du précédent, contenant des vers et des poèmes en prose.

Une vingtaine d'autographes (Victor Hugo, Sainte-Beuve, Laprade, Concourt, Coppée, etc.).

Une magnifique collection de Voltaire (xviii* siècle, avec gravures) 40 volumes.

Un choix des œuvres de J.-J. Rousseau, volumes.

Œuvres de Racine (-4 volumes).

ŒuvTes de La Fontaine (gros volumes) avec vignettes.

CrvOOUlS LONDONIENS 3o3

Un beau dictionnaire latin, en deux volumes (édition xvme siècle).

Un dictionnaire vosgien (géographie).

Œuvres de Gongora : texte espagnol, édition du temps, relié en parchemin.

Les Epaves, par Ch. Baudelaire (pièces supprimées de l'é- dition des Fleurs du Mal, après le procès).

Le Parnasse Contemporain (1866).

Les Amies, par Pablo Maria de Herlagnez [Les Amies de P. Verlaine, voir plus haut].

Les poésies de Coppée, Banville (reliures de luxe), Mérat, Valade, etc., avec dédicaces.

Victor Hugo : L'Homme qui rit, Paris, Les Châtiments.

Le Parnasse Contemporain, 1869, en livraisons.

La Lanterne, d'Henri Rochefort, édition française, en livrai- sons.

20 numéros du journal La Renaissance.

Prologue à' Une Révolution par L. IMénard, en feuilletons cousus.

2 eaux-fortes de Rembrandt : La Mort de la Vierge, Pré- dication au Désert, encadrées.

2 eaux-fortes d'Albert Durer : La Melancholia, Saint- Gérôme.

Ces 4 eaux-fortes ci- dessus sont dans le petit salon, sauf Melancholia qui est dans ma chambre.

4 portraits-charges d'A. Rimbaud, par lui-même.

2 photographies du précédent.

Une reproduction photographique par Carjat du dessin de Daumier représentant le massacre de la rue Transnonnain.

Egalement, un dessin de Gill sur la Commune, avec dédi- cace.

Plusieurs livres de Vermersch. Les Hommes du jour, deux volumes. Binettes rimées. Le testament du sieur Vermersch. Avec dédicaces.

Madame Putiphar, par Petrus Borel, édition du temps avec eaux-fortes initiales, 2 volumes.

Champavert, par le même, édition de Bruxelles,, avec eaux fortes initiales.

Fortunio par Th. Gautier, édition princeps.

3o4 PAUL VSRLAINE

Un recueil de pièces xviiie siècle, entre autres Ninctle à la Cour, par Favart, avec une eau-forte initiale.

Deux habits noirs.

Un chapeau rond.

Chaussettes, chemises, etc., habits d'hiver et d'été, cols, cra- vates, etc..

Dans une lettre postérieure, Verlaine ajoutait à cette liste les objets ci-après :

Ma mère t'a remis la liste des bibelots qu'ils me gardent : ajoutes-y ceci :

Une Vénus de Milo, réduction Colas.

Les Délices du Brabanl, i volumes, xvii* siècle, avec une centaine d'eaux-fortes.

Un Sabbat (lithographie) de L. Boulanger.

Et écris-moi à ce sujet avec l'ordre et la marche.

Je déménagerai sans doute bientôt. En attendant nouvelles, écris-moi toujours 3i-3o Howland Street W. Fitzroy. Je sou- ligne 34, parce qu'ici les numéros se ressemblent sans se suivre par pairs et par impairs, mais papillonnent scandaleusement au gré du vent.

P. V.

Le procès en séparition, cependant, se poursuivait, et faisait, à Londres, l'objet des préoccupations constantes de l'exilé volontaire. La lettre suivante montre l'état d'âme de Verlaine, à celte mélancolique, et pas encore entièrement désastreuse époque de sa vie

Londres, le i4 novembre 1872. Mon cher Edmond,

Je t'écris beaucoup, parce que je m'ennuie beaucoup, et qu'il fait bon causer avec une vieille branche comme toi, surtout une vieille branche de salut, en les écœurements que voici.

Et puis, je crois utile de te renseigner sur mes derniers agissements. Rimbaud a récemment écrit à sa mère pour l'avertir de tout ce que l'on disait et faisait contre nous, et je suis à présent en correspondance réglée avec elle. Je lui ai donné ton adresse, celle de ta mère, celle des .Mauté, celle de

CROQUIS LONDONIENS 3oy

M. Istace et celle des deux avoués ; tu sais que le mien est Me Perard, rue du Quatre-Septembre. Tu as d'ailleurs reçu mon pouvoir. Par des retards, d'ailleurs très concevables, vu l'état de la mer, les lettres sont à présent très irrégulière- ment expédiées et distribuées ; c'est encore une raison de ma loquacité .

Comment est-ce qu'on procède? Est-ce que les deux avoués se mettent en rapport ? Cela me semble logique, afin qu'il n'y ait nulle surprise le jour de l'audience. Mais il n'y a pas de logique avec la loi, que tous sont censés connaître. Donc veuille me renseigner et renseigner ma mère. Renseigne-la aussi sur les reprises permises à l'adversaire, sur le droit, selon moi monstrueux, qu'il pourrait avoir de garder mes livres, mes vêtements et mes correspondances, papiers et souvenirs personnels. Enfin, je t'en supplie, puisque tu m'as offert ton bon concours, fais diligence autant que tes occupa- tions te le permettront, et, quand tu m'écriras, dis-moi tous les propos, cancans.

Vois-tu toujours ma femme? les Sivry, Carjat, Pelletan ? T'a-t-on fait part des preuves ! ! des aveux ! ! des lettres ! ! ! des projets, des arrière-pensées ? Qu'est-ce que c'est que ces gens qui sont venus chez ma mère,au sujet de Rimbaud, soi- disant ? Et cette invitation à mol adressée par le commissaire de police d'avoir à me présenter devant lui tel jour, alors que le commissaire de police, étant du quartier Nicolet, savait parfaitement, par les démarches faites auprès de lui par les Mauté, lors de mon départ de Paris, que je n'y demeurais plus? Ma mère t'a-t-elle fait part de la très folle lettre, com- mençant par (( ma chère maman », et signée « Anna » (qui est le nom de la bonne que j'avais, rue Cardinal-Lemoine), laquelle lettre, datée de Liège, pour Bruxelles, est parvenue à mon adresse, à mon hôtel, trois jours après le retour à Paris de ma mère, et un jour après Tapparition, à la poste restante, d'une grosse dame, marquée de petite vérole, très rouge, petite, et vêtue d'une robe couleur sombre, laquelle dame a demandé mon adresse que j'ai immédiatement donnée à l'em- ployé? T'a-t-elle dit aussi que, quelques jours auparavant, un Monsieur avait fait la même démarche, que, malgré les adres- ses données, personne ne s'est présenté à mes domiciks, les- quels d'ailleurs n'ont jamais été ignorés de mes beaux-parents?

3o6 PAUL VERLAINE

La lettre dont je parle était complètement incompréhensible; seulement, outre le nom d'Anna, déjà caractéristique, il y avait, loUement appliqués, les noms d'Emma et de Charles. II y avait cette expression allemande, que connaissaient ma femme et ma belle-mère : << dormir avec » ; l'écriture était visiblement dég'uisce, et trop pas assez retournée, pour être naturelle. Entin, des fautes d'orthographe particulières ne me laissent aucun doute sur la provenance quelconque de cette mystification impudente. De son côté, Mi"c Rimbaud, elle me l'a écrit, a reçu à plusieurs reprises des lettres anony- mes contre son fils. J'attends une nouvelle lettre d'elle pour connaître leur provenance et leurs détails. Il y a, dans toutes ces circonstances, un évident filet dont les mailles doivent être et peuvent être rompues. C'est pourquoi je t'en fais part, afin que tu m'aides de toute ton amicale intuition à épousse- ter cette toile d'araignée.

Ci-joint trois exemplaires des vers à Bibi, imprimés hier dans l'Avenir. C'est bien vieux, déjà, tu dois les connaître [les Vaincus], mais c'est enfin d'ici. Il y en a deux pour Valade et Blémont. Si tu vois le premier, vitupère sur son silence, ainsi que le jeune Gavroche [Forain], Gros et Caba- ner.

J'attends bien prochainement lettre tienne, et suis toujours lien.

P. Verlaink.

Amitiés chez toi. Félicitations sur ta traduction de Swîn- burne.

Dans une lettre postérieure d'un mois, Verlaine semble faire effort pour écarter de son esprit le tracas du pro- cès. Il me reproche même de l'en entretenir exclusive- ment dans mes lettres. Il revient aux a Croquis Londo- niens ».

Londres, 26 décembre 187a. Mon cher ami, J'ai, contre mon habitude, tardé à te répondre. N'en accuse que toi. Pourquoi ne me parler que de ce vilain procès, aussi? J'admets tes préoccupations à mon égard, pour son

CROQUIS LONDOXiENS 307

issue, mais j'ai, je crois, les miennes qui ne m'empêchent pas, quand je t'écris, âc couper le vin pur des affaires avec cette eau, qu'on pourrait dénommer « légère », en antithèse de celle de Lourdes, et qui est le cancan, le potin, j'entends le potin innocent, le cancan solus, paaper, nudus, et non la preuve... en séparation. Mais il est dit que, de cette lettre, e balaierai toute allusion à cette stupide affaire.

Croquis londoniens : hum ! hum ! nalla dies sine. . .

Cueilli sur le carreau immonde d'une fenêtre à guillotine d'une chambre, voisine de la mienne, et écrit, avec le doigt du locataire, parmi la crasse, ceci : « Very dirty » ! [Très sale !j C'est anglais, n'est-ce pas ? Mais quoi ? ça y est depuis trois mois. N'est-ce pas chez Nicolet que je loge ? J'entends l'honnête Nicolet, celui à la corde. Rien de la rue Mauté, je logeais, hélas!

Les grenadiers, splendides hommes en rouge, frisés et pom- madés,donnent le bras, moyennant six pence, le dimanche, aux dames. Mais c'est autre chose pour les « Horse guards », cui- rassés, bottés, casqués à tresses blanches, un shilling ! dame ! Ceci m'est affirmé par un Anglais, nommé Méjamel, ami de Régamey...

Les nègres des cafés-concerts sont épatants; le climat aussi, qui est, au moins cet hiver, d'une douceur d'ange. Rien du quartier « Angels », oh ! la ! la ! Il fait un soleil de mai, au- jourd'hui.

Christmas hier \ Un dimanche plus pire, aujourd'hui, pres- que aussi bondieusard ! Pourtant l'oie, the Goose, est exquise. M'en être bondé, ces jours-ci, chez insulaires, loith apple sauce.

Bien triste, pourtant. Tout seul. Rimbaud (que tu ne con- nais pas, et que je suis le seul à connaître) n'est plus là. Vide affreux. Le reste m'est égal, c'est des canailles. G. Q. F. D., et ce qui le sera, démontré, mais chut ! zut !

Je sais à peu près l'anglais, mais comme c'est drôle !

Spleen ne signifie que rate en anglais,

Bitter bière amèrc (lebitter, apéritif, est inconnu).

Pale Aie n'a pas lieu.

Beef Steack n'existe pas .

AU right .' ne veut pas dire : tout droit, mais : c'est bien!

// yoa please, abstÊcde. On dit : Pleasef

3o8 PAUL VERLAINE

Price? Non ! On dit : How mach ? Cliop veut dire : côtelette de mouton.

Water Ctoset est une épouvantable indécence ; on dit (aux garçons) : Deuble-you si, W.-C.

/nn, pris comme cabaret, bonne blague; on dit : public- housc, et « the public can », c'est ie mastroquet.

Slop n'existe que sur les bateaux ; aux cochers, on dit : niuch obliged !

A propos, il paraît que ma femme se rigole chez a eux » tous les mercredis . Cependant ma mère a été en grand dan- ger : érysipèle, et mon fils continue d'être le petit captif des Mauté.

J'exclus toute chose d'afï'aire en cette lettre-ci. Je t'en écri- rai prochainement. Vois-tu les Sivry ? Entends-tu des potins? Amitiés chez toi.

Ton bien dévoué, à qui tu vas répondre, n'est-ce pas?

P. Verlaine.

La lettre suivante est d'un ton rasséréné : Ver- laine écrit en homme qui s'est raisonné et a fini par prendre son parti. On remarquera qu'il envisag-e l'éven- tualité d'un nouveau ménag-e, d'un recommencement d'existence à deux, projet qu'il ne devait mettre à exécu- tion qu'aux approches de sa mort.

Mon cher Edmond,

Tout d'abord mes félicitations à propos de la naissance d'une petite fille. Fassent les Dieux qu'elle ait un plus heu- reux sort que mon pauvre petit volé ! Amen !

Ma vie ici va changer. Rimbaud doit repartir cette semaine pour Charleville, et ma mère va venir ici. Sa présence auprès de moi, outre qu'elle me fera un immense plaisir, me sera lr.;s utile au point de vue de la « respectability ». Il est pro- bable que nous louerons une petite maison dans les quartiers bon marché, qui sont très nombreux ici, de même que la vie est cent fois moins chère qu'à Paris, le climat cent fois plus sain, et l'occupation infiniment plus facile à trouver.

Alors ma vie redeviendra heureuse, et, ayant tout à fait ou-

CHOQUIS LONDONIENS ZOQ

blié ces vilaines gens, je me referai une tranquillité, et qui sait? peut-être un ménag-e. Dame ! on m'autorise à toute revanche.

Je ne vois pas, après avoir tant souffert, tant supplié, tant pardonné, alors qu'on m'attaque monstrueusement, qu'on offense ma sainte mère, et qu'on la blesse dans toutes ses affections, avec toutes les ingratitudes, je ne vois pas pour- quoi je renoncerais aux joies d'un ménage honnête, bien que M. le maire de Montmartre n'y ait pas passé. Il y a seulement trois mois, je n'eusse pas parlé ainsi, mais depuis, tant d'of- fenses m'ont désabusé, tant de masques ont été jetés, tant de perfidie s'est cyniquement dévoilée, qu'en vérité je crains que tout ne soit bien fini, et qu'il ne me reste plus, sauf un quasi m.iracle, que je n'invoque même plus, dégoûté que je suis de croire encore, qu'à prendre mon parti en brave et honnête homme bafoué, mais qui saura un jour mesurer sa douleur à son définitif mépris.

Me voici, diras-tu, bien enfoncé maintenant dans l'Angli- cisme, pour avoir commencé par dégobiller sur ce pays-ci tant de griefs (légitimes en partie). Mon Dieu! voici. Je te parlais, je crois, dans une de mes dernières lettres, de ma re- cherche de ce qu'il pouvait y avoir de bien ici . Je crois avoir trouvé : c'est quelque chose de très doux, d'enfantin presque, de très jeune, de très candide, avec des brutalités et des gaie- tés amusantes et charmantes. Pour trouver cela, il faut per- cer bien des puits artésiens, surmonter bien des préjugés, bien des iiabitudes; évidemment, ces gens-ci ne nous valent pas ; ils sont moins bons que nous, en ce sens qu'ils sont trop chauvins, et d'une désespérante spécialité d'àme,decœur et d'es- prit Mais leur spécialité est exquise, et même, il y a, dans cette espèce d'égoïsme, une très grande candeur, je le répète. Leurs ridicules n'ont rien d'odieux. La famille, qui est stupide en France, parce qu'elle est faible, est ici tellement organisée que les plus bohèmes s'y laisseraient prendre. Ces observa- tions résultent de tout ce qu'il m'a été donné d'entendre dire, et même chanter, dans les cafés-concerts, mine admirable, en tous pays, d'information sur le vif, n'est-ce pas? et aussi de tout ce que j'ai appris chez les quelques gens que je connais- ici. Il va sans dire que c'est sous toutes réserves, et sauf plus amples études, qui pourraient modifier mon dire, que je te griffonne ce petit morceau édifiant.

3 10 PAUL VERLAINE

Rien de neuf ici, si ce n'est la présence, entre autres ta- bleaux Iraut-ais (Manet, Monet, liarpignies, Renoir, etc.), du Coin de Table de Fantin. Nous sortons de nous revoir. C'a été acheté 400 livres (10.000 francs) par uu richard de Man- chester. Fantiii lor ever I II y a aussi une dizaine de tableaux de fleurs vendus proportionnellement aussi bien.

Je vais porter chez l'iroprimeur les Romances sans paroles, i parties :

Romances sans paroles. Paysages belges. Nuit falote (xviii« siècle populaire). Birds in the night. Avec ceci pour épigraphe :

« En robe grise et verte avec des ruches, Un jour de juin que j'étais soucieux. Elle apparut souriante à mes yeux, Qui l'admiraient sans redouter d'embûches. »

400 vers à peu près en tout, tu auras ça dès paru, c'est-à- dire eu janvier d873.

Envoie-moi donc ta nouvelle adresse, je l'ai perdue. Et des vers, si tu en fais encore, homme occupé.

Ton vieux fidèle, P. Verlaine.

Rimbaud, cependant, avait quitté son ami. L'aventu- reux g-arçon, déjà pratique et fort ég-oïste, estimait n'a- voir plus rien à faire en Ang-leterre. Il avait mis à pro- fit son séjour à Londres, aux frais de Verlaine. Il avait fréquenté le British Muséum, autant que les tavernes, s'était initié aux mœurs britanniques, avait appins l'an- g'iais, acquis de plus de l'expérience, et fait comme un apprentissage de sa future carrière d'explorateur, de commerçant, d'homme d'affaires. Ce séjour à Londres lui fut fort utile. C'est qu'il se mua en homme pra- tique, qu'il devint apte aux choses de commerce.

Verlaine, séparé de celui qu'on considérait comme son insépairable, fut saisi par l'ennui, dans son isolement londonien. Il cessa de m'adresser ses croquis humouris- tiques. Il souffrait d'une double nostalgie. L'éloig-ne-

CROQUIS LONDONIENS 3l I

ment de Rimbaud le laissait tout entier à ses pensées, le livrait à l'ennui, et le souvenir de sa femme, les soucis du procès en cours, lui rendirent plus intolérables la solitude et l'exil. Il tomba malade et pensa mourir. Il télégraphia à sa mère, à sa femme et à Rimbaud, les suppliant de venir. Il me fit part, seulement quelques jours après, de sa maladie et de son désarroi, n'ayant pas eu, dit-il, ma nouvelle adresse, qu'il me réclamait dans sa dernière lettre.

Londres, samedi. Mon cher ami.

Si je ne t'ai pas écrit, c'est par l'unique raison que j'igno- rais ta nouvelle adresse, sans quoi tu eusses reçu, voilà huit jours, en même temps que les deux ou trois que je consi- dère comme m.es amis sérieux, une espèce de lettre de faire- part, je leur faisais mes adieux.

En même temps, je télégraphiais à ma femme de venir vite, car je me sentais positivement crever. Ma mère seule vint, et c'est d'elle que je tiens ton adresse nouvelle.

Deux jours après, Rimhaud, parti d'ici depuis plus d'un mois, arrivait, et ses bons soins, joints à ceux de ma mère et de ma cousine, ont réussi à me sauver cette fois, non certes d'une claquaison prochaine, mais d'une crise qui eût été mortelle dans la solitude.

Je te supplie de m'écrire. J'ai bien besoin de témoignages amicaux. Dis-moi en est le référé?

Je m'occupe de mon petit volume, seulement j'aurais besoin d'an type. Veuille donc m'acheter un exemplaire des Fêtes Galantes, et me l'envoyer vite. Je te rembourserai immédiate- ment.

L'heure me presse, et d'ailleurs ma faiblesse est extrême. Je te serre la main.

P. V., toujours à Howland Street, 34-35, W.

Inquiet sur l'état physique et moral de mon ami, je m'empressai de lui écrire. Il me rassura en ces termes,

3l2 PAUL VEHLAINE

OUI amertume domine, mais qui cependant indiquaient plus de calme cl une reprise d'énerg-ie :

Mon cher ami.

Merci bien de ta cordiale lettre. Mon mieux continue, bien que ma santé soit toujours très précaire, au point que je crains diiai-jeque je crains ou que j'espère ? ne vivre plus bien lonjçftemps.

D'ailleurs, on m'a cassé ma vie par mille cochonneries per- fides et grossières, et sans être positivement une sensitive, tout ça m'a tué par de^é. Aussi ai-je, à présent qu'on m'a bien abreuvé, que j'ai tout tenté pour guérir ma malheureuse femme de sa folie, sinon la sérénité, du moins la résigna- tion d'un juste. Je ferai donc le procès puisqu'on m'y accule, je poursuivrai l'action en référé (occupe-t'en dès que tu pour- ras) — et, eu attendant, je travaillerai mordicus ! Je n'attends que les Fêles Galantes pour livrer mon petit bouquin à l'im- pression. Veuille me les envoyer au plus vite.

Quel que soit mon désir d'apprendre l'anglais, et bien que Paris me répugne immensément, je suivrais ton conseil d'y retourner, si je n'avais la certitude que j'y courrais les plus grands risques. Outre les i< attentions » officieuses des gens de la rue Xicolet, j'ai les pieiwes qu'on poursuit, de par l'au- torité militaire, tout ce qu'a épargné la justice civile. Je les tiens, ces preuves, d'un employé (ancien) de m.airie, qui n'a échappé que par sa fuite, ici, à un mandat d'amener contre tous ceux qui sont restés.

De plus, et ceci pour ta gouverne, il se pourrait très bien que les troubades revinssent sur les jugements civils. La mort du grand homme iThiers] crie vengeance, et les Gaveaux restant fie commandant Gaveau,qui requit devant les conseils de guerre] tiennent à honorer ses mânes en tapant sur le tas encore pas emprisonné des communards. Ceci est égale- ment très sérieux, et je te colle ce renseignement à litre de remerciement de tes conseils, qui sont excellents d'ailleurs,et queje me propose de suivre dès que prudence m'y autorisera.

Ecris-moi toujours à la même adresse, et crois-moi bien Ton dévoué vieux

P. V.

A propos, pourquoi diable, au Rappel, écrit-on tou-

CROQUIS LONDONIENS 3l3

jours Chiselhurst ? C'est bien positivement Chislehurst, ainsi que l'écrivent d'ailleurs tous autres journaux. Amitiés, ma mère se joint à moi.

jyjme Verlaine mère, qui était venue voir son fils ma- lade à Londres, allait repartir. Elle l'enga^'eait forte- ment à revenir en France. Elle le rassurait, d'après mes avis, et celui d'amis consultés, sur les dangers d'une poursuite politique, et elle lui donnait à entendre qu'une réconciliation avecla famille Mauté était possible.

Verlaine hésitait. Le départ de sa mère, qui allait le laisser de nouveau isolé dans la bruyante solitude lon- donienne, car Rimbaud était retourné à Charleville, l'eng-ag-eait à rentrer en France.

Il m'écrivit à ce sujet, au commencement de 187!^, me faisant part de certaines appréhensions à l'égard de l'accueil qu'il trouverait à Paris :

Mon cher ami.

Je profite du retour de ma mère à Paris, pour te faire par- venir ces mots.

Voudras-tu, quand tu me répondras, me renseigner sur ces divers points :

J'ai l'intention de bientôt retourner à Paris, afin de termi- ner moi-même toutes ces affaires. Je compte sur ton concours en celte besogne, d'autant que tu connais ma prodigieuse inexpérience. Seulement, je voudrais connaître les êtres, je veux dire, et tu vas me comprendre, savoir un peu qui est, ou fut, pour ou contre moi, parmi les camarades, afin d'éviter tout impair, et de savoir à qui je dois tendre la pince.

Ecris-moi donc bien en détails là-dessus. Dis-moi encore s'il n'y a pas moyen d'accélérer les choses, ça finit par être ridi- cule, d'autant plus que ma défense est si simple. La négation pure et simple de tout, le défi de fournir une preuve ou un témoin, enfin cette suprême chose : il m'est impossible de rester chez les Mauté, et ma femme a préféré tuer son ménage que de me céder sur ce point.

3l4 PAUL VERLAINE

Ecris-moi encore cela. Et réponds-moi vite. Envoie-moi donc les Fêles Galantes.

Je t'en écrirai plus long bientôt.

P. V.

Il devait quitter Londres prochainement, départ raotivé sans doute par son état de santé et le besoin de changer d'air,niais, au fond, il espérait qu'en Belg-ique sa femme consentirait à une entrevue, et que, dans ce milieu nou- veau, où elle se trouverait avec lui, loin de l'influence de sa famille, et des souvenirs de la rue Nicolet, la désunion cesserait. Les pièces du procès en cours étant anéanties par suite de cette réconciliation, la vie commune pour- rait reprendre. C'était une illusion, assui'ément, mais elle décida Verlaine à s'éloigner de l'Ang-leterre, au commencement du printemps de 187.3, pour se rendre à Jehonvillo, dans le Luxembourg- belge, chez une tante paternelle, M"»^ veuve Evrard.

SÉJOURS DANS LE LUXEMBOURG^ TENTATIVES DE

RÉCONCILIATION. VOLUMES EN PRÉPARATION

(Avril-Juin 1878)

Après sa courte maladie, et Rimbaud étant retourné à Gharleville, M™® Verlaine mère eng-agea son fils à se dé- placer, pour se sois;'ner, pour se distraire. Il pouvait ache- ver sa convalescence chez sa tante paternelle, Mme veuve Evrard, auprès de Bouillon, dans le Luxembourg* belg-e. Elle lui promit d'aller le retrouver en revenant d'Arras, des aJÊFaires l'appelaient dans sa famille .

•Verlaine se rendit donc à Jehonville, entre Sedan et Bouillon, chez la tante Evrard. Il revécut cette calme et plantureuse vie champêtre du nord, qu'il aimait, et dont il était depuis long-temps privé.

Il a décrit, dans ses Croquis de Belgique, publiés par la Revue Encyclopédique, en mai 1896, le pays de Bouillon, dont le paysag'e le charmait. Il en a célébré « le vert de toutes nuances, en entonnoir, avec un hori- zon comme céleste de sapins, de chênes, de hêtres, de frênes et de tous arbres de ces contrées, sur les pentes proches de la toute petite ville, une g-alopade de jardins paradoxalement poussés et cultivés ». Et il a vanté les truites de la Semoy, « rivière noire sur un lit de cailloux

3l6 PAUL VERI.AINE

bavards », les qualifiant de « divines » et de « clérica- les », parce que savourées en compagnie du curé de l'endroit. Les promenades en ce pays pittoresque, les émanations forestières salubres, la quiétude ambiante, les bons repas et la compag-nie aimable et franche de parents, de voisins, dont beaucoup avaient connu le capitaine Verlaine, lui rappelant les bonnes journées de vacances passées dans les mêmes parag-es, du temps vivait, à Paliseuî, la bonne tante Grandjean, rétablirent physiquement et moralement sa santé. Ce furent encore pour lui quelques beaux jours, les derniers : le rayon de soleil trompeur avant la tempête. Il m'informa ainsi de son nouveau séjour :

A Jéhonville (par Sedan, Bouillon, Paliseal), Luxembourg Belge.

Mardi, i5 avril 1878. Mon cher ami.

Je ne sais si tu es au courant de mon départ de Londres, mais qu'il te suffise de savoir que cette absence de la grande ville n'est que provisoire, car il ne m'est que trop prouvé que Paris, d'ici à longtemps, et Paris et la France, me sont dan- gereux.

Un essai de voyage par Newhaven et Dieppe m'a surabon- damment prouvé cette triste vérité, et je n'ai qu'à un ha- sard providentiel, oserai-je dire, à une conversation en anglais de cuisine, entendue sur le bateau, une heure avant le départ, ladite conversation tenue par des hommes à redingues et à moustaches noires, de ne point gémir actuellement, dedans la belle France, dessus la paille, non moins humide que préven- tive, des cachots de la République que nous avons. Et pour- quoi, grand Dieurje !

Or donc, Paris m'étant sinistre, je ne vois que Londres faire mes orges, et j'étudie même ici l'anglais à tour de bras, ce qui m'est d'ailleurs une puissante diversion à tous ennuis conjugaux et aultres.

VOYAGES 3l7

Mon ami, je vais te parler sérieusement. Tu m'as, dans tes lettres, trop rares, témoigné trop de véritable intérêt pour que je ne vienne pas aujourd'hui te supplier de m'en donner de nouvelles et solides preuves. Les commissions dont je veux te charger sont d'ailleurs excessivement simples ; elles consis- teront à répondre au plus vite, et le moins succinctement pos- sible, aux questions suivantes :

10 II est impossible que tu ne saches pas, par des dénoncia- tions et des indiscrétions, est ma femme. Le jeune Barrère [M. Camille Barrère, notre ambassadeur actuel à Rome], retour de Paris, me disait dernièrement tenir de toi : « qu'elle n'était pas loin d'une réconciliation ». Mais j'ai pensé que c'était parole délicate et discrète de toi, pour prévenir et clore toute conversation à ce sujet.

D'autre part, permets que je garde sur les noms une dis- crétion promise : on m'a fait dire qu'il n'était que temps que je revienne, qu'il n'était que grand temps ^ sans plus d'expli- cations. Et c'est sur ce dernier avis que j'ai risqué ce voyage de Paris, si mal à propos empêché.

Une lettre de ma femme, reçue à Namur, où, par paren- thèse, j'ai cru mourir encore une fois, de je ne sais quelle attaque cérébrale (n'en parle pas surtout à ma mère !) me signifiait de n'avoir plus à l'obséder de lettres.

11 faut te dire que je n'ai cessé de lui représenter tout l'o- dieux, tout le ridicule, toute l'inutilité d'un procès, qu'il me semble impossible de ne pas gagner, tout cela dans les termes les plus raisonnables et les plus touchants.

Il est hors de doute qu'un pareil revirement dans cette tête de 19 ans, car avant l'aventure de Bruxelles, dont je t'ai parlé, ce n'était, dans ses lettres au moins, après mon départ, bien entendu, que protestations affectueuses et appels sans fin, auxquels je n'ai jamais opposé, de mon côté, qu'appels aussi, redoutant déjà ce qui arrive, et protestations non moins affec- tueuses, il est hors de doute, dis-je, que ce revirement, qui a été jusqu'à brusquement abandonner ma mère, très malade de tout cela, à propos d'une pension alimentaire jugée trop élevée par moi, c'est uniquement une chose de famille, ou même un entêtement qui supposerait trop de sottise. Dieu me préserve d'émettre un soupçon ! Mais malheureusement je connais la maison, les idées «novatrices », le milieu « artisse »,

3l8 rA'L VERLAINE

les atmosphères de « préjugés vaincus » se meut cette élranjçe abandonnée. D'autres pourraient, à ma place, épier, ea quelque sorte avec joie, l'instant de la « crise » inévitable, et s'en faire une arme. Mais je ne suis pas de ceux-là, parce qu'avec ma tète folle, et mes allures de hanneton, j'ai le fonds grave, et étais né, par le fait, « indeed », pour un bonheur calme et pour l'affection paisible.

C'est non la triste curiosité, mais uniquement parce qu'il faut que je me rende compte de tout (je saurai pardonner, à la rigueur), que je te demande, confidentiellement, ce que tu dois savoir, induire, ce que tu peux conseiller. J'ai maintenant tout mon calme, et je saurais tout apprendre de sang-froid, comme aussi profiter des avis donnés par mon vieux cama- rade, en qui j'ai toute ma confiance. Ceci est trop grave, n'est- ce pas? pour que j'aie besoin de te recommander toute discré- tion.

2o J'aimerais aussi à connaître l'opinion actuelle.

3o Tu dois comprendre quej'attache beaucoup d'importance à la publication du volume [Romances sans paroles] avant le procès, car après, ça aurait l'air de vouloir exploiter le reten- tissement-réclame que ça fera.

Donc, pourrai-je, chez Lachaud^ par exemple, ou Dentu, peu m'importe ! j'ai trop d'ennemis, pourquoi, grands dieux ! chez Lemerre, pour y songer, faire imprimer vite, très modestement, et avec quelque délai, ou sans, s'il le faut, 468 vers purement littéraires? Surtout, auras-tu assez de loisir (je ne mets pas en doute ta bonne volonté) pour t'occu- per un peu de cela et pour m'cnvoyer les épreuves? Qui à ta place? Blémont? Mais je le crois aussi bien occupé, enfin réponds-moi !

A toi P. V.

Celte lettre indiquait une préoccupation toute spéciale. Mon ami me demandait des renseig-nements « particu- liers », comme s'expriment les rédacteurs de circulaires émanant de ces agences Tricoche et Cacolet, qui se char- g'ent des surveillances conjugales.

Je m'empressai de répondre que je n'avais rien appris

VOYAGES 3 19

de fâcheux sur la conduite de sa femme. Je m.e serais bien gardé de lui rapporter de dc-soblio-eants récits ou de lui faire part d'une situation scandaleuse, si elle avait existé. Il eût été assez tôt renseigné par ailleurs, et il était inutile de le surexciter et de l'accabler. Mais en réalité, il n'y avait rien à dissimuler, et je n'aurais rien pu lui révéler. M"^* Mathilde Verlaine vivait dans sa famille. Si elle n'avait rien à redouter d'une investiga- tion intime, par contre, elle ne paraissait nullement animée d'intentions conciliatrices , et ne semblait aucune- ment désirer le retour de son mari. Elle paraissait satis- faite de la situation qui lui était faite, et comme heu- reuse d'une délivrance attendue.

D'où cette nouvelle lettre, plutôt apaisée, et presque confiante dans une solution favorable. On remarquera^ conséquence de la tranquillité d'esprit relative que la certitude de la conduite régulière de sa femme lui don- nait, l'abondance des projets littéraires dont il me faisait part, en même temps que la hâte témoignée au sujet de la publication des Romances sans paroles.

Il se trouvait dans l'indécision sur la conduite à tenir vis-à-vis de sa femme. Il espérait toujours secrètement un raccommodement. Sa mère le lui avait presque ga- ranti. L'éloignement de Rimbaud contribuait à cette détente.

]y{me Verlaine et ses conseils, cependant, ne désar- maient nullement. J'engageai Verlaine à charger un homme d'affaires de ses intérêts, de la surveillance de la procédure, des démarches et entrevues avec les avoués et les avocats. Je ne pensais pas qu'il dût aban- donner toute défense, et il m'était impossible de m'en occuper assidûment. J'étais sur le point de quitter Paris, pour aller diriger, à Sens, un journal, traqué à Paris,

3aO PAUL VERLAINE

puis supprimé par un coup de sabre du g-énéral Ladmi- rault, en vertu de l'état de sièg-e, et que nous faisions reviNTe [Valentin Simond en était le directeur] sur le territoire sénonais, l'Yonne étant en dehors de la zone soumise à la juridiction militaire, et à proximité de Paris.

Mon séjour forcé à Sens, et l'installation d'une impri- merie pour la publication quotidienne du journal le Suffrage universel, se rapportent directement à l'his- toire des œuvres de Verlaine. C'est à Sens, en effet, que je pus imprimer et éditer les Romances sans paroles.

Verlaine me répondit du Luxembour^^ :

Jehonville, par Bouillon, 6 mai 1873. Mon cher ami.

Je reçois une lettre de M.B. . ., m'offrantses services comme avocat. Recommandé par toi, il est accepté. Tu peux le lui dire.

Mais, avant que d'entrer en relations avec lui, je désirerais savoir de toi, ainsi que je te le marquais déjà dans une lettre déjà vieille, restée sans réponse, fût-ce approxima- tivement, par on-dit, et Paris et notre monde en particulier sont, j'espère, le pays des on-dit, en est ma femme?

Je suis, en ce moment, après un mémoire, extrêmement détaillé, mais qui serait sans effet, si je restais ignorant de ce qui concerne ma femme, comme il me serait douloureux, si je devais conserver quelque espoir,quel qu'il soit. Je t'en con- jure, écris-moi vite, fût-ce en deux lignes, ce (jue tu sais et ce que tu penses. C'est plus qu'un service, cela ! C'est pour- quoi je te prie de ne mettre aucun retard en ta réponse. Dès celle-ci reçue, selon ce que je saurai, j'écrirai à M.B... Quant au référé, je pense qu'il a toutes pièces en main.

Quand tu verras Blémont, dis-lui que voilà un mois que je n'ai reçu la Renaissance, malgré trois réclamations.

Ton vieux, P. Vkulaine.

L'espérance d'une réconciliation chantait toujours aux

VOYAGES 321

oreilles de Verlaine, parmi le calme champêtre, et tandis qu'il jetait sa ligne dans le courant rapide et froid de la Semoy, abritant des truites en ses fosses profondes, il sondait la situation et se préoccupait des ag-issements de sa femme. Il est évident qu'il souhaitait pardon, oubli, réunion. Aussi, l'idée qu'elle avait pu lui donner un remplaçant le hantait et le tourmentait. Il ardait de savoir à quoi s'en tenir, dût la vérité l'incendier, le car- boniser. Gomme tous les jaloux, il prétendait désirer connaître seulement la vérité et savoir « à quoi s'en tenir ». La révélation d'une infidélité de celle qu'il con- sidérait toujours comme sa femme, comme sa moitié légale, l'eût désespéré. Il s'ouvrit à moi de ce désir, dans la lettre qu'on va lire. On remarquera que le mari, l'a- moureux, sait aussi faire place aux préoccupations de l'homme de lettres, et qu'il interrompt, pour meparlerde la publication des Romances sans paroles, la narration de ses soucis conjugaux.

Jéhonville, vendredi i6 mai 1878. Mon cher Edmond,

J'ai reçu hier ta lettre du 12, la poste a de ces facéties-là surtout dans cette indolente Belchique !

Je suis heureux de ce que tu me dis relativement au manque de hruits, symptôme évident d'une tenue encore convenable .

Quant à présent, ce que je veux c'est bien simple; écoute ;

Après plus de six mois de séparation de fait, sans qu'il y en eût de ma part la moindre volonté, au contraire, après un jugement qui momentanément, mais indéfiniment, m'ote tout pouvoir sur ma femme et mon fils, enfin, après tous les bruits répandus par le monde, et sur papier timbré, je crois qu'une séparation amiable, outre qu'elle n'empêcherait pas mes adver- saires de revenir, si cela leur plaît, aux procédés judiciaires, ça pourrait alors s'appeler du chantage, me semble une demi- mesure qui ressemblerait, de ma part, à un aveu tacite. En un mot c'est impossible.

322 l'AUL VERLAINE

Ce cpi'il me faut, c'est, je ne dis pas une réconciliation moi, je n'ai jamais été « fâché », c'est un retour immédiat de ma femme à moi. Je lui ai tout récemment écrit dans ce sens, la prévenant que cette fois serait la dernière. J'attends sa réponse, et il est clair que si, d'ici à très peu de temps, elle ne me donne pas satisfaction, force me sera d'agir, car il serait trop bête di3 me brûler le sang et la vie dans une attente sous l'orme, aussi prolongée que cruelle.

J'ai tout dit, tout fait. Je suis venu ici, quittant Londres, et des espoirs d'y vivre bien, pour Elle. J'ai prié, raisonné, invoquant le bon sens, le cœur, jusqu'à l'amour maternel. On m'a répondu que « j'avais peur du proc es, que c'était pour cela que je disais des choses aflectueuses, qu'Elle n'avait pas peur du procès, parce qu'Elle le savait imperdable ».

Or, tu sais à propos de quoi celte seconde requête : exigence éconduite d'une pension amiable de 1200 fr., absolument comme tu sais que le motif de la première requête est le refus par moi d'une autorisation de résider un temps indéfini dans un Midi problématique.

Si donc tu vois madame Bertaux [M™e Léon Bertaux sta- tuaire , va même la voir si tu peux, et dis-lui, si elle doit voir ma femme, si elle le juge à propos, de faire ressor- tir aux yeux de cette égarée, toute la folie, toute l'impudeur et toute l'insouciance de l'avenir de son fils, et tout le malheur pour elle, pour moi, pour cet enfant, qu'impliquerait et que déterminerait la poursuite d'un acte aussi révoltant que ce sale et grotesque procès.

Madame Bertaux peut ajouter que, si l'on me désespère jusque-là, je suis déterminé à me défendre à outrance,, et que moi aussi je crois le procès imperdable, et que néanmoins il me fait peur, parce que je sais que c'est le bonheur à nous deux qui va céder la place à toutes sortes de remords pour elle et de regrets pour moi. Voilà !

Toutefois, situ vois mieux à faire, dis-le.

Ma santé est toute détraquée. Ah ! si j'avais seulement du bonheur du côté sentiment, comme mon côté tète irait bien.

Je fourmille d'idées de nouvelles, de vers, de projets vrai- ment beaux. J'ai fait un drame en prose, je te l'ai dit, yj/a- dame Aubin. Un cocu sublime, pas à la manière de Jacques. Le mien est un moderne, extrêmement malin, et qui rendra

VOYAGES SlaS

des points à tous les aiçrefins de Dumafisse. Je complète un opéra-bouffe, xvuie siècle, commencé il y a deux ou trois ans avec Sivry. Ceci serait avec de la musique à faire, pour l'Al- cazar de Bruxelles, d'où sont parties les Cent Vierges et la Fille de 3/adame Angot. Pais, un roman en prose, aussi sadique que possible, et très sèchement écrit; une série de sonnets, dont les Amies (si ta peux les recopier, envoie-les- moi) font partie, et dont je t'envoie le prologue, entortillé, mais assez explicatif de l'œuvre, je crois. La préfacé aux Vaincus, je tombe tous les vers, y compris les miens, et j'explique des idées que j'ai, que je crois bonnes. Je t'en- verrai ça un jour, et tu verras que c'est bien. Voilà, je pense, quelque beso^e.

Je caresse l'idée de faire, dès que ma tête sera bien recon- quise, un li\Te de poèmes, dans le sens suivi du mot, poèmes didactiques, si tu veux, dont F Homme sera complètement banni. Des paysages, des choses, malice des choses ,'si tu pou- vais avoir le livre ainsi intitulé, par Arthur de Gravillon, envoie), bonté des choses, etc.

Voici quelques titres : la Vie du Grenier. Sous l'eaa. Vile.

Chaque poème sera de 300 ou 400 vers. Les vers seront d'a- près un système auquel je vais arriver. Ce sera très-musical, sans puérilités à la Poe, quel naïf que ce malin! Je t'en cau- serai un autre jour, car je l'ai tout lu en engliche ! Ce sera aussi pittoresque que possible. La Vie du Grenier, du Rem- brandt. — Sous Veau, une vraie chanson d'ondine. L'Ile, un grand tableau de fleurs, etc. Ne ris pas avant de con- naître mon système. C'est peut-être une idée chouette que j'ai là.

Tu recevras, mardi ou mercredi, le manuscrit [des Roman- ces sans paroles]. Avant de m'en accuser réception, cause un peu à Lechevalier des prix, etc., etc. Je pourrais lui écrire- Qu'en dis-tu ?

Je voudrais que ça fût du format de la Bonne Chanson (Ah ! zut !) Si ça pouvait paraître vite, quelle veine ! Enfin je te confie cette enfant, rends-la « heureuse » !

Amitiés aux amis. Dis-moi si Paul Foucher écrit à l'Opi- nion nationale ? L'adresse de madame Bertaux. Parle-

324 PAUL VERLAINE

moi un peu des choses de Paris. . . A très bientôt une autre lettre et le manusse.

Je te serre les pinces bien cordialement.

P. V.

Les Romances sans paroles, que Verlaine n'avait pu faire éditer à Londres, comme il l'avait annoncé dans une de ses lettres, ne trouvèrent pas d'éditeur à Paris. Lechevalier, à qui je m'étais adressé, selon l'intention de Verlaine, refusa. D'autres éditeurs sollicités firent même réponse négative. Je gardai le manuscrit, Gustave, comme le dénommait l'auteur dans ses lettres, attendant une occasion. Le moment était d'ailleurs peu propice. On était en plein coup d'Etat parlemen- taire. M. Thiers avait été renversé, et, à Versailles, la royauté avait failli sortir, pour un instant, de son tom- beau.

Les affaires conjugales du poète n'allaient guère mieux. Les projets de réconciliation s'étaient évanouis. Le papier timbré voltigeait. Un jugement du tribunal civil prononçant la séparation de corps, car le divorce n'existait pas encore, était attendu. Arthur Rimbaud, rappelé par Verlaine, était revenu le joindre à Bouillon. Ce retour fut fêté par une griserie sérieuse. Verlaine et son compagnon déambulèrent quelque temps dans les Ardennes, puis, derechef assortis, s'embarquèrent pour l'Angleterre, que tous deux désiraient revoir.

La lettre suivante, il n'est pas question de Rim- baud, d'ailleurs, annonçait ce retour à Londres^ et me recommandait encore les Romances sans paroles.

Jëhonville, le 19 mai 1673. Tu recevras, en même temps que cette lettre, le fameux manusse. Dès que lu pourras, occupe-t'en. Ne le montre guère

VOYAGES 325

aux camarades et mande-moi les intentions de ce Chevalier- là, ou de cette Claye, selon qu'il faille procéder par indue ou déduc. Les miennes sont solvabilité, honnêteté sc/^apuleuse,et désir de publicité. Je lui demande modération dans le prix, crédit, s'il se peut, ou vite ses prix, qui seront, s'il le faut, payés sur-le-champ. Je préférerais du crédit, moyen- nant billets, et compte à demi, s'il se peut. Si pourtant tu révais une combinaison mieux, dis.

C'est très en ordre, très revu. Les épreuves, après examen, tu me les enverrais, et moi, je te les renverrais un jour après. Je voudrais bien que ça fût vite fait. Quoi! 400 et quel- que vers ; c'est l'affaire de 15 jours.

Je tiens beaucoup à la dédicace à Rimbaud, d'abord comme protestation, puis, parce que ces vers ont été faits, lui étant là, et m'ayant poussé beaucoup à les faire : surtout comme témoignage de reconnaissance pour le dévouement et l'affec- tion qu'il m'a témoignés toujours, et particulièrement quand j'ai failli mourir. Ce procès ne doit pas me faire ingrat. Tu as compris ? D'ailleurs écris-m'en, si tu vois des objections, autres qu'un respect humain qui serait maladroit et coupable.

Je compte retourner à Londres dans huit jours. Dès arrivé, tu auras mon adresse.

Je te quitte, il se fait tard. Soigne bien Gustave (c'est le nom à mon livre). Amitiés chez toi- Si tu avais à m'écrire pressé, fais-le à Jéhonville. En cas de départ, ça me parviendra toujours là-bas. Situ pouvais m'accuser réception du manusse, tu serais gentil de le faire poste par poste.

Mille poignées de mains. P. V.

Les lettres ci-dessous font part de son vojag-e et de son arrivée à Londres.

Jéhonville, mai 1878.

Je pars demain pour Bouillon, j'ai rendez-vous avec des camarades de Mczières, Charleville, et de pour Liège, belle ville de moi inconnue, et de Liège pour Anvers, et de Anvers pour Leundeunne, 18 heures de mer, sans compter l'Escaut et la Thames river. Mais ça coûte bon marché, et je ne suis

iiaÔ PAUL VERLAINE

pas malade «a mer. Je compte bien être avamt cinq jours en la Foe:'s City iCité desBrouilliïrds].

Uuaiit au pays de la soupe, de la pcKnme sautée, des sei^- penls îsersrents ville] et des beaux-papas, j'ai dit Paris, j'y retournerai peut-être vers l'amtomne, une t'ois l'anglais bien sa. MaLb je voudrais être sûr de ne pas être embêté par les SDËidits serpents.

Tout ce que l'on peut m'en vouloir, c'est après mon séjour à l'Hôtel de Ville, dans mon emploi, d^ avoir fait, à Londres, partie d'un cercle appelé des Etudes Sociales, fondé par Lis- sag'aray, et composé des gens à redingotes de la Commune. Cercle parfaitement inofFensif, et toute ma participatioa a a été le three shillings by> month [3 fr. 75 par mois] exigés, n est vrai que, pour en faire partie, j'ai eu la recommanda- tiotï^ d'Audrieu, que je connaissais bien avant la politique, en qualité de collègue à l'Hùtel-de-Ville, et d'ami de Valade et Mérat. Puis, c'est vrai, j'ai vti Vermersch. Mais je le connais- sais du temps que Coppée n'était pas un grand honnime, à l'é- poque du Hanneton et du café de Soède. Tout ça constitue-t-il un dossier, selon loi ? Ecris .

Maiatenant iiy a les Mauté et leur manque de scrupules. Vois. Ecris.

Ayant acquis la conviction que ma femme et sa famille ne veulent d'aucune entente, je vais très prochainement et très sévèrement agir. Tu auras avis en même temps. Rien d'ail- leurs que de strictement chicanons.

Je te quitte. Soigne mon livre. Dès arrivé à Londre» je t*ett- verrai mon adresse. D'ici là, si tu as quelque chose de pressé, écris à Londres, poste restante. Ma mère, qui repart demain pour Arras, sera revenue dans quinze jours à Paris. Elle te fait mille compliments.

Amitiés chez toi et une Bonne poignée de mains de ton

P. V.

Londres, vendredi 29 mai.

Cher ami, Arrivé ici avant-hier matin d'Anvers. UnatraTrersée de quinze heures, inou'ie de beauté ; d'ailleurs, je ne sais jamais malade en mer. Je te jette ceci' vite à la poste pour te donner inoni

VOYAGES 327

adresse, et recommander Gustave à tes soins. Ecris m'en vite et presse l'ouvraçe.

Dès que les intentions de l'imprimeur seront connues, macte animo, generose puer.

Donne cette adresse à Blémont, si tu le vois, et à la Renais- sance.

Amitiés, et toi bientôt une autre lettre.

P. Verlaine.

8, Great Collège Street^ Camden Town N. W.

J'avais reçu le manuscrit des Romances sans paroles, écrit tout entier de la main de Verlaine, sur des feuilles de papier à lettres, inégales, cependant en général assez soignées et propres, sans dessins, ni fusées, ni renvois, comme à l'ordinaire se trouvaient surchargées ses mis- sives. Il avait recopié et s'était appliqué, se souvenant de l'époque où, élève émérite d'un disciple de Brard et Saint-Omer, il m'annonçait triomphalement qu'il venait de passer « son examen d'écriture » à l'Hôtel de Ville.

Ajant lu, avec un intérêt facile à comprendre, le pré- cieux « manusse», j'envoyais au poète impatient mes félicitations, en annonçant pour plus tard des observa- tions, des réserves, notamment quant à certaines inno- vations, en matière de rimes, de césures, d'assonances, qui alors pouvaient paraître hardies.

Il me répondit aussitôt :

Cher ami,

Je suis enchanté que mon voluminet t'ait plu, malgré ses hérésies de versification. Je te prépare hren d'autres décon- certenifints, si l'affreux état de ma santé me laisse encore assez vivre pour ébaucher l'œuvre dont je te parlais l'autre jour.

A vrai dire, j-e n'en suis pas mécontent, quoique cela soit biea en deçà de ce que je veux faire. Je ne veux plus que l'effort se fasse sentir, et je veux en arriver, une fois mon sys-

3a8 PAUL VERLAINE

tènie bien établi dans ma tête, à la facilité de Glatigny, sans naturellement sa banalité, mais avec de tout autres procédés. Je suis las des jérémiades de vers pleurniches. Je réfléchis très sérieusement et bien modeste à ma réforme. Les vers seront d'après un système très musical, sans puérilité. Je t'enverrai la préface des Vaincus, je tombe tous les vers, y compris les miens, et j'explique les idées que j'ai, que je crois bonnes. En attendant, je relis Alfred de Vigny. Ah ! mon ami, quel homme ! Poète et penseur, il cumule dans le sublime.

Pas de croquis londoniens aujourd'hui ; je te çalope à la hâte, seulement, quelques mots sur la conférence de Ver- mersch. Sujet : Alfred de Vigny. Tout ce qu'ont rapporté les journaux sur son insuccès est absolument faux. C'est, au contraire, un très grand succès. Toute la colonie française s'écrasait littéralement dans la salle d'Old Crampton Street. Une erreur du Rappel : la femme de Vermersch n'est pas une Anglaise, mais une PloUandaise ; elle n'est pas institutrice, mais couturière. J'ajoute qu'elle est charmante, très simple, et que c'est un amour de ménage, rara avis. Mais revenons à ce « Gustave ■» :

Je le l'ai dit : je tiens à la dédicace beaucoup, beaucoup [la dédicace à Arthur Rimbaud], et je t'ai laissé libre de l'ôter ou non. Quant à une dédicace partielle, ça n'entre pas dans le plan du volume. Sans quoi, naturellement, tu en eusses eu une bonne.

Donc, si tu le crois bien, supprime, mais écoute : eut, but hear ! (je ne sais plus, en grec).

Les subtilités cancanières et bourgeoises n'en subsisteront pas moins ; et le diable m'emporte si, en faisant tout ça. je pen- sais à quoi que ce soit d'« imphame », infemme, si tu préfères! Les petites pièces, le Piano, etc.. Oli ! triste ! triste était mon âme..., et f ai peur d'un baiser..., Beams, et autres, témoignent au besoin assez en faveur de ma parfaite amour pour le « sesque », pour que le a notre amour n'est-il ni- ché.. . » ne puisse être raisonnablement reproché à titre de a Terre jaune », pour la langue des honnêtes gens. [On voit que Verlaine, dans cette lettre confidentielle, protestait énergi- quement contre les sottes calomnies que cette excursion en compagnie de Rimbaud faisait naître, propagées par les bla-

VOYAGES Ô2g

jçues des camarades et étayées sur les propos, et aussi par les actes judiciaires, de la demanderesse en séparation de corps].

De plus, en quoi c'est-il audacieux de dédier un volume, en partie d'impressions de voyage, à celui qui vous accompagnait lors des impressions reçues ? Mais, je te le répète, si tu le préfères, supprime, censeur ami. [Ici Verlaine, selon sa cou- tume d'illustrer à la plume ses lettres, avait dessiné une paire de ciseaux, emblème d' « Anastasie ».]

Et puisque nous en sommes aux noms à dédicacer, comme dit Petrus Borel, encore un qu'il faut relire, veux-tu accepter, dans les Vaincus, la partie qui s'appelle « Sous l'empire », la plus grosse du volume, et contenant le Monstre, le Grognard, Soupe du soir. Crépuscule du matin, les Loups, toutes cho- ses que tu connais, et par le fait point compromettantes ?

Les choses sur la Commune seront dédiées à quelque pros- crit ami. Réponds.

Ton vieux, P. V.

Billet rapide du commencement de juin 1878, les demandes et questions se pressent :

Mon cher ami,

Je ne t'écris qu'un mot, étant surchargé de besogne, et pour te gronder sur ton silence. Oue devient Gustave ?\^Les Roman- ces sans paroles.^ Je ne vois pas pourquoi la politique pour- rait miner ce frêle garçon, voué d'avance à une vente spéciale et rare parlant.

Je donne des leçons de French : ça me rapporte quelque chose comme 100, 150 francs par mois. C'est toujours ça, et ça tue lennui. Grand point.

Quoi du référé '1

Tâche donc de m'avoir au moins un de mes trois volumes, fût-ce en payant, et me les ou l'envoyer ici, pour les leçons de littérature hy a poet (sic). C'est la meilleure référence au- près des toqués qui vous paient une demi-livre [12 fr. 50] une leçon de versification et de « finesses poétiques ». Donc, ma commission est des plus sérieuses et des plus pressées. Il va sans dire que je rembourserai. Si tu ne pouvais maintenant

o3o PAUL VERLAINE

L'occuper de cela, et que tu visses Blémont, charge-le de cela. Amitiés che>c tui.

Ton dévoué,

P. Veklaine. 8, Gréai Collège Slreet, Camden Town N. W.

Cette lettre est la dernière que je reçus avant la catas- tiophe (le Bruxelles. Rien ne faisait prévoir dans le ton et dans l'humeur de Verlaine les péripéties qui allaient si fâcheusement s'accumuler.

XI

LE PROCES EN BELGIQUE. LA CONDAMNATION

(1873)

Verlaine et Rimbaud se trouvaient à Londres, au mois de juin 1878. La lettre reproduite au chapitre précédent indique qu'il donnait des leçons de frajiçais, et qu'il vivait, tant avec le produit de ces cachets qu'à l'aide de subsides que sa mère lui adressait. Une querelle survint entre les deux compagnons- Elles étaient fréquentes, mo- tivées par le caractère despotique de Pùmbaud et par le tempérament nerveux et capricieux de Verlaine. La bois- son aidant, ces disputes prenaient vite un ton aig-u. Il faut ajouter, selon le dicton qui explique la facilité des batteries entre chevaux quand le foin vient à manquer au râtelier, que, les. jours de g'êne,, les deux camai^ades se trouvaient, l'un plus tourmenté et l'autre plus impé- rieux.

Brusquement, Verlaine, comme un détenu qui rompt Sa chaîne et s'évade, quitte Londres et s'embarque pour Aûvers, sans avertir Rimbaud, et, paraît-il, sans lui lais- ser d'argent. Cette fuite était un mauvais procédé. Ver- laine aurait agir avec plus de sang-froid, et mettre plus de calme et d'énergie dans sa décision,^ s'il voulait renoncer à la compagnie onéreuse et troublante de Rim-

332 PALL VERLAINE

baud. Il n'avait qu'à lui sig-nifîer qu'il avait assez de cette vie en commun, laissant prise aux calomnies, et fournissant des arg-uments dans le procès en séparation que lui intentait sa femme.

Rimbaud retournerait chez sa mère à Gharleville, comme cela lui était déjà arrivé, quand il avait cru pos- séder suffisamment Tanglais, et lui, Verlaine, irait il avait l'intention d'aller, c'est-à-dire à Bruxelles.

Pourquoi Verlaine prenait-il cette décision, assez inat- tendue et ressemblant fort à un coup de tête, de cesser toute cohabitation avec Rimbaud, de se séparer de lui, probablement d'une façon définitive, et de quitter Lon- dres, où il trouvait des leçons à donner, pour retourner en Belg-ique, il n'avait nulle occupation assurée, il ne pouvait que dépenser de l'argent?

Il ne g-ag-nait rien depuis près de deux ans. Il vivait donc de ses rentes, et comme elles étaient insuffisantes, il consommait son capital, déjà ébréché par toutes les sommes que lui envoyait sa mère.

Quand on se reporte à la détresse légendaire de Ver- laine par la suite, il faut songer que, si sa petite fortune était suffisante pour l'aider à subsister, avec un emploi, avec des gains réguliers s'ajoutant à ses revenus, elle ne pouvait lui permettre de vivre en rentier, et en fai- sant de continuels voyages. Pendant l'année 1871, 1872 et en 1878, jusqu'au mois de juillet, Verlaine, en Belgi- que, dans les Ardennes, en Angleterre, faisait double dépense, Rimbaud étant sans argent, et, s'ils menaient tous deux un train relativement modeste, ils ne se pri- vaient nullement aux tavernes, bars et cabarets, dont ils étaient les hôtes assidus. Pendant ces deux ans et de- rai, Verlaine a certainement dépensé trente mille francs de son capital. La réflexion lui était venue, dans une

PROCÈS EN BELGIQUE 333

accalmie de sobriétéet de sagesse, qu'il ne pouvait conti- nuer à vivre ainsi, qu'il devait modérer ses frais et cher- cher un autre mode d'existence. La réconciliation avec sa femme lui était apparue comme la seule issue avan- tageuse à l'impasse il s'était engagé. Il fallait l'ou- vrir, cette porte de sortie. Il pensait faciliter la reprise de l'existence conjugale, en rompant ainsi, brusquement. Il ne se sentait pas le courage de négocier la rupture. En abandonnant Rimbaud, à Londres, par une fuite sou- daine, il estimait donner un gage à sa femme, il affir- mait ainsi sa volonté d'en finir, en même temps qu'il rendait à peu près impossible toute réunion ultérieure avec son compagnon, jusque-là réputé inséparable.

Peut-être aussi Verlaine prit-il sa résolution, dont la vigueur contrastait avec sa faiblesse coutumière, dans un accès de surexcitation alcoolique. Naturellement il ne me prévint pas, et Ton en est réduit aux conjectures sur ce départ précipité, surprenant, sur cet abandon de Rimbaud et de l'Angleterre, qui devaient avoir, à bref délai, pour conséquence la querelle de Bruxelles, le coup de feu, le procès, et la condamnation.

L'état psychologique de Verlaine à cette époque était douloureux, presque morbide. Il détestait et adorait sa femme, ai-je dit. Selon les phases de sa cérébralité, il l'invoquait, il la désirait, ou bien il la maudissait et l'accablait, à distance, de reproches et d'injures. Il lui écrivit, dans un de ces moments de bienveillance et de nostalgie conjugale. Il la suppliait de venir le rejoindre à Bruxelles. II promettait de ne donner prise, par la suite, à aucun reproche. Il ajoutait qu'il se tuerait si sa femme ne répondait pas à son appel. Probablement pour la décider, il lui annonça qu'il ne verrait plus Rimbaud, qu'il irait seul en Belgique.

334 P'^^''^ VERLAINE

Dans son exaltation fiévreuse, il partit pour la Bel- ciqiie. M™« Verlaine mère, qui, dans sa touchante pen- sée de revoir son fils à Paris, près d'elle, loin des vag-a- bonilaqes et des dépenses à l'étrang-er, entretenait peut- être en lui des illusions conjugales, et lui faisait entre- voir une réconciliation, qui n'existait que dans les désii's de lia bomae dame, contribua certainement à lui faire concerter sa fuite de Londres et son éloig^nement de Rimbaud .

n avait doue prévenu sa mère, et lui donnait rendez- vous avec sa femme. Arrivé à Bruxelles, Verlaine trouva bien sa mère à l'endroit fixé, mais il éprouva une dé- convenue cruelle. M"ie Verlaine mère lui apprit que sa femme avait refusé de se rendre à son appel. Il ne fallait pas, pour le moment, compter sur un rapprochement. Toujours optimiste et consolante, M"^* Verlaine eng-ag^a son fils à ne pas désespérer; le temps amènerait peut- être duchang-emcnt.Il fallait encore patienter,ct surtout ne pas recommencer l'existence errante avec Rimibaud.

La banalité de ces consolations et le vag"ue de ces espérances surexcitèrent Verlaine. Il reçut assez mal les conseils maternels. Il descendit au cabaret voisin, but coup sur coup, pour noyer ses chagrins, malheureuse- ment insubmersibles ; et comme, sous la double influence de la déception et de l'ivresse, l'animosité contre sa femme reprenait le dessus, tandis que son afifection pour Rim- baud reparaissait, avec le remords de l'avoir laissé sans le sou à Londres, il expédia un télégramme à son mau- vais génie, lui demandant pardon et le suppliant de venir le retrouver à Bruxelles, afin de recommencer l'existence en commun.

Rimbaud se hâta d'accourir, mais ce n'était plus dans l'intention de renouveler un bail avec Verlaine.

PROCÈS EN BELGIQUE 335

Il en avait par-dessus la tête de cette intimité qui ne l'amusait plus, et qui lui paraissait peu sûre, depuis le lâchag'e subit et dissimulé de Londres. Il était venu à Bruxelles, uniquement pour obtenir les subsides néces- saires à un séjour à Pai-is, qu'il avait projeté. Verlaine, irrité de ce projet, lui refusa l'argent, que Rimbaud avait déjà vainement essayé d'extorquer à M^^^ Verlaine.

Une querelle vive s'ensuivit, qui eut pour dénoue- ment la scène tragique, à la suite de laquelle le poète fut arrêté et traduit devant les tribunaux belges.

Verlaine a raconté cette scène, sur le ton comique, dans son li\'Te : Mes Prisons, mais son récit est incomplet.

Le voici, dans sa teneur tourmentée,tout chargé d'in- cidences et d'atténuations favorables à Piimbaud, qui pourtant l'avait fait arrêter. Verlaine avait le sens du repentir et le goût du remords très développé.

En juillet 1873, à Bruxelles, par suite d'une dispute dans la rue, consécutive à deux coups de revolver, dont le premier avait blessé sans gravité l'un des interlocuteurs, et sur les- quels ceux-ci, deux amis, avaient passé outre, en vertu d'un pardon demandé et accordé, dès la chose faite, celui qui avait eu le si regrettable geste, d'ailleurs dans l'absinthe aupara- vant, et depuis, eut un mot tellement énergique, et fouilla dans la poche droite de son veston, l'arme, encore chargée de quatre balles, dégagée du cran d'arrêt, se trouvait par mal- chance, ce d'une tellement significative façon, que l'autre, pris de peur, se sauva à toutes jambes par la vaste chaussée (de Hall, si ma mémoire est bonne), poursuivi par le furieux, à l'ébahissement des pons pelches, traînant leur flemme d'après- midi sous un soleil qui faisait rage.

Un sergent de ville, qui flânait par là, ne tarda pas à cueil- lir délinquant et témoin. Après un très sommaire interroga- toire, au cours duquel l'agresseur se dénonça plutôt que l'au- tre ne l'accusait, et tous deux, sur l'injonction du représen-

330 PAUL VERLAINE

tant de la force armée, se rendirent en sa compagnie à l'Hôtel- de-villc, l'agent me tenant par le bras, car il n'est que temps de dire que c'était moi l'auteur de l'attentat et de l'essai de récidive, dont l'objet n'était autre ([u'Arthur Rimbaud, l'é- trange et grand poëte, mort si malheureusement, le 23 no- vembre dernier [1893]. Mes Prisons.

Les deux longues phrases de Mes Prisons ne font pas bien voir la scène. J'en ai le récit exact, d "après M"' Verlaine mère, seule témoin de l'accident, en réalité, ce ne fut qu'un accident, un trag-ique hasard, et une impulsive et inconsciente action dans le trouble cérébral de la demi-ivresse, que cette violence, aussitôt regrettée que commise.

La justice belg-e voulut y chercher les éléments d'un crime.

Elle désirait trouver un criminel, il n'y avait qu'un imprudent et un irresponsable, momentanément ég"aré par l'alcool.

Rimbaud, lâché à Londres, puis revenu à Bruxelles, sur la demande expresse de Verlaine, qui implorait par- don, offrant excuses, regrets, et peut-être promettant une Indemnité, avait exig-é une somme d'arg-cnt, pour s'en retourner à Charleville, ou plutôt en vue d'entre- prendre une de ces randonnées dont il était coutumier. Verlaine tenait à la présence de son ami. Il l'avait fait revenir à Bruxelles pour lui tenir compag-nie, dans l'es- poir de recommencer, à travers les brasseries et les musicos de la capitale du Brabant, ces interminables conversations littéraires, philosophiques, artistiques, arrosées de lambic et de faro, d'absinthe et de g'enièvre, qui étaient le grand plaisir du poète alcoolisé.

Ici, sans insister, mais afin de bien préciser le carac- tère des relations des deux amis, affirmons que l'inti-

PROCÈS EN BELGIQUE 337

mité de Verlaine et de Rimbaud fut toute d'intellectua- lité et de com^mensalité. Les exemples, je l'ai indiqué plus haut, sont fréquents, dans l'histoire, de camarades vivant dans une intimité profonde, en dehors de toute sexualité. Cent exemples fameux prouveraient, s'il en était besoin, que des rapports d'amitié et de cérébralité ont pu exister entre deux hommes, sans qu'aucune impu- tation infâme pût être justifiée, ni même formulée avec vraisemblance et sincérité.

Il y a sans doute des passages énig-matiques, ou équi- voques, dans l'œuvre de Verlaine. Ils ont pu tromper l'opinion sur la nature de l'affection très vive qu'il a montrée, à toutes les époques de son existence, pour des camarades comme Lucien Viotti, Létinois , Germain Nouveau, Cazals, etc., etc.

Il a écrit, en effet, ces vers :

Le bonheur de vivre à deux hommes, Mieux que non pas d'époux modèles, Chacun au tas versant des sommes De sentiments forts et fidèles...

Mais leur interprétation est fort prosaïque, nullement passionnelle; il s'ag-issait tout bonnement de la popote faite en commun, de la contribution de chacun au mé- nage de la garçonnière. Les vers suivants de la même pièce (( Lseti et errabundi » donnent le véritable contexte :

La misère aussi faisait rage, Par des fois, dans le phalanstère, On ripostait par le courage, La joie et les pommes de terre.

Ce fut au cours de cette intimité poétique et pot-au-feu qu'éclata la rixe relatée plus haut, d'après le récit de Verlaine lui-même. Il est nécessaire, pour en compren- dre les parties un peu obscures, d'éclairer la confession

338 PVLI. VERL.VINE

de l'auteur par la narration de M"'^ Verlaine mère, qui avait, comme nous l'avons dit, assisté à toute la scène.

Elle se trouvait, en tiers, dans la petite pièce de l'hô- tel Liècreois, à Bruxelles, les deux jeunes g-ens se querellaient, à l'occasion du départ annoncé par Rim- baud.

Celui-ci affirmait n'être revenu qu'avec l'intention bien arrêtée de repartir aussitôt. De l'arg-ent, et il tour- nait les talons ! Tous deux avaient la tête montée par les apéritifs. Verlaine, plus faible, ou plus surexcité par l'alcool, s'exaspéra. En vain, M""^ Verlaine mère sup- pliait les deux amis de se mettre à table, et de renvoyer au lendemain, lorsqu'ils seraient pourvus de plus de sang--froid, leur explication, Rimbaud ne voulut rien entendre. Il déclara, de son petit ton sec, qu'il partirait sur-le-champ, et, avec le geste autoritaire qui lui était habituel, il ajouta qu'il lui fallait de l'arg-ent. Il répétait, en scandant nerveusement, sur un rythme analogue à celui des lampions, sa demande impérative « de l'ar- gent !... de l'ar-gent !... ».

Verlaine avait acheté un revolver, peut-être dans une vague appétence de suicide, tourmenté par le souvenir de sa femme, le cœur torturé par la séparation que le refus du voyage à Bruxelles affirmait définitive. Depuis quelque temps, il sentait voltiger autour de ses tempes des chimères funèbres. Il était hanté, la nuit, de démons noirs dégagés des vapeurs de l'alcool. Dans un impulsif élan de violence, il tira l'arme de sa poche, et fit feu dans la direction de Rimbaud.

Le mouvement avait été suffisamment lent pour per- mettre à ce dernier d'avancer la main, instinctivement, comme pour s'emparer du revolver. La première balle effleura le poignet gauche de Rimbaud, la seconde, tirée

PROCES EN BELGIOUE

339

après l'effort de celui-ci pour détourner le coup, partit vers le plancher, le canon du revolver étant abaissé.

Une stupeur profonde enveloppa les trois personnag-es de cette scène. Madame Verlaine mère entraîna son fils dans sa chambre. Il pleura, il exprima les regrets les plus vifs, et revenant vers Rimbaud, qui ne disait mot, il lui cria : « Prends le revolver et tue-moi ! » Madame Verlaine mère s'efforça de calmer les deux jeunes g-ens. Elle se mit à panser le poig-net de Rimbaud, et. sur les instances de ce dernier, qui reprenait son idée fixe, elle lui remit 20 francs comme viatique, pour retourner chez sa mère à Gharle^^lIe.On croyait, de part et d'autre, l'af- faire terminée, et l'égratig-nure de Rimbaud, insig-ni- fiante, semblait déjà cicatrisée, sans suites possibles, ni médicales, ni judiciaires.

Le blessé insistant pour prendre le prochain train, et réintégrer immédiatement la maison maternelle, Ver- laine voulut lui faire la conduite. Durant le parcours vers la g"are, il était toujours en proie à une surexcita- tion vive.

Rimbaud crut, à un moment donné, qu'il fouillait dans sa pocbe pour de nouveau s'armer du revolver et faire feu. C'est du moins l'explication que le plaignant a donnée par la suite. Soit effet de la peur, soit par une sorte de machination diabolique, qui était bien dans son caractère, et afin de se débarrasser brutalement de Ver- laine, qui l'obsédait, Rimbaud se mit à courir vers un ag"ent de police, en criant : à l'assassin ! Verlaine le sui- vit, comme un fou, courant, g-esticulant, criant, mena- çant peut-être. Rimbaud le désigna au policier. Arresta- tion.

On alla s'expliquer au poste. On fouilla Verlaine. Le pistolet était une preuve, qui dès lors parut suffisante,

34o PALL VERLAINE

de la tentative d'assassinat. L'arrestation fut maintenue, l'arme confisquée, la plainte de Rimbaud recueillie, con- signée, et l'on écroua le malheureux poète à l'Amig'o [le violon belg"e], tandis que Rimbaud prenait insoucieuse- ment le train de Gharleville, rêvant de vag-abondag-es nouveaux et de lointaines aventures.

Verlaine fut transféré à la prison des Petits Carmes, à Bruxelles, sous l'inculpation de tentative d'assassinat. L'affaire devenait sérieuse. Il a raconté par la suite, avec beaucoup de bonne humeur, son entrevue avec le direc- teur, petit homme, au visag-e disparaissant sous les mous- taches et les favoris, bedonnant, grisonnant, avec des yeux perçants, sous son binocle.

Ce fonctionnaire tenait une lettre à la main en abor- dant le prisonnier. Il lui dit poliment : « Veuillez vous asseoir, M. Verlaine ! n C'était la première pai^ole cour- toise qu'on lui adressait depuis son arrestation. Tout émoulu de son séjour à l'Amigo et des bourrades tradi- tionnelles des apcents, car le pas.^iage à tabac est aussi une contrefaçon belg'e, le poète ne savait à quel motif attribuer la bienveillance inattendue du geôlier. lien eut ainsi l'explication :

« Je viens de lire, monsieur, comme c'est mon devoir, dit avec solennité le directeur, une lettre qui vous est adressée, et je m'étonne, ayant de tels correspondants^ de vous voir ici ; du reste, prenez connaissance I »

Il tendit la lettre au prisonnier. C'était la réponse à une supplique désespérée et hâtive qu'il avait envoyée à Victor Hugo, le priant d'intervenir pour lui, de faire une démarche à Paris pour une recommandation de l'ambassade. Il avait sans doute aussi parlé de sa femme. Tourmenté par les souvenirs de tout ce qu'il avait laissé de cher en France, évoquant, dans sa dé-

PROCÈS EN BELGIQUE 34 1

tresse, sa vie conjug-ale brisé Verlaine avait cherché une dernière tentative de rapprochement, et avait supplié Victor Hug-o d'agir, avec sa grande autorité, sur sa femme, de la pressentir pour un voyag-e à Bruxelles, de tâcher de la ramener à lui prisonnier, malheureux, implorant grâce, pitié et pardon.

On n'a pas le texte de cette lettre à Victor Hug-o, mais en voici la réponse.

Le g-rand homme répondit par ce billet laconique, tant soit peu sibyllin :

Mon pau-vTe poète. Je verrai votre charmante femme, et lui parlerai en votre faveur, au nom de votre tout petit garçon. Courage et revenez au vrai.

Victor Hugo.

Que sig-nifie cette exhortation à revenir au « vi^ai » ? A quel « vrai » faisait allusion Victor Hug-o? Verlaine était écroué pour coups et blessures, il avait besoin d'être sig'nalé aux autorités belges, non pas comme le vaga- bond, l'ivrogne, le communard suspect et l'homme mal noté dans son pays que désignaient les fameuses notes de police, mais bien comme un artiste nerveux, impres- sionnable, incapable d'une mauvaise action, mais sus- ceptible d'être entraîné à une violence passagère excu- sable, de plus, méritant, par ses talents, par sa situation sociale, par sa famille et son éducation, de ne pas être confondu avec les filous et les escarpes du Brabant.

En quoi y avait-il lieu de donner le conseil de reArenir à une vérité quelconque? De plus, Verlaine avait prié Victor Hugo de tenter une démarche de paix et de réconciliation avec la femme dont il était séparé volon- tairement; quel rapport cette mission amicale et géné- reuse avait-elle avec une sorte de prédication en vue

34s PAUL V£aLA!NE

d'éloigner le prisonnier de l'erreur ? Il semblerait que l'illusU-e poète eût été consulté sur une question d'ortho- doxie philosophique ou relii;ieuse.

La lettre apocalyptique eut toutefois le bon résultat d'inspirer au directeur une certaine considération pour le détenu, qu'au premier jour, sur le vu des pièces de police, il avait pris pour un malandrin quelconque.

Mrae Verlaine mère avait écrit, de son côté, aux ma- gistrats. Le directeur en informa son prisonnier:

Madame votre mère, dit-il, a sollicité pour vous, de Monsieur le procureur du Roi, l'autorisation d'être admis à la pistole.

Et il ajouta, avec une certaine bienveillance, qui récon- forta le pauvre détenu :

En présence de cette lettre je prends sur moi devons y autoriser, dès maintenant, en attendant les ordres qui vont m'arriver, et qui, je le pense, seront favorables.

En vertu du régime dit de « la pistole », Verlaine, prisonnier payant, loc;-ea seul dans une cellule, avec la penmission de faire venir ses repas du dehors. Il lui fut permis également de se promener, seul, dans le préau. La promiscuité des autres prisonniers lui fut donc épar- gnée.

Une instruction fut ouverte. Les renseignements, demandés à Paris, et obtenus de concierges, de voisins, et de foui^nisseurs dans le quartier habitait la femme de Verlaine, chez ses parents, toujours très animés con- tre leur gendre, furent mauvais. L'ivrognerie, les que- relles domestiques, rapportées par de vagues témoins, informés surtout par les exagérations des servantes, s'a- joutèrent au mauvais renom de communard que s'était attiré le poète, en conservant son emploi à l'Hôtel-de- Ville, après le i8 mars. Le beau-père de Verlaine, fort

PROCÈS EN BELGIQUE 343

mal disposé à son ég-ard, reproduisit, dans sa déposition chez le commissaire, plusieurs articulations de faits de la demande en séparation de corps introduite par sa fille. Parmi celles-ci figurait l'imputation que l'on sait, concernant les mœurs de Verlaine et de Rimbaud.

Ces défavorables rapports servirent de prétexte à la justice belg-e pour retenir l'affaire, et pour transformer en procès correctionnel un délit de simple police. Aux termes de notre code, en vig"ueur en Belg-ique, puisqu'il n'y avait eu que des violences lég-ères, n'ayant entraîné aucune incapacité de travail, l'infraction constatée, en y ajoutant le port d'armes prohibées, était susceptible seu- lement d'être punie des peines de simple police, amende et cinq jours de prison au maximum.

Cette exposition des faits qui ont motivé le renvoi de Verlaine devant le tribunal correctionnel de Bruxelles est corroborée par toutes les pièces au dossier.

Je détacherai les deux extraits suivants de « l'instruc- tion suivie à la charg-e de Paul Verlaine, dossier i48, de 1878, reposant au greffe de la Cour d'appel séant à Bruxelles », documents absolument inédits, qu'il m'a été difficile de me procurer, et dont l'authenticité est étal^lie par le visa du greffier actuel ainsi conçu : a 3i8. Copie du ig août 1897, signé illisiblement. »

Voici d'abord la déposition d'Arthur Rimbaud devant le Juge d'instruction.

Déposition du témoin Rimbaud Arthur, en date du 12 juillet 1878.

J'ai fait, il y a deux ans environ, la connaissance de Ver- laine à Paris. L'année dernière, à la suite de dissentiments avec sa femme et la famille de celle-ci, il me proposa d'aller avec lui à l'étranger ; nous devions gagner notre vie d'une manière ou d'autre, car moi je n'ai aucune fortune person-

344 PAUL VEEILAINE

nelle, et Verlaine n'a que le produit de son travail et quelque argent que lui donne sa mère ; nous sommes venus ensemble à Bruxelles au mois de juillet de Tannée dernière, nous y avons séjourné pendant deux mois environ ; voyant qu'il n'y avait rien à faire pour nous dans cette ville, nous sommes allés à Londres. Nous y avons vécu ensemble jusque dans ces derniers temps, occupant le même logement et mettant tout en commun. A la suite d'une discussion que nous avons eue, au commencement de la semaine dernière, discussion née des re- proches que je lui faisais sur son indolence et sa manière d'agir à l'égard des personnes de nos connaissances, Verlaine me quitta presque à limproviste, sans même me faire connaître le Heu il se rendait ; je supposai cependant qu'il se rendait à Bru- xelles ou qu'il y passerait, car il avait pris le bateau d'Anvers ; je reçus ensuite de lui une letlre datée « en mer », que je vous remettrai, dans laquelle il m'annonçait qu'il allait rappeler sa femme auprès de lui, et que, si elle ne répondait pas à son appel, dans trois jours, il se tuerait ; il me disait aussi de lui écrire poste restante à Bruxelles ; je lui écrivis ensuite deux lettres, dans lesquelles je lui demandais de revenir à Londres ou de consentir à ce que j'allasse le rejoindre à Bruxelles ; c'est alors qu'il m'envoya un télégramme pour venir ici, à Bruxelles ; je désirais nous réunir de nouveau, parce que nous n'avions aucun motif de nous séparer.

Je quittai donc Londres, j'arrivai à Bruxelles mardi matin, et je rejoignis Verlaine ; sa mère était avec lui ; il n'avait aucun projet déterminé, il ne voulait pas rester à Bruxelles, parce qu'il craignait qu'il n'y eût rien à faire dans cette ville ; moi, de mon côté, je ne voulais pas consentir à retour- ner à Londres, comme il me le proposait, parce que notre départ devait avoir produit un trop fâcheux effet dans l'es- prit de nos amis, et je résolus de retourner à Paris; tantôt Verlaine manifestait l'intention de m'y accompagner, pour aller, comme il le disait, faire justice de sa femme et de ses beaux-parents ; tantôt il refusait de m'accompagner, parce que Paris lui rappelait de trop tristes souvenirs ; il était dans un étal d'exaltation très grande ; cependant il insistait beau- coup auprès de moi pour que je restasse avec lui ; tantôt il était désespéré, tantôt il entrait en fureur ; il n'y avait aucune suite dans ses idées : mercredi soir, il but outre mesure et

PROCÈS EN BELGIQUE 345

s'enivra. Jeudi matin, il sortit à six heures; il ne rentra que vers midi, il était de nouveau en état d'ivresse ; il me montra ua pistolet qu'il avait acheté, et,quand je lui demandai ce qu'il comptait en faire, il répondit en plaisantant : « C'est pour vous, pour moi, pour tout le monde! ))I1 était fort surexcité.

Pendant que nous étions ensemble dans notre chambre, il descendit encore plusieurs fois pour boire des liqueurs ; il voulait toujours m'empécher d'exécuter mon projet de retour- ner à Paris. Je restai inébranlable, je demandai même de l'argent à sa mère pour faire le voyage ; alors, à un moment donné, il ferma à clef la porte de la chambre donnant sur le palier, et il s'assit sur une chaise contre cette porte ; j'étais debout, adossé contre le mur d'en face ; il me dit alors : « Voilà pour toi, puisque tu pars ! » ou quelque chose dans ce sens ; il dirigea son pistolet sur moi et m'en lâcha un coup qui m'atteignit au poignet gauche; le premier coup fut pres- que instantanément suivi d'un second, mais cette fois, l'arme n'était plus dirigée vers moi, mais abaissée vers le plancher.

Verlaine exprima immédiatement le plus vif désespoir de ce qu'il avait fait ; il se précipita dans la chambre contiguë, occupée par sa mère, et se jeta sur le lit ; il était comme fou, il me mit son pistolet entre les mains et m'engagea à le lui décharger sur la tempe ; son attitude était celle d'un pro- fond regret de ce qui lui était arrivé ; vers cinq heures du soir, sa mère et lui me conduisirent ici pour me faire panser. Revenus à l'hôtel, Verlaine et sa mère me proposèrent de res- ter avec eux, pour me soigner, ou de retourner à l'hôpital jus- qu'à guérison complète; la blessure me paraissant peu grave, je manifestait l'intention de me rendre le soir même en France, à Charleville, auprès de ma mère. Cette nouvelle jeta Verlaine de nouveau dans le désespoir ; sa mère me remit 20 francs pour faire le voyage, et ils sortirent avec moi pour m'accompagner à la gare du Midi.

Verlaine était comme fou : il mit tout en œuvre pour me retenir ; d'autre part, il avait constamment, la main dans la poche de son habit, était son pistolet. Arrivés à la place Rouppe, il nous devança de quelques pas, et puis, il revint sur moi ; son attitude me faisait craindre qu'il ne se livrât à de nouveaux excès ; je me retournai et je pris la fuite en cou- rant; c'est alors que je priai un agent de police de l'arrêter.

346 PAUL VERLAINE

La balle, dont j'ai été atteint à la main, n'est pas encore extraite, le docteur d'ici m'a dit qu'elle ne pourrait l'être que dans deux ou trois jours.

D. De quoi viviez-vous à Londres ?

R. Principalement de l'argent que M'"'' Verlaine envoyait à son fils; nous avions aussi des leçons de français que nous donnions ensemble, mais ces leçons ne nous rapportaient pas grand'chose, une douzaine de francs par semaine, vers la fin.

D. Connaissez-vous le motif des dissentiments de Ver- laine et de sa femme?

R. Verlaine ne voulait pas que sa femme continuât d'ha- biter chez son père.

D. N'invoque-t-elle pas aussi comme grief votre intimité avec Verlaine ?

R. Oui, elle nous accuse même de relations, mais je ne veux pas me donner la peine de démentir de pareilles calom- nies.

Lecture faite, persiste et signe.

Signé : A Rimbaud ; Th. Serstevens ; C. Ligour.

Le Tribunal correctionnel, malgré le peu de gravité de l'affaire, condamna l'accusé à deux ans de cellule et à 200 francs d'amende !

Dans son réquisitoire, le ministère public signala Verlaine comme français, comme communard et comme poète. Ces trois qualités ne furent pas étrangères à la sévérité de la condamnation.

Sur le conseil de son avocat, le condamné interjeta appel, mais en même temps le ministère public, trou- vant encore la sentence trop douce, interjeta, de son côté, appel à minima.

Une nouvelle instruction eut lieu ; derechef le témoin Arthur Rimbaud fut entendu.

Voici sa seconde déposition :

Extrait du dossier de l'instruction suivie à charge de Ver- laine Paul, dossier no 408 de 1873, reposant au greffe de la cour d'Appel, séant à Bruxelles.

PROCÈS EN BELGIQUE 34?

L'an dix -huit cent septante-trois, le dix-huit juillet, à qua- tre heures après-midi.

Déposition du témoin Rimbaud (Arthur) :

Je persiste dans les déclarations que je vous ai faites précédemment, c'est-à-dire qu'avant de me tirer un coup de revolver Verlaine avait fait toutes sortes d'instances auprès de moi pour me retenir avec lui ; il est vrai qu'à un certain moment il a manifesté l'intention de se rendre à Paris pour faire une tentative de réconciliation auprès de sa femme, et qu'il voulait m'empêcher de l'y accompas^ner ; mais il chan- geait d'idées à chaque instant; il ne s'arrêtait à aucun projet: aussi je ne puis trouver aucun mobile sérieux à l'attentat qu'il a commis sur moi : du reste, sa raison était complètement éga- rée, il était en état d'ivresse, il avait bu dans la matinée, comme il a, du reste, l'habitude de le faire quand il est livré à lui-même.

On m'a extrait, hier, de la main la balle de revolver qui m'a blessé; le médecin m'a dit que dans trois ou quatre jours ma blessure serait çuérie.

Je compte retourner en France, chez ma mère, qui habite Charleville.

Lecture faite, persiste et signe :

Signé: A. Rimbaud; Th. Serstevens ; C Ligour. Pour copie conforme :

(Signature illisible.)

La Cour maintint rigoureusement le prem.ier jug'e- ment. Il faut toutefois lui savoir g^ré de ne pas avoir accueilli l'appel à minima de Monsieur le Procureur du Roi.

Voici le texte de l'arrêt de la Cour de Brabant du 27 août 1878 :

Extrait des minutes du greffe de la cour d'appel, séant à Bruxelles, 408. En cause de Paul Verlaine, prévenu appelant et intimé.

Contre le ministère public intimé et appelant .

Vu par la cour l'appel interjeté le 8 août 1873, par Paul

348 PAUL VERLAINE

Verlaine, âçé de vingt-neuf ans, homme de lettres, à Metz, s.ins domicile en Belgique.

Vu ée-alcmcnt l'appel interjeté le même jour par Monsieur le Procureur du Roi de l'arrondissement de Bruxelles, du jugement rendu le 8 août 1873 par le tribunal de première instance de l'arrondissement de Bruxelles, lequel, jugeant en matière de police correctionnelle, condamne ledit Paul Ver- laine à deux années d'emprisonnement et à deux cents francs d'amende, en outre, aux frais taxés à cinquante-huit francs quinze centimes ;

Prononce la confiscation de l'arme saisie ;

Dit qu'à défaut de paiement dans le délai légal l'amende pourra être remplacée par un emprisonnement de deux mois;

Pour avoir, à Bruxelles, le 10 juillet 1873, volontairement porté des coups et fait des blessures ayant entraîné une inca- pacité de travail personnel à Arthur Rimbaud;

Ouï le rapport fait à l'audience publique de ce jour par Mon- sieur le conseiller Eeckman;

Entendu Monsieur Crets, substitut du procureur général, en son réquisitoire ;

Entendu le prévenu en ses moyens de défense, présentés par Monsieur Nélis ;

Attendu que le fait déclaré constant par le premier juge est resté établi devant la cour ;

Attendu que la peine prononcée est en rapport avec la gra- vité du délit ;

Par ces motifs :

Vu les articles visés au jugement dont appel,

La cour met au néant les appels du ministère public et du prévenu ;

Condamne le prévenu aux dépens d'appel, liquidés à trois francs soixante centimes ;

Ainsi jugé et prononcé en l'audience publique du vingt-sept août dix-huit cent septante-trois ; présents Messieurs : Hell- veet faisant fonction de président ; Hippolyte Casier, Eeck- man de Bavais, Le Court, conseillers; Crets, substitut du pro- cureur général, de Grevé, greffier, qui tous, sauf le substitut du procureur général, ont signé la minute du présent arrêt.

Pour copie conforme, etc..

Copie délivrée le 19 août 4897. 118.

Signé [lUisiblement.]

PR.OGES EN BELGIOUE

349

Nous n'avons pas, à trente-trois ans de distance, à discuter la chose jugée. Verlaine a fait sa peine : sa prétendue victime, qui n'avait eu qu'une légère éraflure au poig-net, est morte depuis. Le condamné a acquis l'amnistie de la g-loire. On remarquera seulement que le texte de l'arrêt, reproduisant le jugement correction- nel, contient expressément la preuve que Verlaine a été condamné pour avoir, à Bruxelles, le 10 juillet 1878, « volontairement porté des coups et fait des blessures ayant entraîné une incapacité personnelle de travail à Arthur Rimbaud ». Rien de plus. Il est bien évident qu'avec l'hostilité que l'accusé avait rencontrée dans les auto- rités, avec le peu d'indulgence que lui témoignèrent les magistrats du Brabant, s'il y avait eu, dans le débat, la moindre preuve relative à des mœurs infâmes, si^ comme la légende s'est perpétuée jusqu'à ce jour, Verlaine avait tiré le coup de revolver sur son ami dans une querelle passionnelle, à la suite d'une surexcitation de jalousie contre nature, les tribunaux belges n'eussent pas man- qué de relever cette charge accablante, et d'appliquer à l'infamie de l'accusé toute la rigueur de considérants, ajoutant leur flétrissui'e à la sévérité de la condamnation.

On voit, par ces pièces authentiques, par tous les faits de la cause, que rien ne peut subsister de la calomnieuse aventure, qui a été colportée dans les milieux littéraires, reproduite dans de nombreux articles consacrés au poète Verlaine, et qui fait encore le fond de bien des appré- ciations malveillantes dans les conversations, le nom et la personnalité de l'auteur des Romances sans paro- les sont évoqués.

Le procès de Bruxelles établit nettement que Paul Verlaine a été condamné, avec une sévérité exception- nelle, il est vrai, mais uniquement pour violences, coups

350 PAUL VERLAINE

et blessures, à la suite d'une querelle à laquelle la morale n'avait rien à reprendre. La qualité d'étrang-er, les allures bizarres, l'intempérance et l'irréo-ularité de vie du pauvre poète bohème, et aussi les rapports défavorables venus de France, d'après les renseignements recueillis de la façon sicpnalée plus haut, expliquent l'impitoyable jugement et l'arrêt confirmatif.

Je rappellerai, bien que la publication de ces docu- ments judiciaires mette à néant la légende immorale^ que Verlaine, au moment du procès en séparation de corps eng-agé par sa femme, et pour réfuter l'odieuse imputation énoncée dans la procédure, me consulta, par une lettre qu'on a lue plus haut, sur le point suivant : il demandait si le tribunal de la Seine l'autoriserait, dans la contre-enquête qui lui était réservée, à se soumettre, ainsi que Rimbaud, à une expertise médicale. En termes énergiques, il m'informait qu'il était disposé, ainsi que Rimbaud, à fournir à l'homme de l'art toutes preuves physiques que ses relations incriminées avec son jeune ami n'avaient jamais eu le caractère homosexuel, que leur attribuait l'articulation de faits de la demanderesse. Je le dissuadai de recourir à cette visite médicale, que le jugement n'aurait pas autorisée, qui n'eût probablement pas désarmé la calomnie, et n'eût fait, sans apporter de conclusion probante, définitive et irréfutable, que gref- fer le ridicule sur le scandale. Cette demande d'exper- tise, sans importance décisive au point de vue physiolo- gique, prouvait seulement la bonne foi de l'incriminé, et sa sécurité quant à une démonstration anatomique, qu'il supposait, d'ailleurs à tort, être péremptoire.

Bien qu'il ait été fait mention, au procès de sépara- tion de corps, devant le tribunal de la Seine, de cette imputation, appuyée surtout par des commérages litté-

PROCES EX BELGIQUE

raires, des cancans de servantes et de fournisseurs du quartier Glig'nancourt,et quoiqu'il en ait été même ques- tion dans les rapports de police, le silence des mag-is- trats belg-es suffirait à prouver qu'il n'y a pas lieu de la tenir pour sérieuse et démontrée. De cette accusation, la mémoire du poète doit par conséquent être allégée.

L'allég-ation, sans preuves, d'une femme désireuse d'obtenir un jugement de séparation, et des potins, plus malicieux que malveillants au fond, car dans les milieux de poètes, d'artistes, de journalistes, on propageait cette médisance, sans y attacher plus d'importance qu'à une formule de débinage professionnel et de blague cou- rante, ne doivent pas être retenus comme des faits exacts et vérifiés. Il était bon, pour obéir au cher mort, qui me l'avait expressément recommandé, de détruire cette légende scandaleuse. J'exécute sa constante et su- prême volonté, en m'eflForçant de faire toute la lumière sur ces obscurités de la vie glorieuse et désespérée de l'auteur de Sagesse.

XII

DÉTENTION. MES PRISONS. ROMANCES SANS

PAROLES (1873-1875)

Verlaine avait été condamné à deux ans d'emprison- nement cellulaire par le jug-ement correctionnel du tri- bunal de Bruxelles du 8 août 1878. Cette rude condam- nation fut, nous l'avons vu, confirmée par arrêt de la Cour de Brabant, du 27 août 1878. La peine, en tenant compte de la prévention, devait donc prendre fin le 10 juillet 1875, la pénalité datant de l'arrestation. Ce fut le 16 janvier 1875 que le prisonnier fut libéré. 11 ne bénéficia d'aucune g-râce. Les démarches faites ou an- noncées pour obtenir une réduction de peine ne furent suivies d'aucun eflet.

Je m'étais rendu à Mons et à Bruxelles, en 1874, pour chercher à intéresser des notabilités belg-es au sort du malheureux poète. Ce fut en vain. Avec Lissagaray, alors proscrit, et réfugié à Bruxelles, nous fîmes diver- ses visites vaines. Partout on se heurtait aune résistance courtoise, mais ferme. Il nous était impossible, étant nous-mêmes peu favorablement notés alors auprès du gouvernement français, de song-er à une intervention de l'ambassadeur. Je revins à Paris, sans avoir entrevu

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même une lueur d'espoir, mais je ne soufflai mot de mes tentatives. Il ne m'avait même pas été possible d'ob- tenir la permission de visiter Verlaine dans sa prison. Je ne lui fis donc pas savoir mon passage en Belgique, et lui cachai l'insuccès des démarches, de peur de l'at- trister et de le désespérer. Sa mère, qui fit de longs séjours à Bruxelles, afin de voir son fils, avait égale- ment sollicité plusieurs personnages de la Cour de Bel- gique, mais de même inutilement. Il aurait fallu des apostilles officielles et des interventions venues de Paris. Mais personne ne se souciait de parler et d'écrire en faveur du poète, condamné et calomnié, de plus, suspect d'avoir été communard. Victor Hugo, lui-même, mal- gré son esprit large et son indulgence coutumière, n'a- git pas. Verlaine dut finir tout son temps légal d'incar- cération, car, s'il sortit au mois de janvier 1875, c'est-à- dire après avoir fait dix-huit mois de prison, au lieu de deux ans, ce fut d'après la loi et non par faveur : il bénéficiait de la réduction accordée à tout condamné subissant sa peine en cellule.

Il a conté lui-même, et sans emphase ni acrimonie, mais plutôt avec une bonhomie narquoise, et une rési- gnation ironique, cette dure captivité. Bien qu'elle différât, et par son origine et par sa gravité, des autres déten- tions passagères ou simples conduites au poste de police, qu'il eut à subir au cours de sa vagabonde existence, il a cependant confondu le séjour aux Petits-Carmes de Bruxelles et à Mons, maisons d'arrêt et de détention, avec la narration de ses incarcérations de lycéen insou- mis ou de buveur exubérant.

Toutes ces interruptions de sa vie d'homme libre sont pour lui prétexte à détails autobiographiques et à obser- vations humouristiques. Il a réuni, sous ce titre : il/es

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Prisons, plusieurs articles parus dans des journaux lit- téraires long-temps après les événements. Ces articles rentrent dans le cadre des écrits biographiques et anec- dotiques de Paul Verlaine : Confessions, Mémoires d'un veuf, Mes hôpitaux, les Poêles maudils.

Le volume Mes Prisons a 8i pages seulement. Il a été édité par Léon Vanier, format petit in-i8, et porte le millésime de 1893.

Mes Pr/sons comportent d'abord le récit delà première captivité de Paul Verlaine ; le bouclag-e dans le cachot de l'institution Landry, rue Chaptal, à la suite d'un barbarisme, à la leçon de latin, accompag-né d'un mou- vement d'insubordination. Il n'a pas g-ardé mauvais sou- venir de cette cellule initiale. Verlaine avait des indul- gences spéciales pour les geôles :

Un cachot d'ailleurs sortahle, dit-il, lumineux, sans rats ni souris, sans verrous, de quoi s'asseoir, et, moindre chance, de quoi écrire, et d'où je sortis, au bout de deux petites heu- res, probablement aussi savant qu'auparavant, mais à coup sûr plein d'appétit. {Mes Prisons, p, 5.)

Sa seconde prison, bien que sérieuse de par l'époque et le milieu, fut également peu terrible. Verlaine garde national et employé à la pi-éfecture, pendant le siège, avait négligé le rempart au profit du bureau. Il s'était mis à préférer, le premier feu patriotique jeté, et bien savourée la joie de porter le képi et de manierle flingot, le rond de cuir au lit de camp. D'où négligence dans son service de garde. Il feut dire, a décharge du délinquant, qu'il était jeune marié, fort épris de sa femme, et que « journée de bureau impliquait pour moi nuit de jeune ménage ; tour de rempart comportait du sommeil à la dure ». Il fut puni par ses chefs de

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deux jours de salle de police. Il trouva nombreuse et amusante compagnie.

La connaissance avec mes compagnons, ouvriers afialés pour menues fautes contre la discipline, du genre de la mienne, fut vite faite, grâce à une humeur spécialement communicative, et relativement toute ronde, que j'ai. {Mes Prisons, p. 9.)

Avec les « gouttes » passées en fraude, la fumée des pipes, les bavardages politiques, et certain pâté de per- dreau, remis par sa femme, au moment du départ pour la prison du poste de l'avenue d'Orléans, et dégusté en cachette, en suisse, « dans ces conditions, acceptaljles en somme », les quarante-huit heures se passèrent vite, et le garde national puni rentra de fort belle humeur en ses foyers, il lui fut répondu, à ses remerciements pour le succulent pâté de perdreau : « J'avais, en effet, toujours entendu dire que le rat était une viande des plus friandes. »

La troisième « prison » est celle d'Arras, en 1872. Ce fut une simple conduite au poste de l'Hôtel de Ville, suivie d'interrogatoire et d'emballement dans le premier train pour Paris, à la suite d'une escapade en compa- gnie de Rimbaud, et des fumisteries, dans le buliet de la gare, que nous avons relatées.

La quatrième, la sérieuse, la vraie, est celle de Bru- xelles et de Mons, pour l'affaire Rimbaud.

La cinquième incarcération est un peu plus obscure, et Verlaine s'est peu expliqué à son sujet. Ce fut à Vou- ziers, « ville gentille à Textrême, presque vosgeoise, dit Verlaine, je fus interné sous l'inculpation de mena- ces sous condition contre ma m.ère, crime, d'après le code pénal, puni de mort, poing coupé, nu-pieds. . . O maman!... 0 maman!... ô maman, en effet, pardonne-

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moi ce seul mot : Si tu ne reviens pas chez nous, je me tue!... n{Mes Prisons, p. 69.)

Le curieux et intéressant volume des Prisons n'a rien du larmoyant récit d'un émule de Silvio Pellico. Verlaine n'avait pas le tempérament pleurnichard. Gomme nous le verrons pour Mes Hôpitaux, il ne se plaint que doucement et railleusement, dans les pii-es séjours. Jamais il ne maudit la destinée ; il ne montre pas le poing" aux dieux hostiles, et n'apostrophe ni la société, ni les ag-ents sociaux, avec lesquels il éprouve des con- tacts pénibles. Il n'a jamais voulu se montrer g-eignard, réclameur, encore moins anarchiste. Sauf deux ou trois exceptions, dont les Invectives ont conservé la trace, et ces indig-nations-là furent plutôt des boutades d'ag-ace- ment, iln'a jamais attaqué ni diffamé aucun de ceux qui lui firent du mal directement, ou parla répercussion des circonstances, des fonctions. Dans ces fx-ag-ments de mémoires, il est amené à parler de ses lieux de cap- tivité et de ceux qui le gardaient, il n'a ni haine, ni injures. En racontant ses tribulations, il ne s'indigne ni ne proteste. Avec une sincérité bien rare, il reconnaît que la m.ajeure partie de ses malheurs est due à lui- même, à ses erreurs, à ses fautes, à sa faiblesse. Il se complaît m.ême dans cette accusation de lui-même. Avec une vaniteuse humilité, il confesse tous ses torts. Il aimait assez^ sur ce chef, à se comparer à saint Augus- tin. Il poussa si loin cette absence de rancune et ce man- que d'animosité envers les hommes, les institutions et les choses, qu'il n'a même pas de réflexions critiques sur le régime pénitentiaire, dont il avait pu expérimenter et juger les rigueurs excessives, inutiles ou inhumaines. Bien plus, il va jusqu'à regretter la cellule, qu'il consi- dère comme un creuset épuratoire, se précipitent les

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impuretés et les scories de l'âme, et il admire et célè- bre, en artiste, le lug-ubre bâtiment, qu'il qualifie de « château qui luit tout roug-e et dort tout blanc » , on l'a tenu enfermé seize mois. Non seulement il ne témoig-ne pas de cette hostilité qu'on a contre les choses qui ont contribué à votre souffrance, à votre oppression, haine inquiète et naïve, puisqu'il s'agit d'objets insen- sibles, inconscients, irresponsables, haines vivaces et sincères pourtant chez nombre de g"ens, mais encore éprouve-t-il comme la nostalg'ie de la prison, long-temps après en être sorti. Au lieu d'un sentiment d'animosité puéril, mais commun à bien des hommes faits, qui con- servent du ressentiment contre la maison même ils ont souffert, évitent de passer dans son voisinag-e, et maudissent son souvenir, il fit montre d'une reconnais- sance étrange envers sa g"eôle, et aussi envers ses geô- liers. Les directeurs des services pénitentiaires au minis tère de l'Intérieur devraient faire lire du Verlaine à leurs détenus, le dimanche, en guise de sermon laïque.

En prose, en vers, Verlaine a témoigné de l'excellent souvenir gardé de cette prison de Mons, assez intéres- sante extérieurement, bien qu'il n'y ait point de belles prisons pour le penseur, s'il en est de pittoresques pour l'artiste.

Dans son livre des Prisons, il s'exprime flatteusement ainsi sur l'aspect de la maison d'arrêt, tout ce qu'il con- naissait de la ville, car il ne visita Mons que beaucoup plus tard, lors de son voyage en Hollande, en 1892 :

. La prison de la capitale du Hainaut est une chose jolie au possible. De brique rouge pâle, presque rosé à l'extérieur, ce monument, ce véritable monument, est blanc de chaux et noir de goudron intérieurement, avec des architectures sobres d'a- cier et de fer. J'ai exprimé l'espèce d'admiration causée en

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moi par la vue, à la toute première vue, de ce désormais mien « château », dans des vers, qu'on a voulu trouver amu- sants, du livre Sagesse, dont la plupart des poèmes d'ailleurs datent de là: «J'ai long'temps habité le meilleurdeschâteaux...» {Mes Prisons, p. 43.)

Dans une pièce d'Amour et non de Sagesse, comme le dit Verlaine à tort, intitulée» Ecrit en 1876 », et qui m'est dédiée, composée à Stickney, en Ang'le- terre, il était professeur, Verlaine célc]>re d'abord l'architecture, puis l'intérieur, enfin l'ameublement pé- nitentiaire. II trouve tout ce décor admirable et le mobi- lier parfait. Il avait une table, une chaise, un lit strict, du jour suffisamment et de l'espace assez. Et il consi- gne, attendri par ces souvenirs, son regret des deux ans passés dans « la tour ». C'était pour lui la paix l'éelle et durable. Ce silence et cet apaisement convenaient à son âme endolorie. Comme un blessé, il avait besoin d'ombre et de ti*anquillité. Il reproduit la fameuse parole de Pascal, sur toutes nos calamités, qui pro- viennent de ce qu'on'ne sait demeurer dans une cham- bre. Il ajoute à cotte phrase du g-rand penseur un vers superbe, dig'ne de l'auteur des Provinciales : « Le malheur est bien un trésor qu'on déterre. » Il formule nettement et admirablement son bonheur d'alors : la possession de biens que nul n'envie, le sentiment qu'on n'a pas de jaloux, le dédain de la g-loriole, car elle inter- vient toujours, cette préoccupation de l'opinion des hom- mes, qui, encore selon ce même Pascal, pousse ceux qui écrivent contre la gloire à avoir la gloire d'être bons écrivains, et il exprime la sérénité de cette existence recluse, partag-ée entre ces deux bienfaits, la prière et l'étude, avec, pour délassement, ua peu de travail ma- nuel. Ainsi les saints, dit-il.

LA PRISON DE MONS 35q

La conversion s'est opérée. Il considère avec déçoût et repentance le pécheur qu'il a été. Il témoig-ne de la satisfaction qu'il a de compter « parmi les cœurs cachés et discrets que Dieu fait siens dans le silence », et il se sent grandir bon et sag-e. Il a la dig-nité dans la sécurité. C'est ici, au sévère, la réflexion comique d'Al- fred de Musset, conduit aux Haricots pour insoumission aux appels de la Garde nationale : « On n'arrête per- sonne ici ! » dit-il plaisamment, se trouvant protég-é contre les importuns dans sa prison.

Dans cette pièce louang-euse, se trouve rendue, avec une puissance de coloris rare, l'impression silencieuse du lieu :

Deux fois le jour, ou trois, un serviteur sévère,

Apportant mes repas et repartant muet.

Nul bruit. Rien dans la tour jamais ne remuait,

Qu'une horloge au cœur clair, qui battait à coups larges. . .

Elle se termine par une bénédiction à la prison, « au château mag-ique son âme s'est faite », et d'où il est sorti prêt à la vie, armé de douceur, et croyant.

Par la suite, se rendant en Belg-ique et en Hollande pour y faire une série de conférences, il passa devant son ancienne demeure forcée. Il reg-arda, sans trop d'émotion, « cet asile sévère il avait tant souffert, neuf ans auparavant » .

Il décrit ainsi, en prose, le château ce qui luit tout roug-e et dort tout blanc » :

Je veux parler de la prison cellulaire, que je n'avais jamais si bien vue du dehors. Elle est située à l'extrémité de la ville, affectant la forme d'une roue encastrée dans quatre murs cons- tituant un rectangle, le tout terminé par le dôme polygone de la chapelle. La porte d'entrée, accotée de pierre grise, a une

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tournure artistique et joue au gothique assez bien. La patine, peut-être, du temps écoulé, et la distance me la montrèrent alors, comme d'ailleurs le vers dont je viens de citer un frag- ment, me les avait évoquées, rouge sang, ces briques qui me paraissaient autrefois, de près, et peu d'années après leur emploi, rose pâle presque. {Mes Prisons, p. 77.)

Avec une grande résig-natlon, et une fermeté d'âme qu'on aurait pu lui dénier, car il n'avait rien d'un stoï- cien, Verlaine supporta l'exorbitante pénalité dont il avait été si rudement frappé. Il s'arma de patience, fit provision d'énerg-ie, et courag-eusement se mit au tra- vail, en comptant les jours sans trop d'amertume. Mais il eut des heures de torture dans son isolement : le sou- venir de sa femme lui faisait subir la tourmente. Cette douloureuse obsession ne l'abandonna pas im instant, alors. L'absente hantait ses visions de détenu, et sa cel- lule trop souvent s'animait du fantôme de la séparée.

Il était comme possédé, dans le sens entendaient ce terme les anciens exorcistes, et la vieille lég-ende des phil- tres ici peut se rajeunir. Cette femme avait-elle donc fait boire un poison mystérieusement attractif à ce mari, dont elle souhaitait être délivrée légalement, irrévocablement? Mais quel philtre? Quel poison? Ne l'accusons pas. Elle n'a versé aucun élixirde maléfice et n'a jamais pratiqué d'enchantement. Le pauvre g-arçon fut victime de sa pro- pre sorcellerie et s'est intoxiqué lui-même. C'est par une sorte d 'autos ug-g-estion, qu'il a sans cesse ramené dans sa pensée, dans son for intérieur, celle qui voulait si for- tement s'éloig-ner de lui. Il y a sans doute, dans ce sen- timent bizarre, l'amour croissant avec la résistance, le désir multiplié par l'éloig-nement, un phénomène de mé- canique passionnelle, mais il s'y trouva aussi, chez Ver- laine, comme un souhait de retour à la vie rég-ulière,

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ordonnée, à l'union conjugale, à l'oubli, au pardon. La conversion réalisée, dont il se félicitait, l'absolution obtenue, qu'il avait sollicitée, lui semblaient incomplètes sans le retour à lui de l'épouse toujours irritée, refusant de pardonner. La pensée de son fils, qu'il ne devait jamais embrasser, ajoutait à ce chimérique espoir de reprendre la vie commune et d'effacer le passé.

Les lettres suivantes, écrites de la prison de Mons, éta- blissent nettement ce nouvel état d'âme de Vei'laine.Dans presque toutes, à côté de l'absente, il est question des Romances sans paroles, spirituelle consolation.

Voici l'historique de ce délicat et subtil recueil, l'œu- vre la plus intense peut-être de Verlaine, variée et une à la fois, et se trouvent fondues les deux formules de la description objective, de la représentation des for- mes, des conceptions imaginatives, des souvenirs exté- rieurs [Paysages belges, Ariettes oubliées, Aquarel- les^^, et l'analyse subjective, l'expression des sensations personnelles, la description des douleurs du moi. \Birds in the night.]

On a vu, dans l'un des chapitres précédents, que les pièces dont se compose le volume intitulé Romances sans paroles ont toutes été écrites de 1872 à 1878, durant les séjours de Verlaine en Belgique, dans les Ardennes et à Londres. Il avait cherché un éditeur et n'en avait point trouvé. Diverses démarches tentées par moi furent également vaines. Les volumes de vers n'ont pas la vertu d'attirer les éditeurs. Ces intermédiaires néces- saires entre l'auteur et le public se montrent rébarbatifs à la vue de manuscrits aux lignes inégales. Même en offrant de supporter les frais de l'impression, l'auteur infortuné rencontre assez difficilement preneur pour ses rimes. Ici, la difficulté se compliquait d'une sorte d'os-

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tracisme dont Verlaine demeurait frappé. Il m'avait envoyé son manuscrit avant son retour en Angleterre, en mai 1878. Je ne pus décider aucun libraire à mettre son nom sur la couverture. Ceci paraît absurde aujourd'hui. Alors c'était considéré comme digne. L'accident de Bruxelles étant survenu, je me décidai à éditer moi-même, tant bien que mal, le poème du prisonnier. Ce serait pour lui une joie, car il me parlait de cette publication dans toutes ses lettres, et je m.'efforçai d'apporter cette dou- ceur au pauvre détenu.

J'avais alors quitté Paris, sous la pression de circons- tances dont j'ai déjà dit un mot. Un coup d'Etat parle- mentaire [24 mai 1878] avait renversé M. Thiere, et porté au pouvoir le maréchal de Mac-Mahon. L'état de siège régnait à Paris. Le journal républicain j'écrivais, le Peuple Souverain, organe petit format à 5 centimes, à grand tirage, précurseur des Petit Parinen et des Lanterne, car alors il n'y avîiit que le Petit Journal, dans ce format et à ce prix, parmi les organes politiques, fut brusquement supprimé par un arrêté du général Ladmirault, gouverneur militaire de Paris. Le prétexte était un article, qui aujourd'hui paraîtrait anodin et irapoursuivable, sur la liberté de la presse, ayant pour titre « Un Edit de Louis XV » et pour auteur Edouard Lockroy.

La disparition de ce journal, c'était la suppression du travail, du pain quotidien, pour cinq cents personnes, rédacteurs, employés, ouvriers, vendeurs. La mesure arbitraire privait ainsi la démocratie d'un champion jugé redoutable. Le directeur, mon ami ValentinSimond, qui depuis a fondé d'autres journaux, dont VEcho de Paris, résolut de continuer la publication du journal, en le transférant sur un territoire non soumis à l'état de siège.

LA PRISON DE MONS 363

C'était la lutte avec le g-ouvemement d'alors. La ville la plus proche et la plus propice était Sens, à l'extrémité de l'Yonne, à deux heures et demie de Paris, sur la liçne de Lyon, presque tous les trains rapides s'arrêtaient. Sens fut choisi. J'allai m'y installer, pour diriger la rédaction et surveiller la confection du journal. Nous installâmes dans cette cité archi-épiscopale, alors très peu républicaine, nos casiers typog-raphiques, nos bureaux de rédaction, et en utilisant le matériel d'un imprimeur local, Maurice Lhermitte, qui publiait un journal régio- nal, le Courrier de V Yonne, nous parvînmes à faire paraîti^e notre feuille, qui devait d'ailleurs succomber par la suite sous les procès et les amendes.

Je trouvai, dans notre imprimerie sénonaise, quelques caractères d'italiques qui me parurent suffisamment élé- gants pour l'impression du volume de Verlaine. Je fis acheter du papier Whatman, et, après avoir surveillé la composition, la correction, je pus envoyer au poète en sa cellule un spécimen, indiquant le format, le caractère, la disposition typographique. Cet échantillon lui plut; il me le fit savoir par une lettre qu'on trouvera plus loin.

Le volume fut tiré à peu d'exemplaires, cinq cents, je crois, et ne fut pas mis dans le commerce. Je rerais, à diverses reprises, un certain nombre de volumes à Mm« Verlaine mère, j'expédiai les envois que Paul Ver- laine avait indiqués, je fis un service aux journaux très complet. Pas un ne cita même le titre du livre. J'avais conservé quelques exemplaires, devenus très rares, et considérés comme des curiosités bibliographiques : j'en ai fait, par la suite, la distribution à des amis de Ver- laine, à des écrivains qui, comme M.Henry Baiier, ig"no- raient le poète, méprisaient l'homme, et que la lecture de ce petit volume impressionna et chang^ea en admi-

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rateurs sincères, et en défenseurs ardents du grand et malheureux poète. C'est cette plaquette de Sens qui m'a permis de maintenir parmi les vivants le poète enfermé dans le tombeau cellulaire, muré dans un sépulcre d'ani- mosité et d'oubli.

Une correspondance, forcément restreinte, à raison des visas au greffe et autres formalités administratives, s'échangea entre le prisonnier et moi, ayant pour objet principal Timpression, la correction des épreuves, tout le détail d'une publication, et aussi, sempiternel refrain douloureux, les regrets, les élans, les malédictions, et les désespoirs, que lui inspiraient l'attitude de sa femme et le procès suivant son cours.

Ces lettres, dont quelques-unes furent mises à la poste clandestinement, et parfois sans timbres-poste, « on est pauvre en prison », écrivait le détenu, sont écrites sur du papier à lettres pelure, sali, déchiré, por- tant le mot « Bath », qui dut faire sourire plus d'une fois Verlaine, en filigrane dans le haut, le papier des cantines. Plusieurs me parvinrent, presque illisibles, étant d'abord minutées, par économie de papier et de port, d'une écritui^e microscopique et appliquée, de plus, maculées par l'encre g-rasse bleutée du cachet adminis- tratif, soit de la maison de sûreté des Petits Carmes, à Bruxelles, soit de la maison d'arrêt de Mons.

Voici Tune des premières lettres que je reçus de la prison des Carmes, six semaines environ après la con- damnation :

Bruxelles, dimanche, 28 septembre 1873. Mon cher arni,

Dès que cette lettre te parviendra, veuille me répondre poste par poste. Tu comprendras combien j'y tiens. Depuis trois semaines, je n'ai plus de visites, ma mère étant partie, et j'ai

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seulement reçu une lettre d'elle depuis ce temps. Je lui ai écrit dimanche dernier et j'attends encore sa réponse.

Dans l'état de tristesse et d'anxiété je la sais, seule comme elle est, et avec le caractère inquiet qu'elle a, le moindre re- tard dans une lettre me rend inquiet à mon tour. Je me force mille idées noires qui augmentent encore le chagrin de ma déplorable situation.

Du reste, d'un moment à l'autre, une lettre peut m'être remise, mais que ça ne t'empêche pas d'écouter ma prière : c'est une si'grande joie,unelettre pour un malheureux détenu. Tu me la feras la plus longue possible, et la plus lisible qu'il te sera possible, non pour moi qui suis habitué à tes pattes de mouche, mais pour le greffe, et afin d'éviter tout retard.

Parle-moi un peu de Paris, des camarades, et si tu as des nouvelles de la rue Nicolet. Des journaux de Paris auraient- ils par hasard parlé de cette malheureuse affaire? Victor Hugo est-il à Paris? Veuille m'envoyer son adresse. [Le grand poète intervint, mais sans succès, pour obtenir une remise de peine.]

Ma mère a te dire toute l'importance que j'attache à la prompte impression et publication de mon petit livre. [Les Romances sans paroles.]

J'ai mille projets littéraires, de théâtre surtout, car j'entends, dès ma sortie, me remuer jusqu'à ce que je gagne sérieuse- ment de l'argent avec ma plume. Plus tard, je t'en écrirai plus longuement.

Je ne sais quand je dois sortir d'ici. Ça peut être d'un moment à l'autre. C'est pourquoi écris-moi bien vite.

Je prie Laure [ma sœur, M™^ Alphonse Humbert] d'aller le plus souvent possible voir ma mère, et je la remercie de l'intérêt qu'elle prend à sa situation et à la mienne.

Mon ennui, surtout depuis une quinzaine, est atroce, et ma santé n'est pas fameuse. J'ai parfois des maux de tète épou- vantables, et je suis plus nerveux que jamais. Ne dis rien de tout cela à ma mère, je t'en prie, et si tu la vois avant que je ne lui aie écrit, dis-lui que tu as reçu de mes nouvelles et que ma santé est bonne.

Amitiés à Blémont et Valade. Je te serre la main cordiale- ment.

Paul Verlalne.

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Celte dernière phrase, le prisonnier, anxieux, de- mande qu'on cache son état maladif à sa mère, est tou- chante. Elle fait ressouvenir de la recommandation du condamné, dans la chanson du Capitaine : « Soldats de mon pays, ne le dites pas à ma mère... »

Une seconde lettre, de la même époque, me presse de terminer l'impression des Romances sans paroles, et contient derechef des plaintes et des soupirs. Toujours la hantise de sa femme ! Toujours cette obsession lanci- nante l Le malheureux était décidément possédé, et son envoûtement donne créance à la vieille croyance^ aux sortilèges, aux femmes qu'on a a. dans le sang » .

Dimanche. Mon cher ami.

Je te remercie bien de tes bons souvenirs et j'envoie à Laure toute ma gratitude pour ses bonnes lettres à ma mère. Quand celle-ci sera à Paris, qu'elle aille la voir souvent.

Hein ! quel malheur qu'une mauvaise femme sotte et butée I Elle aurait pu être si heureuse, si, pensant à son fils, et se ressouvenant de son vrai devoir, elle m'eût rejoint alors que je l'en ai priée, surtout dernièrement, quand je l'avais préve- nue que des malheurs arriveraient, si elle persistait à me pré- férer sa famille. Comment la qualifier, cette famille? Vous arez été témoins, toi et ta sœur, de mon chagrin, de ma lon- ganimité et de mes sacrifices. Toi, tu m'as vu en des circons- tances terribles, seul, et ne pensant qu'à cette malheureuse, et tremblant et pleurant à l'idée que je pourrais ne pas larevoir, et tu vois ce qu'elle a fait !

Je ne lui garde aucune amertume. Dieu m'est témoin qu'encore aujourd'hui je lui pardonnerais tout et lui ferais une vie heureuse, si elle devait enfin ouvrir les yeux sur l'énor- mité de sa conduite à mon égard et à l'égard de ma mère, si bonne pour elle et si méritante en tout.

Je dois, me semble-t-il, s'ils ont l'indignité de persister encore dans leur infâme action, résister jusqu'au bout, mais pour cela j'ai besoin d'être là... Obtiendrai-je un renvoi à un an ? Ma mère, d'ailleurs, te parlera.

LA PRISON DE MONS

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Je tiens beaucoup à ce que mon li\Te paraisse cet hiver. Efforce- t'y.

Tu auras de mes nouvelles par ma mère, et tu voudras bien m'en donner de toi par elle. Sous peu je serai installé la pistole, en la prison de Mons), et pourrai donner amples dé- tails. Peut-être me permettra-t-on de corriger mes épreuves. En attendant que mon li\Te s'imprime, comme si de rien n'é- tait, corrige et donne les bons à tirer.

Je pioche l'anglaisa mort, « 0/ course, for I am to live ai London henceforth » [naturellement, car je suis décidé à vivre à Londres parla suite].

Jeté serre bien la main. Au revoir, sinon bien prochaine- ment, du moins, j'espère, en bonne santé, et bonne chance. Ton vieux infortuné camarade et ami,

P. V. From Brussels, de mare tenebrarum.

Une autre lettre, datée de la prison des Carmes, est fort embrouillée, car il y a des vers, copiés d'une écriture menue, entre lesquels s'intercalent des observations, des réflexions, et qui est surcharg-ée de [renvois, de fusées, de phrases encerclées, contenue dans une lettre adressée à ma mère et visée au greffe. Elle est ainsi conçue :

Pour Lepelletier. Mon cher Edmond, je te remercie beau- coup de vouloir bien t'occuper de mon petit volume. Je tiens beaucoup à ce que ça paraisse cette saison-ci. Tu comprends que, étant bien forcé et résolu à vivre désormais de ma plume, il est urgent que mon nom ne reste pas absolument oublié pendant ces tristes loisirs. J'ai des plans de pièces que j'es- père faire en prison, et présenter après, à Londres, aux comédiens français (Gymnase français), qui s'y trouveront de passage. Rien, je crois, de chimérique dans cette idée. Ce sera moderne, élégant, moral, et tout! Littéraire aussi, mais sans lyrisme, cuistrerie, etc., etc. Enfin, éminemment pratique. Tu verras, d'ailleurs.

Jusqu'à nouvel ordre ne m'écris pas. Je suis tellement sur le provisoire, maintenant ! Je sais que tu es à Sens, mais je

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ne t'y écris pas, tu devines pourquoi . Ma mère t'enverra ou te remettra ce mot.

Je te quitfeen te serrant la main bien cordialement. Courage aussi, toi, et meilleure chance.

Suivent quelques vers faits ici récemment.

P. V.

Transféré à Mons^ il écrivait d'une écriture toute modi- fiée, penchante, descendante, sig-neggrapholog-iques cer- tains de l'accablement et de la dépression.

Mons, 22 novembre 78. Cher ami.

Ceci est avant tout une prière, une instante prière. Ecris- moi de temps en temps. Veux-tu convenir que ce sera tous les quinze ou tous les vingt jours? Ce n'est pas trop, j'espère. Tu me donnerais des nouvelles des camarades, du mouvement parisien, et, sans effleurer la politique, bien entendu, quelques larges renseignements sur les gros événements. Voilà quatre mois et demi que je n'ai lu un journal. J'ai su par ma mère la dernière décision de nos maîtres à la présidence septen- nale. Quant à ce qui se passe en littérature, néant.

J'ai des livres d'anglais que je pioche, je viens de lire Fa- biola, sans dictionnaire. Mon occupation jusqu'à présent est de trier du café. Ça tue un peu le temps. Je sors une heure par jour, pendant laquelle je peux fumer. Tout le reste du temps c'est l'emprisonnement cellulaire dans toute la stricte acception du mot. Je suis à lapistole, avec un bon lit et de bonne nour- riture. Toujours faible la santé. Et le courage qui m'avaitsou- tenu tous les derniers temps, à Bruxelles, fait mine de m'a- bandonner, maintenant que j'en ai plus besoin que jamais.

Il faut espérer que ce n'est qu'un moment à subir. J'espère une remise de peine. On est très bon pour moi, et je suis aussi bien que possible. Mais ma pauvre tête est si vide, si retentis- sante, encore, pour ainsi dire, de tous les chagrins et les mal- heurs de ces derniers temps, que je n'ai pu encore acquérir cette espèce de somnolence qui me semble être Viiltimiim solatium du prisonnier.

Aussi, ai-je besoin qu'on se souvienne un peu de moi, de l'autre côté du mur. C'est pourquoi j'insisterai de toutes mes

L.V PRISON DE M0N5 869

forces sur la prière ci-dessus. Je compte donc bien fermement sur une prompte réponse. Fais tes lettres les plus pleines pos- sible, écris lisiblement à cause du greffe. A bientôt donc, n'est-ce pas? je te serai plus reconnaissant que tu ne penses de cette marque d'amitié.

Ton dévoué P. Verlaine.

L'adresse : A M. le directeur delà maison de sûreté cel- lulaire à Mons [Hainaut) Belgique : et en tête de la lettre tu mets : Prière de faire parvenir au condamné correction' nel, Paul Verlaine, pistole, cellule 202.

Je lui envoyai, selon désir témoigné, un feuillet des épreuves de son livre, afin qu'il en connût, bien avant l'apparition, le papier, le format, les caractères typogra- phiques, et tout le dispositif. Il était encore temps, sauf pour le papier, dont l'achat était fait, de modifier l'as- pect et le format du volume. J'attendais les observations de l'auteur pour continuer ou refaire. Il devait par la suite émettre quelques critiques, notamment sur le for- mat, qui donnait un peu le caractère d'une brochure politique ou médicale à ce petit recueil, mais je ne pou- vais, à Sens, avec une imprimerie de journal, choisir entre beaucoup de formats de librairie. Dans le premier moment il ne me fit aucune observation, et se déclara satisfait. Il avait, quand mon échantillon lui parvint, autre chose en tête. Il subissait une nouvelle et violente crise passionnelle, et sa pensée était distraite de la poé- sie, de la publicité; il n'avait qu'une préoccupation : les agissements des habitants de la rue Nicolet, et de tout le reste, pour l'instant, il n'avait cure, ainsi qu'en tém.oi- gne la lettre suivante. On remarquera qu'il date singu- lièrement. Il ne sait plus au juste le quantième. Est-ce le 24 ou le 28? Il l'ignore. Les jours ont passé sans laisser de trace, dans cette cellule, le visite, pour le

24

370 PAUL VERLAINE

torturer, l'ombre de celle qui l'accable, captif du sou- venir et de Tancien amour, encore plus qu'il ne l'est des

geôliers brabançons, à la pistole de Mons ,

Mons, 24 ou 28 novembre 1878. Cher ami,

Je reçois à l'instant ton petit mot, et le spécimen du petit bouquin. C'est très-bien. Pas la peine de m'envoyer autre chose, pour le moment. Quand le livre sera fini, tu en remet- tras un certain nombre d'e.xemplaires à ma mère, ou, si elle est encore ici, tu lui en enverras un exemplaire qu'elle me fera parvenir. Merci du bon souvenir.

Je te le disais vendredi dernier, je suis bien décourageotté, bien triste par instants. Croirais-tu qu'un de mes chaja^rins c'est encore ma femme ! C'est extraordinaire comme elle a peur du père et de la mère Bading^e [les beaux-parents].

Je la plains de tout mou cœur de ce (pii arrive, de la savoir landaus ce milieu qui ne la vaut pas, loin du seul être qui ait compris quelque chose à son caractère, je veux dire moi. Mais on a tant fait, on lui a tant fait faire, qu'à présent elle est comme engagée d'honneur à pourrir dans son dessein. Au fond, j'en suis sûre, elle se ronge de tristesse, peut-être de remords. Elle sait qu'elle a menti à elle-même, elle sait qui et quel je suis, de quoi je suis capable pour son bonheur.

De ce qu'elle m'a vu saoul, et de ce qu'on lui a infusé dans la tête que je l'avais outragée delà pire façon, je n'en puis conclure que ce soit spontané chez elle ce tic de vouloir se séparer. C'est surtout pour la galerie, et c'est triste. Un mo- ment, à Bruxelles, l'an dernier, j'ai vu qu'elle comprenait, puis ça lui a passé ; sa mère était là. La malheureuse sait certainement que, ici, dans cette ignominie cela m'a fourré, je pense ces choses-là. Elle le sait, elle voudrait reve- nir, et ne peut. Avec ça que la maison de son père lui est actuellement un enfer. C'est surtout ce qui m'afflige.

Tu ris peut-être de ma psychologie V Tu as tort. C'est vrai tout ça. Je ne suis pas encore assez bénisseur pour fermer les yeux à tout. J'ai l'intention, à ma sortie, de ne rentrer en France que muni de viatiques légaux. Une lutte légale avec Monsieur Mauté n'a rien qui m'épouvante, et, s'il faut être

LA PRISON DE MONS 37 1

ficelle, on le sera pour le moins autant que le birbe en ques- tion. Quant à la chère enfant, on sera toujours avec elle ce qu'on a été : doux, patient, et bras ouverts... Mais assez sur ce sujet, dont je ne parlerai plus que a subséquemment ».

Ton P. V.

On voit qu'il avait encore quelques illusions sur la réalité des sentiments de sa femme à son ég-ard, et que tout espoir de récupérer le bonheur perdu n'était pas évanoui à cette époque.

Mais il n'était pas entièrement possédé par ces idées procédurières et ces espoirs tour à tour vindicatifs et réconciliateurs. Son volume, alors sons presse, des Ro- mances sans paroles le préoccupait de nouveau. Il joi- gnait à cette lettre, si pleine de récriminations et de dou- leurs conjug"ales, ces recommandations livresques, dans un courrier suivant :

S'il en est temps encore, dans la pièce : Oh ! la rivière dans la rue ! mettre, au quatrième vers : a Derrière un mur haut de cinq pieds », au lieu de « entre deux murs ». Je me souviens qu'il n'y a en efFet qu'un mur, l'autre côté étant au niveau du « ground ».

Dans Birds in the night, mettre, dans le douzain « Aussi bien pourquoi me mettrai-je à geindre », au deuxième vers, «Vous ne m'aimiez pas », au lieu de « Vous ne m'aimez pas » .

Quand tu enverras les paquets pour Londres, ajoutes-y celui de Barrère, comprenant son exemplaire, celui de Lissa- garay, un autre à Swinburne, un autre à l'adresse de Barjau, French News Agent, Frith Street, Soho. Tu feras bien de lui écrire un mot. S'il fait un article dans le Pall Mail Gazette, ou autre journal, qu'il soit assez bon de te l'envoyer Tu le ferais tenir à ma mère ; et si, par hasard, Barrère, à qui j e serre la pince, ainsi qu'à ces messieurs de London, voulait bien aussi me faire le plaisir de m'écrire, sa lettre serait la bienvenue. Donne-lui ma triste adresse.

Recommande-lui bien d'éviter toute allusion communarde.

372 PAUL VERLAINE

OU de citer tout nom compromettant, tant dans l'article que dans la lettre. L'adresse de Camille Barrcre est : Arts Club, Hanover Square, Oxford Street.

Je travaillotte aux pièces dont je t'ai parlé. J'espère en sor- tant être à la tête de six actes, dont un en prose, et d'un volume de vers, dont tu as quelques spécimens. Ça se composera de quelques fantaisies comme VAlmanach et ce qui va suivre ; cinq ou six petits poèmes, tu en as un, V Impénitence finale. Il y en. a encore trois finis. Rimbaud les a. Ma mère en a copie ; ce sont des récits plus ou moins diaboliques. Titres : la Grâce, Don Juan Pipé, Crimen amoris, 150, 140 vers, 100 vers; le volume aura à peu près 1200 vers. P. V.

ISAlmanach, dont il est question dans cette lettre, était intitulé alors : «Mon Almanach pour 1874 »• C'était une seule pièce de vers, divisée en quatre paragraphes avec titres: la première, intitulée /ePri/i/em/?s, commen- çait ainsi : « La bise se rue à travers... » Cette pièce se trouve dans Sagesse.YAXQ n'a pas de titre. Elle est numé- rotée XI. Elle porte, après le treizième vers : « J'ai des fourmis dans les talons. » Sur mon manuscrit il y avait: « Voici l'Avril. Vieux cœur, allons 1 » Verlaine avait ici mis un tiret. Aussitôt après commençait VEié : « L'Espoir luit comme un brin de paille dansl'étable... » Dans l'édition des œuvres complètes, tome I^'', page 278, la pièce du Printemps se continue avec cette variante:

Debout, mon âme, vite, allons! C'est le printemps sévère encore. Mais qui, par instant, s'édulcore !...

Ces huit vers ont été rajoutés par Verlaine, postérieu- rement à l'envoi qu'il me fit du texte original.

La pièce Eté, qui figure sans titre, page 268, tomel, Œuvres complètes, Sagesse, et numérotée III, présente également quelques variantes. L'Automne a pour titre Vendanges, et fait partie de Jadis et Naguère.

LA PRISON- DE MONS SyS

Le prisonnier paraissait vouloir se reprendre un peu à l'existence ordinaire. Il se confinait moins dans sa tris- tesse, et éprouvait de vagues désirs d'extérioriser sa pen- sée. Il me demandait, pour la première fois depuis son incarcération, des nouvelles de la politique. Il est vrai qu'un certain intérêt se rattachait, pour lui, aux événe- ments intérieurs de la République française, à raison des démarches qu'on faisait, d'ailleurs bien inutilement, pour obtenir, par la voie diplomatique, une g'râce ou une réduction de peine. Le gouvernement belg-e n'eut pas à donner un refus, car du quai d'Orsay aucune de- mande, ni officielle ni officieuse, ne parvint à Bruxelles.

Confiant dans cette g-râce chimérique, le détenu m'é- crivait cependant :

Mons, 1874.

... Je me vois forcé d'ajourner le fameux volume sur les Choses. Ça nécessiterait trop de tension d'esprit. Ici je ne puis travailler beaucoup, sans me faire mal.

Sans causer à plume déboutonnée, nous pouvons néanmoins correspondre. Aucun inconvénient à ce que, en termes modé- rés, tu me donnes quelques nouvelles. Cela me fera tant de plaisir. Je compte donc sur prochaine lettre.

Tu me diras quel éditeur tu as en vue pour mon prochain volume. C'est cocasse cette proscription de chez Lemerre ; cela date de la Commune, le croirais-tu ? Leconte de Lisle, qui laissait pousser sa barbe, me tient depuis ce temps pour un ogre. Probable que, depuis mes dernières affaires, c'est encore pis. Lemerre, je le sais, n'y est pour rien, dans tout ça, et je lui serre la main.

Renseigne-moi aussi un peu de politique.

Je n'ai aucune idée de ma future mise en liberté. Avec le système d'ici, j'ai, par le fait de mon emprisonnement dans une prison cellulaire, six mois de réduction, ce qui, avec les cinq que je vais avoir faits déjà, me laisse encore 13 mois ! mais je dois compter sur d'autres petites réductions usuelles : deux mois, trois mois, surtout avec les bonnes notes que j'ai.

374 PAUL V'ERLAIXE

Puis il y a les grâces royales, qu'on obtient par des pétitious. Celles-là peuvent être plénières.

J'ai aussi ma qualité d'étranger. Ma mère et M. Istace s'oc- cupent activement. Cela peut me tomber, la liberté, d'un jour à l'autre, comme aussi cela peut traîner encore longtemps. C'est, comme tu dis, de patienter, et le temps marche toujours.

Je te (juitte et te serre bien la main. Amitiés chez toi.

P. V.

Nulle allusion à cette lettre, qui ne passe pas par le greffe, même détruis-la.

Faithfully [Ton fidèle]

P. V.

Je fais des cantiques à Marie, d'après le système et les priè- res de la primitive église ; ci-joint une, qui n'a de drôle que le titre, lequel est un monogramme des Catacombes.

Dans cette lettre curieuse et composite, car Verlaine y avait copié des vers mélancoliques, une « Rengaine pri- sonnière » : les Déjàs sont les Encors..., et une chan- sonnette comique, d'ailleurs médiocre, intitulée : Faut hurler avec les loups, ornée d'un dessin, représentant vaguement ma silhouette, cette fantaisie était présen- tée ainsi : Théâtre des Folies-Hainaut, chansonnette par M. Pablo de Herlailez, chantée par M. Ed. Lepelletier, se trouvait un second post-scriplura mis en travers d'un commencement de poésie : le Bon Alchimiste.

Ma foi, la suite à un prochain numéro. Je profite d'un peu de place que ça me fait pour te recommander l'envoi à Andrieu. Voici l'adresse, M. William Knock, 32 or 34, Rich- mond-garden, Uxbridge road, London, Sans oublier les au- tres : Vermersch, Barjau, etc.

Un mot encore! Faudra-t-il envoyer à ma femme?

Décide.

J'eusse, hélas ! et je parle bien sincèrement, préféré lui faire d'autres vers que les Rirds in the night, qui sont l'histoire Lien vraie de Bruxelles. Et certes, avec ce que j'ai encore dans le cœur pour elle, ça seraient des Cantiques des Canti-

L.V PRISON DE MONS SyS

qnes, mais habent faia... Enfin décide. Moi, pauvre brute de prison, je n'ai plus de tact pour ces choses-là.

Poignée de mains. P. V.

On voit combien étaient encore vifs le regret et l'amour chez le poète, émettant ce souhait de Cantiques des Cantiques, demandant l'envoi de son livre, avec l'espoir de toucher le cœur de la séparée, par la poésie. Mais la lyre n'a plus ce pouvoir, et d'ailleurs Orphée, loin de les apitoyer, ne fut-il pas déchiré par les femmes ?

Conformément au désir exprimé par mon ami, car en me laissant la décision, il me faisait connaître son intime souhait, j'envoyai, dès l'apparition, un exemplaire des Romances sans paroles à M™^ Mathilde Verlaine. Je ne reçus aucune réponse.

Les Romances sans paroles furent imprimées, tirées, brochées, en février-mars 1874, et je m'occupai de faire les services d'usag'e à la presse, et les envois aux amis, ou supposés tels, de l'auteur.

Une note à moi remise par M™^ Verlaine mère recom- mandait les envois suivants; la liste en peut paraître curieuse, à trente ans de dis-tance, avec l'indication des dédicaces que je devais libeller, pour l'auteur empêché.

Service de la Presse : Jules Claretie, Ernest Lefè^Te, Char- les Yriarte, Charles IMonselet, Paul Mahalin, Ludovic Hans, Armand Silvestre, Paul Courty, Barbey d'Aurevilly, Jules Levallois, Louis Dommartin, et généralement tous les criti- ques que Lepelletier jugera bons. Avec mention : De la part de l'auteur.

Paul Maurice et Auguste Vacquerie : hommage de l'aateur.

A Londres : M. Camille Barrère : souvenir de l'auteur; M. Eugène Vermersch : son ami P. V. M. Jules Andrieu : souvenir cordial; M. Dubacq, idem; "M. Guerreau, idem; M. Swinburne (par MM. Barrère et Andrieu), hommage de l'auteur; M. Barjau : souvenir de Vautenr.

376 l'Af L VEULMNE

Adresser le tout à M. Barjau, bookseller [libraire], Frith Street, Soho, London.

Autres envois et dédicaces :

MM. Victor Hugo, Théodore de Banville: à mon cher Maî- tre. Leconte de Lisle : hommage de Vautear. Alphonse Le- merre : souvenir cordial. Paul Foucher. de Concourt : hom- mage de Vautear. Emmanuel des Essarls, Carjat, Catulle Mendès, Victor Azam, Antony Valabrègue, de Heredia, Villiers de risle-Adam, A. France. Léon Dierx, Louis Forain. Valade, Emile Blémonl : son ami. Stéphane Mallarmé, Mérat, Aicard, Elzéar Bonnier, Fantin, Maître, Charly, Oliveira : bien cor- dialement. Coppée, Mlle Adèle Aneste, Mme de Callias, F. Régamey, Charles de Sivry (j'y tiens) : souvenir cordial.

La note, écrite de la main de Verlaine, et visée au greffe de la prison, contenait en outre cette mention :

c Lepelletier tâchera de collectionner les articles parus et les remettra à ma mère. Qu'il surveille particulièrement le Natio- nal du dimanche soir, paraît la chronique théâtrale de M. de Banville, lequel, à la fin de ses articles, parle souvent des livres.

L'impression de ce volume me sera une grande consolation. Je le recommande à l'amitié de Lepelletier. Ce sera comme une résurrection. Je lui serai bien reconnaissant. Qu'il fasse de la dédicace ce qu'il voudra, bien que j'y tienne toujours.

Ajouter aux livres à paraître:

Sous presse : Londres. Notes pittoresques.

Ce petit ouvrage parviendra par fragments à Lepelletier, qui tâchera de le faire passer dans quelque feuille, sous mon nom, ou sous le pseudonyme Firmin Dehée.

Je n'eus pas à collectionner d'articles, car il n'en pa- rut aucun. Verlaine était pour tous mort et enterré. La résurrection ne devait survenir que plus tard. Je fis les envois, et, sauf de la part de deux ou trois destinataires, bénévoles et secondaires, je ne reçus aucune réponse à transmettre au poète détenu. L'humanité a un vieux fonds de lâcheté superposé à son insondable bêtise.

J'avais envoyé à Verlaine, avant le bon à tirer, une

LA PaiSOX DE MONS 877

épreuve, avec la couverture. Il m'accusa réception en ces termes :

Mons, le 27 mars 74. Cher ami,

Reçu lettre et volume. Merci bien cordialement, très conten de l'aspect et de la confection du petit bouquin. L'air un peu brochure, peut-être, mais c'est très respectable. Pas trop de coquilles. Les plus affligeantes sont à la dernière page ; in caiidâ veneniim. N'y aurait-il pas moyen de corriger ça à la main? Il faut lire « c'étaient » au lieu de a citaient », « vo- laient » au lieu de « volèrent », a Douvres » au lieu de « Rou- vre », et « comtesse » au lieu de « princesse ». Dans le courant du volume, il y a bien quelques virgules à déplacer ou à en- lever, mais ce sont a trijle » [bagatelles], pour parler anglais, et je le répète: très content, très content, et très reconnaissant des soins apportés. Vienne maintenant l'acheteur ! (Il est pru- dent d'employer le singulier quand il s'agit d'un « article » aussi peu de « vente » qu'un volume de verses). Quant au prix de l'e.xeniplaire (omis sur la couverture), que dirais-tu de 2 francs, prix fort, et 1 fr. 75, prix de libraire? S'il y a moyen d'aller plus haut, je suis à cent lieues de m'y opposer. Enfin vois. J'attends avec impatience la ce lettre critique » pro- mise, — et j'ajourne jusqu'à ma réponse toutes autres réfé- rences audit « Ouvrage », comme tu dis si magnifiquement.

A ajouter aux envois : L.-X. de Ricard, Charles Asselineau, Armand Gouzien; je compléterai cette liste en temps opportun. Un exemplaire aussi à Lissagaray.

Il sera bon d'envoyer à quelques journaux anglais et belges des exemplaires. Je n'ai plus présents à la mémoire les journaux anglais, sauf le Pall Mail Gazette. Envoyer pour cela deux ou trois exemplaires à Barrère, en outre du sien, auquel je tiens beaucoup. Pour les journaux belges, outre l'Indépen- dance et l'Etoile, envoyer à la Gazette, les Nouvelles. La Ga- zette est rue de la Montagne, j'ignore l'adresse des Nouvelles, mais en mettant simplement : à Bruxelles, ça parviendra. A la Chronique, galerie du Pioi, 0 et 7, passage Saint-Hubert. Ce sont les trois Petit Journal d'ici, infiniment mieux faits et très vendus. Il y a aussi des journaux spécialement littéraires Je t'enverrai la liste. Voir aussi journaux de Charleroi et

SyS PAUL VERLAINE

Alalines. Envoyer au Courrier de V Europe, à Londres, et au journal communard qui y fleurirait.

Pour les journaux belges, il ne serait peut-être pas mala- droit de leur faire savoir que je suis détenu dans le pays. Ça pourrait me servir pour sortir plus tôt.

P. V.

Dans sa prison, Verlaine travaillait, méditait des poè- mes, rêvait à des pièces de théâtres, étudiait l'ang-Iais. Il lut tout Shakespeare, dans le texte. Il voulait même se livrer à des traductions régulières des auteurs ang-lais contemporains et fonder une ag-ence de traducteurs, comme on le verra plus loin.

Parfois, car il avait un fonds de g"aîté, même un peu vulgaire et vaudevillesque, il s'amusait à m'envoyer des parodies, rappelant le bon temps il collaborait an Hanneton avec Coppce.

En voici un spécimen : il s'agit de la nouvelle qui s'était répandue, et que j'avais annoncée au prisonnier, puis presque aussitôt démentie, de la pendaison de notre camarade du Parnasse, Albert Mérat. Le poète des Chi- mères, loin de terminer ses jours dans la forêt de Fon- tainebleau, est encore bien vivant. Il a été bibliothécaire du Sénat, et il rime toujours.

Mons, 1874.

Il faut bien bêtifier un peu, quelque triste que l'on soit. Voici, à propos de la pendaison de Mérat, dans la forêt de Fontainebleau, pendaison dénienlie ((juel besoin?), un « Coppée » tout frais pondu, ce O libelle ibis in urbem ! I Propage ! propage 1

Les écrevisses ont mang-é mon cœur qui saigne,

Et me voici logé maintenant à l'enseigne

De ceux dont Carjat dit : « C'était un beau talent,

Mais pas de caractère », et je vais, bras ballant.

Sans limite, et sans but, ainsi (ju'un fiacre à l'heure,

Pâle, à jeun, et trouvé trop c... (chosej par Gili qui pleure.

LA PRISON DE MONS

379

« Mourir, dormir ! » a dit Shakespeare. Si ce n'est Que ça, je cours vers la forêt que l'on connaît, Et puisque c'est fictif, j'y vais pendre à mon aise Ton beau poète blond, faune barbizonnaise !

Mon bon souvenir à ta sœur. J'ai souvent de vos nouvelles par ma mère, un peu souffrante en ce moment. Je sais que Laure va souvent la voir dans la solitude, où, selon moi, elle a tort de se confiner, et je lui suis très reconnaissant de cette bonne attention. Ma mère viendra très probablement me voir le mois prochain, après Pâques. Elle séjournera sans doute quelques semaines à Bruxelles, elle verra, s'il y a lieu, à travailler en vue d'une réduction de peine qui serait la bienvenue, car c'est effroyablement long, et ma santé, mentale et physique, ne va pas, depuis quelques semaines surtout, sans quelques impedimenta. J'ai particulièrement des lacunes de mémoire, parfois, et des absences qui m'agacent et finiraient par m'inquiéter. J'espère surmonter tout cela, mais, je répète, une réduction de peine me trouverait aussi rassuré que recon- naissant.

En effet, la vie en prison n'est pas faite pour vous exciter à un travail intellectuel quelconque. Tu parles de vers, il y a beau temps que cela est gioen up and over ! [abandonné]. Tout ce que je peux faire est de piocher ce sempiternel an~ gliche. A vrai dire, je le possède assez bien à l'heure qu'il est, pour lire, sans beaucoup recourir au dictionnaire, des ro- mans de la collection Tauchnitz, qui font partie de la Biblio- thèque d'ici. J'ai l'intention de traduire, pour plus tard li^Tcr à Hachette, un remarquable ou\Tage de Lady Gullerton : F.llen Middleton.

En attendant, j'ai là, tout prêt pour la Renaissance puisqu'on y paye!!! un délicieux conte,non traduit encore, de Dickens. Quand ma mère viendra, je demanderai à lui faire passer ce petit manuscrit d'une dizaine de pages. Elle te l'enverra, et si la Renaissance ne l'accepte pas, tu me ferais l'amitié de voir à le colloquer à quelque autre boîte payante, et d'en encaisser pour moi le prix. A quelque chose mal- heur est bon, et je compte bien, une fois dehors, utiliser ma nouvelle acquisition en entreprises de ce genre : il y a à Lon- dres une foule de braves écrivains pleins de talent, parfaite-

380 PAUL VERLAINE

ment inconnus en France, et qui accepteraient avec enthou- siasme de se voir traduits en notre idiome. Le tout n'est pas de les trouver, ils pullulent, mais de trouver un entrepreneur de traductions payantes, autre que ceux déjà en exercice. A la rigueur, je fonderais une a maison » (il n'y a pas de petits commerçants). Une idée pareille n'a rien de risqué, on peut y gagner de l'argent, et par-dessus le marché, ce serait une bonne action littéraire.

Ceci n'est qu'un de mes projets, car j'ai l'intention, une fois sorti, de rentrer à Paris (après quelques démarches à Londres afin d'assurer la sécurité absolue de mon retour), et là, je crois pouvoir compter sur une place sérieuse et fixe. Je suis payé pour ne rien donner au hasard : et mon commencement sera de jeter celte ancre de salut : un emploi ; les aventures traduc- tionnellcs et littéraires prendraient rang après. Te dirais-je que je ne désespère pas trop de rentrer à l'Hôtel de Ville? Après tout, je ne suis ni un déserteur, ni un « communard », comme plusieurs que nous connaissons, et qui émargent tran- quillement, à l'heure qu'il est. Et quant à mon emprisonne- ment, il n'a rien, j'ose m'en flatter, qui déshonore, et c'est avant tout un malheur, mais un malheur réparable, je crois.

Voici que je bavarde. Je m'arrête pour te recommander de n'être plus si lent dorénavant à m'écrire. D ailleurs tu me dois communications « dessur » mon livre, et les articles qui pour- ront avoir lieu. Ne crains pas de me donner des nouvelles (pas politiques d'ailleurs, je m'en passe très volontiers). Les bruits du dehors, quand ils m'arrivent sont trop distants, et pour ainsi dire trop immémoriaux pour m'êlre importuns ou lanci- nants. Donc donne-toi carrière, et sois fidèle à ta promesse de ne pas trop tarder à m'écrire.

A toi. P. V.

Autre lettre, indiquant les réserves et la discrétion qu'il désirait me voir garder sur ses sentiments de néo- phyte. On remarquera aussi ses velléités de prosélytisme. Il parait songer à me convertir. La prison elle mysti- cisme l'avaient sensiblement détraqué.

LA PRISON DE MONS 38]

Mons, 1874.

J'ai réfléchi qu'il vaudra mieux, quand tu me répondras éviter de me parler de mes nouvelles idées, l'ùt-ce pour les approuver. Ce sont matières trop sérieuses pour être traitées par lettres, et d'ailleurs, plus tard, j'aurai bien le temps de t'exposer mes idées.

En attendant, procure-toi un livre excellent, qui t'intéres- sera même au point de vue historique, et peut-être te subju- guera. Ne crains pas le titre trop modeste « Catéchisme de persévérance », par Monseigneur Gaume.

Tout ce que je puis te dire maintenant, c'est que j'éprouve en grand, en immense, ce qu'on ressent quand, les premières difficultés surmontées, on perçoit une science, un art, une langue nouvelle, et aussi ce sentiment inouï d'avoir échappé à un grand danger.

Je t'en supplie, ne dis à personne que je t'écris ! A per- sonne de façon à ce qu'on ne sache rien de moi, rue Nicolet. Déchire ma lettre, après avoir gardé les vers [de Sagesse]. Garde-moi, vraiment pour toi seul, ces communications. Si on te demande de mes nouvelles, dis que tu sais que je me porte mieux, que je me suis absolument converti à la religion catho- lique, après mûres réflexions, en pleine possession de ma liberté morale et de mon bon sens. Ça, tu peux le dire haute- ment. Les gestes ne te démentiront pas. Oh ! cela tu peux le dire, si on t'interroge. Surtout pas de réponse, aucune allu- sion à cette lettre, ni à ces vers-ci.

Le poème Amoureuse du diable fait partie d'une série dont tu as déjà l'Impénitence finale, et qui contient trois autres petits poèmes. Crimen Amoris la Grâce Don Juan Pipé, dont je t'ai, je crois, déjà parlé.

Avec mes nouvelles idées,je nesais si je donnerai suite âmes projets de théâtre. J'en ai bien envie : j'ai deux beaux sujets, d'ailleurs irréprochables, bien que très hardis, et quelques scènes commencées. L'important n'est pas là.

Au revoir ! Je sais à présent ce que c'est que le vrai cou- rage. Le stoïcisme est une sottise douloureuse, une La Palis- sade. J'ai mieux ; ce mieux je te le souhaite,mon ami ! D'ail- leurs, tu vois que j'entends encore la plaisanterie, je ne suis pas

382 PAUL VERLAINE

un dévot austère, je le crois : toute douceur envers autres, toute soumission à l'autre, tel est mon plan. Bonne santé. Ton vieil et dévoué ami.

P. V.

L'emprisonnement subi en cellule eut certainement une influence sur les idées, sur les opinions, sur les objectifs mentaux de Verlaine. L'action ne fut peut-être pas si soudaine qu'il le dit, ni si définitive qu'il le crut.

La prison amena sa conversion et modifia son tem- pérament, non seulement d'homme, mais de poète. Voilà ce que Verlaine a lui-même déclaré, et ce qui est accepté g-énéralement. Je ne crois pas que le chang-e- ment, issu de la détention, ait été aussi violent que Verlaine l'ait indiqué, notamment dans son livre Mes Prisons, écrit long-temps après, et sous une inspiration toute autre.

Deux faits, deux modifications apparentes, frappent, à celle phase de la vie de Verlaine : il se convertit, il devient d'incrédule, sinon militant, du moins avéré, un croyant, et de non-pratiquant, un fervent catholique, presque un dévot. En môme temps, une autre perturba- tion se manifeste : il modifie totalement sa poétique ; il cherche et acquiert une formule versifiée toute différente de celle qu'il pratiquait auparavant. Il abandonne à peu près définitivement la poésie objective, descriptive, im- personnelle, impassible, dont les principaux Parnassiens avaient préconisé la force et la supériorité, il devient poète personnel, subjectif, intime, passionné, ironique et sentimental. Il chante, non ce qu'il voit, mais les visions qu'il se donne, et son archet poétique prend pour violon son âme et son existence. lien tire des sons douloureux et subtils, qui vont réveiller des échos endormis dans bien des cœurs blessés.

LA PRISON MONS 383

Ces deux conversions ne furent pas le résultat unique de l'incarcération. Il est certain que l'emprisonnement agit sur les sentiments, les idées, les concepts, et par conséquent sur la faculté de rendre en prose, et surtout en vers, les rêves, les désirs, les élans et les sensations du poète tiré brusquement de son milieu, enlevé du cercle se mouvaient ses actes et ses pensées. Une transplantation brutale et soudaine doit fatalement mo- difier la plante humaine. C'est une loi physique géné- rale. On ne voit pas les choses de la même façon à tra- vers les barreaux d'un cachot, que de la terrasse d'un café. On ne respire pas à l'ombre d'une muraille comme au grand soleil. Tout changement [de climat prolongé, entraîne un changement dans l'ordre physique, comme dans la contexture morale de l'individu.

Nous avons déjà noté trois changements, trois états d'âme différents dans notre poète : d'abord, la première jeunesse, l'éducation lycéenne, voltairienne, classique, puis l'initiation romantique, la culture parnassienne, puis encore le mariage et ses premières joies, l'enthou- siasme patriotique et une certaine exaltation, sinon révolutionnaire, du moins démocratique, anti-religieuse. A ces périodes correspond une conception poétique des- criptive, objective, pompeuse, décorative, plastique, virulente et un peu déclamatoire : Poèmes Saturniens, Fêtes Galantes, la Bonne Chanson, les Vaincus. Mal- gré son caractère personnel, presque biographique, le recueil de la Bonne Chanson était encore en partie extériorisé. Le poète, en cet épithalame, célébrait ses désirs d'amant, et aussi exprlmait-il les sentiments et les extases d'un fiancé, du fiancé en soi, pour user de la terminologie pédantesque des philosophes. Il y avait un écho général, un cri universel, dans ce chant du coq

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claironnant ses amours. Mais déjà la Bonne Chanson indiquait une transition, et préparait une mue, une évo- lution. La nature ne supporte pas de bonds. Dans une formation d'âme, il n'y a ni interruption, ni brisures, ni lacunes, et tout fatalement s'enchaîne et se relie.

Les Romances sans paroles sont enchaînées à la Bonne Chanson et la transition est visible. C'est le troi- sième état d'âme qui se manifeste, avec des changements matériels, des perturbations d'existence violents : c'est le Sièg"e, avec l'habitude des stations aux endroits l'on boit, la Commune et ses outrances terribles, les craintes de poursuites, l'abandon de l'emploi rég-ulier, les journées d'oisiveté, la rencontre d'Arthur Rimbaud, la domination subie de ce g-amin énerg-ique, intéressant, impérieux, à la poétique désordonnée et expressive, qui trouve et donne une couleur aux voyelles. Puis c'est la fuite du domicile conjugal, la rupture avec les obliga- tions de la famille, de la vie indépendante, voyageuse, bientôt bohème. Alors la poésie est entraînée dans cette révolution désorbitée.Les Romances sans paroles affir- ment une révolution cérébrale. Ce n'est plus le poète des Fêtes Galantes qui décrit l'imagerie populaire ou trace les nets contours des « briques et tuiles » des pay- sages belges. La séparation, et le procès qui s'entame, achèvent de modifier tout, dans la vie comme dans les pensées du lyrique. C'est un déménagement d'idées, de sentiments, de vouloirs et de désirs. A ce changement de vie, il veut faire correspondre un changement dans sa manière d'écrire. Il a une existence neuve. Il rêve une poétique nouvelle.

Ce n'est pas la prison qui lui a suggéré le goût d'une formule rythmique rajeunie, d'une recherche de coupe et d'expressions versifiées, qui fussent comme une méthode

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originale et inédite d'écrire en vers. A plusieurs repri- ses, dans ses lettres, il me parlait d'une innovation qu'il cherchait, d'un système qu'il voulait mettre en pratique, « système très musical, sans puérilité ». [Voir, plus haut, lettre de Londres.] L'isolement cellu- laire lui permit sans doute de réfléchir plus profondé- ment aux modifications qu'il se proposait d'apporter à sa métrique, comme à son style poétique, mais ne fut pas le point de départ de cette orientation littéraire nouvelle. La captivité, en le séparant des êtres et des choses, en même temps qu'elle le contraignait à se replier sur lui-même, à se concentrer, lui si facilement épars, si ouvert à toutes les émanations du dehors, lui inspira des réflexions imprévues, et lui dicta des résolutions inat- tendues. Il ressentait alors des sensations différentes de celles qu'il avait éprouvées, parmi les hommes, dans l'état de liberté. Rien de surprenant à ce qu'il ait for- mulé d'une façon neuve ces impressions d'un milieu nouveau.

Comme son tempérament de poète, son caractère d'homme fut modifié, mais moins définitivement, car sa conversion morale dura peu, au moins à l'état ardent et convaincu. Il dépouilla le vieil homme durant ces seize mois d'internement. C'est que le régime pénitentiaire changeait singulièrement ses habitudes, ses façons de vivre et d'agir. Prisonnier, il devenait forcément sobre. D'où répercussion physique et morale : l'abstinence modifia son état cérébral. Son excitation à peu près per- manente diminuait avec la diète. L'alimentation mesurée, peu échauffante, et l'eau rougie apaisaient ses nervosi- tés habituelles. Il reprenait peu à peu possession de lui- même. Il se dégrisait mentalement.

Un peu de honte et beaucoup de calme lui montait du

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coBTir aux lèvres. Il s'adoucissait, ne jurait plus, et ne mélani^eait plus, selon son habitude, le nom du Sei- gneur à l'exclaination de Cambronne. Il rougissait de son passé, il se reprochait tout ce qu'il avait pu com- mettre de blâmable, d'excessif, de ridicule et de choquant. Il ne s'irritait plus que contre lui-même, au souvenir de ses ei-reurs et de ses torts. Dans la tranquillité de la cellule, il procédait à un strict et rigoureux examen de conscience. Il se trouvait comme placé en face d'un nairoir, dans sa solitude, venaient se refléter toui' à tour les évéaenients divers de son existence et le» images des personnes qui s'y étaient mêlées. Il revivait sa vie, et poussait ce superbe cri désespéré, il se demande av«c angoisse a ce qu'il avait fait de sa jeunesse ». Il se trouvait alors découragé, subissant une violente dépres- siou morale, à bout d'énergie, purgé d'orgueil ; se débat- tant au milieu de l'océan: des souvenirs, des regrets, des irritations, des désespérances, il cherchait une bouée à happer, une corde à saisir, une barque se crampon- ner.

Alors, dans cet accablement, au fond d'une des cel- lules de son cerveau troublé, se réveilla une sensation, une pensée, depuis bien longtemps endormie : l'idée reli- gieuse. La conception d'un secours venu d'au delà se for- mula dans sa conscience désemparée, et comme machi- nalement, ataviquement, les moins dévots, en un moment critique, s'écrient « Mon Dieu! », comme des naufragés affolés, comme tant d'incrédules au lit de mort, il invo- qua le Seigneur. La conversion allait venir.

Celle conversion fut-elle profonde el véridique ? Je ne le crois pas. Ce fut comme un acte impulsif. Le senti- ment y eut toute part. La raison point. Je ne veux pas dire que Verlaine fût un Tartuffe et simulât la dévotion.

LA PRISON DE MONS 887

Pas davantage je n'insinuerai qu'il fut alors atteint d'une folie momentanée, la folie mystique. J'entends exprimer seulement un doute sur la réalité de la croyance enfantine revenue, et sur la persistance et la vérité de la moralisation issue de ce bizarre retour à la relig-ion. Il ne fut pas converti par la puissance de l'examen, par la persuasion, par l'apparition d'une évidence, mais seu- lement par la violence d'une bourrasque d'existence, par la tempête morale et matérielle au centre de laquelle il se trouvait emporté. Il invoquait le saint pendant la tourmente. Le dang-er passé, le proverbe pour lui devait se vérifier.

Verlaine avait fait sa première communion, comme nous tous, au temps du lycée. Mais sa ferveur ne fut qu'accidentelle, et sa foi devait être, comme la nôtre, superficielle. J'affirme que, dans sa jeunesse, il ne croyait pas. Il n'était pas seulement éloig-né du culte par les ennuis de la pratique, mais il s'écartait de la relig-ion par dédain et nég-ation. Nous avions lu ensemble, entre autres ouvrages matérialistes, le livre alors célèbre et réputé hardi, du docteur Bûchner, Force et Matière, j puisant des arguments scientifiques, non pas pour ergo- ter et disputailler, dans nos réunions parnassiennes, nous ne parlions jamais religion, et très rarement politi- que,— mais pour nous instruire, nous endoctriner, pour nous fortifier la conviction philosophique. Par nos lectu- res, par nos réflexions, nous étions persuades de l'inexis- tence du surnaturel, de l'impossibilité d'une providence tutélaire, et nous ne pouvions croire à l'existence d'un autre monde, pas plus qu'à la suprématie d'une puis- sance extérieure, indémontrable, qui domine l'humanité, la gouverne, se mêle de ses actes, les juge, les récom- pense, les punit, et nous ajoutions à cette impossibi-

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lité de l'intervcnlion providentielle dans les affaires des hommes, la même impossibilité d'action, de direction et de chan£^ement,dans les aflFaires physiques. Verlaine était donc, à ving-t ans, absolument incroyant, par raisonne- ment, conviction, éludes, et non simplement par gros- sièreté négative, par a priori matérialiste, comme la plupart des hommes qui ne savent pas, qui ne réfléchis- sent pas. 11 avait l'alhéisme rationnel et intellig-ent.

Mais la religiosité, dont nos êtres sont doublement imprégnés, par l'hérédité et par l'éducation première, nous avons tous chanté des cantiques, à onze ans, et écouté des légendes miraculeuses, subsistait en lui ; elle sommeillait,la douleur l'a réveillée. G'étaitcet ancien sédiment pieux, déposé au fond de son âme, comme une poudre qui aurait été mouillée, noyée, puis, avec le temps, et dans d'autres circonstances, qui se serait séchée, enflammée tout à coup, faisant explosion au choc des événements. La souffrance a souvent de ces percus- sions inattendues.

Il convient d'ajouter une autre cause accidentelle à l'explication de ce réveil du sentiment religieux, chez Verlaine, dans ce qu'il a de plus enfantin : l'appel à Dieu, comme à un médecin supérieur, guérissant les plaies l'âme, le secours crié à la divinité comme à un gardien, comme à un défenseur contre les dangers et les violences qui vous assaillent ou vous menacent.

Verlaine, outre l'accablement de la prison, l'isolement, l'examen de sa vie passée, car toutes ces conditions de dépression durent influer sur ses sentiments et lui faire invoquer l'appui du Ciel dans sa détresse, reçut en sus un coup brutal, non inattendu certes, ni imprévu, mais amorti par l'espoir optimiste, écarté par l'imagi- nation, repoussé à l'aide d'hypothèses favorables, et sup-

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posé improbable, sinon impossible. Ce nouveau heurt décida le chang-ement, imposa la conversion.

Dans son livre Mes Prisons, Verlaine a décrit avec minutie l'ameublement cellulaire, exposé le régime de la maison, narré les exercices, et donné une physio- nomie de lui-même, portant le triste uniforme péniten- tiaire. Il a tracé la silhouette du directeur, qu'il qualifie « d'homme charmant ». Il n'oublie pas un détail. Il parle même d'un petit crucifix de cuivre « avec qui il devait plus tard faire connaissance ». A ces premiers moments d'incarcération, aucune prière oubliée ne vient se rappeler à la mémoire du prisonnier. Ses lèvres d'homme, accoutumées à la pleine liberté, voire à la licence et au blasphème, ne retrouvent plus les syllabes enfantines des anciens pater et des primes ave. Il lit, car on lui fournit des livres, et ce sont tous ouvrages profanes qu'il demande. Il ne souffle pas mot de l'au- mônier. C'est pour lui, à cette époque de sa pénalité, un fonctionnaire négligeable, alors qu'il a un mot aimable pour ses gardiens. Il n'a rien à redouter ni à attendre de cet agent de ladivinité. Il ne lui demande ni faveur, ni intervention. Comme sa visite n'est pas obligatoire, il l'évite. Il semble môme ne pas soupçonner sa présence dans la prison.

Mais voilà qu'un matin, la porte de sa cellule s'en- tr'ouvre, et le directeur, bonhomme, paraît. Il semble attristé d'avoir à faire une communication pénible à son prisonnier. Il s'exprime en termes sympathiques, sur un ton de condoléance, avec les ménagements d'usage dans la société quand on doit faire part d'une fâcheuse nou- velle.

Mon pauvre ami, dit-il au détenu, se levant sur son grabat, avec un peu de l'effarement du condamné à

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mort qu'on éveille, je vous apporte un mauvais message. Du courasce I Lisez !

Et il lui tendit un papier timbré. C'était la significa- tion du jugement du tribunal civil de la Seine pronon- -çant la séparation de corps d'entre le sieur Paul Ver- laine et la dame Mathilde Mauté, son épouse.

Brusquements'écroulaient tous les rêves d'apaisement, de réconciliation, de bonbcur reconquis et de régularité i-etrouvée, qui avaient hanté l'esprit de Verlaine, avec des alternatives de violences, d'indignations, de mena- ces même, dont on a trouvé les traces dans les lettres reproduites plus haut. En cellule, les espérances de ré- cupérer la vie conjugale s'étaient probablement encore avivées. Ses rêveries lui paraissaient réalisables. N'étant pas détrompé par les faits, puisqu il ne recevait aucune lettre, et que sa mère, dans ses visites, le tenait dans l'ignorance des aei^issements de son ex-famille, il vivait dans le mensonge du songe. Le coup fut rude et la botte Lieu à fond. II s'{d)attil, percé de part en part. Il ne devait pas succomber alors, mais la blessure fut profonde, incurable.

Il a lui-même fait le récit de l'assommade éprouvée, et du relèvement singulier qui suivit la communication du directeur :

Je tombai en larmes sur mon pauvre dos, sur mon pauvre lit. Une poignée de main et une tape sur l'épaule du directeur me rendirent un peu de courage, et une heure ou deux après cette scène, ne voilà-t-il pas que je me pris à dire de prier monsieur l'aumùnier de venir me parler. Celui-ci vint et je lui demandai un catéchisme. Il me donna aussitôt celui de persévérance de Mgr Gaume.

Et la conversion fut ainsi opér-ée.On voit, par la façon même dont Verlaine en rend compte, qu'elle eut quel-

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que chose de factice dans sa soudaineté. Le chemin de Damas que le poète rencontra dans sa cellule tient un peu du chemin de traverse. Verlaine le quittera dès qu'il pourra rejoindre la g-rande route du commun des hommes. Mais alors, seul, écrasé par les événements, tout meurtri de sa lutte conjug-ale, il s'j engag-ea, avec anxiété d'abord, puis avec espérance et même délices. Les circonstances chang-eant, il ne devait pas tarder à chajig'er de voie. Beaucoup de personnes se convertis- sent ainsi au lit de mort, qui, revenues miraculeusement à la santé, à la force physique et mentale, ne persé- vèrent pas dans leurs croyances acquises in articulo mortis .

Verlaine redevenu libre, retrouvant ses compag'uons, reprenant ses travaux et ses distractions accoutumées, ne devait pas, on le sait, conserverla ferveur du néophyte, et hors de la cellule de Mons, la foi devait s'évaporer, laissant seulement subsister le goût de la religiosité, décorative et poétique.

11 y eut un peu de la crise hystérique dans les mani- festations qui suivirent sa conversion. Personne n'étant en tiers avec lui, en ces moments extatiques, il faut admettre son récit. J'estime qu'il l'a légèrem.ent corsé en mystique adoration, par dilettantisme littéraire.

On avait accroché au mur de sa cellule, au-dessus du petit crucifix de cuivre réglementaire, la Belgique étant très pieuse administrativement et officiellement, une lithographie repi^ésentant le Sacré-Cœur, le cœur qui rayonne et qui saigne. La vision fixe et obstinée de cette image accéléra la conversion, et donna au sujet, admirablement préparé à cette sorte d'hypnose, comme dans les expériences de Braidisme, un point lumineux, attirant, dominateur, à fixer.

892 PAUL VERLAINE

Je ne sais quoi et qui me souleva soudain, dit Verlaine, me jeta hors de mon lit, sans que je pusse prendre le temps de m'habiller, et me prosterna en larmes, en sanglots, aux pieds du crucifix et de l'image surcrogatoire, évocatrice de la plus étrange, mais à mes yeux de la plus sublime dévotion des temps modernes de l'Eglise catholique.

II fil derechef venir l'aumônier. Il était comme un nouveau Polyeucte. « Je fusse allé au martyre pour de boni » confesse-t-il. Il cria au dig-ne ecclésiastique, un peu surpris de la vivacité du catéchumène et de l'exci- tation de sa foi improvisée, le cri de Pauline : « Je sais, je crois, je suis désabusé! » et il réclama sur-le-champ l'absolution de ses péchés, après confession générale. Le prudent aumônier ajourna le déballage de la conscience, assez chargée, de ce pénitent si pressé. Verlaine, ren- dant compte de cette confession, qui eut lieu plus tard, et qui comprenait l'aveu de divers « torts sensuels », dit que le simple et vertueux prêtre l'aidait à se confes- ser en lui adressant des interrogations, et il ajoute :

Entre autres questions, ne me posa-t-il pas celle-ci, d'un ton calme et point étonnant, non plus qu'étonné :

Vous n'avez jamais « été » avec les animaux?

Après avoir répondu non I et ce non, sans stupéfaction de l'interrogation posée, je reçus d'un front humble et contrit tout de même, après ma très véridique et conscien- cieuse, je vous assure, confession, la bénédiction, mais point encore l'absolution si convoitée. En attendant cette dernière, je repris, sur le conseil de mon directeur spirituel, mes tra- vaux, lectures variées, et vers pieux principalement. De cette époque date à peu près tout Sagesse... {Mes Prisons, pp. 00-61.)

La conversion de Verlaine fut donc à la fois morale et poétique. Bien qu'il eût peu usé de la terminologie pieuse en ses premières poésies , et qu'il eût évité de faire rimer Dieu avec ciel bleu, il avait, dans le fond de

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la mémoire, tout un stock d'épithètes bénites et d'adjec- tifs oints. Il possédait, par suite de ses lectures lamar- tiniennes, un vocabulaire tout prêt pour rendre les élans dévotieux. Dans sa conversion, il vit, non seule" ment une remise à neuf de son âme, mais aussi un rava- lement de toutes les façades poétiques, salies, empous- siérées, par le frottement, l'usag-e et le temps, que lui et les autres poètes avaient coutume d'édifier et d'alig-ner, selon des plans et des données presque invariables. Le Parnasse avait été païen, oriental, colonial, Scandinave, invoquant toutes les divinités sorties de l'imag'ination et de la terreur des hommes, Bag-havat, Yaveh, Kronos, Isis, Tentâtes, Odin ; le seul Jésus et sa légende avaient été dédaignés. Verlaine estima que, sans entreprendi'e de chanter la cosmogonie chrétienne, il y avait, dans le sentiment catholique, dans la préciosité et la délicatesse de l'adoration de Jésus et de la Vierge Marie, comme un renouveau de poésie à chercher, à trouver, à traduire. Il interpréta donc les onctions du catéchisme de Mgr Gaume, et les nota sur des airs inspirés de Desbordes- Valmore. Et ce fut ainsi que la plupart des vers de Sagesse furent médités, rimes et recopiés. Un grand nombre de pièces figurant dans ce délicieux et pénétrant recueil me parviurent, manuscrites, toujours sur ce papier commun, bleuté ou blanc sale, que fournissait la cantine, avec la tache grasse au centre du timbre du greffe.

Quand la conversion de Verlaine se produisit, ses let- tres devinrent plus rares, soit qu'il craignît raillerie de ma part, soit qu'il éprouvât quelque embarras à noter ces sentiments si nouveaux chez lui.

Une lettre qu'il m'écrivait, contenant des détails sur son état d'âme et des analysées de ses aspirations reli-

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gieuses, ne me parvint pas. Au dernier moment, il se ravisa et ne m'envoya que plus tard le billet suivajat :

Mons, 8 septembre 1874.

Ma lettre du 22 août, pour des raisons sérieuses, n'a pas été expédiée. Je t'envoie aujourd'hui seulement ce post-scrîp- tani, 8 septembre : Encore quatre mois, 14 jours! si la ^âce n'arrive pas, ce qui m'étonnerait, ayant les plus sérieuses pro- tections du monde.

Si tu me fais l'immense amitié de m'écrire, nulle allusion à ce post-scriptum ni aux vers, ne dis à personne que tu as reçu lettre ou vers de moi. Voici le final dont je parle.

Suivaient les vers. A la fin uu post-scriptum, il ajonongait :

Cest absolument senti, je t'assure. Il faut avoir passé par tout ce que je viens de souflrir depuis trois ans, humiliations, (dédains, insultes, pour sentir tout ce qu'il y a d'admirable- ment consolant, de raisonnable, de logique, dans cette reli- gion si terrible et si douce. Oh! terrible, oui ! mais l'homme est si mauvais, si vraiment déchu, et puni par sa seule nais- sance, et je ne parle pas des preuves historiques, scientifiques et autres,qui sont aveuglantes, quand on a cet immense tîon- heur d'être retiré de cette société abominable, pourrie, vieille, sotte, orgueilleuse, damnée.

T'ai-je dit que je pioche ferme l'anglais ; j'ai lu du Shakes- peare sans traduction, le latin pour finir, la Bible, et enfin l'es- pagnol pour l'employer plus tard ; quelle langue, que de cho- ses à lire !

Donc à revoir, à très bientôt, car il faudrait que je revienne en France pour préparer ce procès, dont je n'ai pas voulu, et que je retiens à mon tour. Et comme, en définitive, je suis moins lîète que le père IMauté, comme surtout je suis plus honnête, ce qui est, dans tous les cas, la grande finesse, comme il n'a fait que mensonges, inventions, et méchancetés, je ne redoute rien d'une bonne grosse publicité, que je suis loin néanmoins de provoquer.

D'ailleurs, je m'attends encore à des malices et à des pièges. C'est inutile, après les cochonneries si maladroites dont ils

LA PRISON DE MONS 3q5

ont abreuvé ma captivité, dont ils sont cause, et combien je rougis de m'étre jeté dans des pièges si grossiers ! Il est clair qu'ils essaieront de tout quand je serai libre, mais à toute caresse comme à toute menace je crierai « A bas les pattes! »... A moins qu'un jour.. . ma femme ne revienne à résipiscence, à son ménage, loin de son papa, de sa maman, moment que je n'aperçois pas. En ce cas, elle trouvera l'oubli complet, le pardon, le bonheur, mais que dis-je ? [Ici je supprime un jugement peu charitable, et peut-être téméraire], tu me com- prends du reste. Si tu savais comme je suis détaché de tout, hormis de la prière et des méditations !

Amitiés chez toi.

Ton P. V.

On voit par cette lettre que les sentiments de dévotion faisaient de plus en plus de Verlaine un autre homme ; «n outre, il était malade, et n'avait plus qu'un vaçue es- poir de reprendre la vie conjugale. Visiblement, il éprou- \^it un accablement de plus en plus profond. 11 s'atten- dait à recevoir sa g^râce, et elle n'arrivait point. Les jours se passèrent sans que la bienheureuse délivrance sonnât à la triste horloge de Mons,dont le détenu comp- tait anxieusement les minutes. Le silence officiel répon- dait seul à ses appels à la clémence royale, à l'amitié parisienne. Il était le naufragé dans la nuit, qu'une lueur trompeuse entrevue a réchauffé d'espérance, et qui, se retrouvant perdu dans l'obscurité sourde, s'abandonne et roule, épave hasardeuse, presque inerte, dans Tincon- ^ence et dans l'oubli de tout, désespéré, ou, plutôt, ce qui est pis, devenu incapable d'espérer.

La prison cependant avait été pour lui, en quelque sorte, inspiratrice, presque génératrice. Phénomène rare. La plupart des écrivains, des philosophes, des poètes, des tribuns et des politiques, qui ont subi une longue déten- tion, ont vu leur imagination s'étioler et leur impulsion

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créatrice se stériliser. L'ombre du cachot est mortelle pour la floraison de la pensée. Les exemples abondent. L'auteur de Sagesse fut une exception.

L'isolement, la méditation et le repliement sur soi même ag'irent fortement sur sonesprit.il eut des avatars multiples dans sa cellule. La conversion ne fut pas sa seule métamorphose. Une exacerbation sensuelle, issue de la continence, développée par le souvenir de la chair qui avait été conjug-ale, stimulée par des cérébralités passionnelles, troubla sa poésie, jusque-là plutôt chaste, objective, impersonnelle. Il eut des accès d'érotisme lyri- que dont ses livres postérieurs nous ont gardé la trace- Il s'amusa à combiner, dans son ag-itation claustrale, des visions d'amour et des chants passionnels. Ainsi, l'on retrouve, dans les greffes, pai^mi des papiers de prison- niers, des menus fictifs, des plats succulents et des vins renommés figurent. Le détenu, réduit à la pitance maigre et fade de la maison, l'égalait son imagination de cartes appétissantes. Verlaine, dans sa solitude péni- tentiaire, entre une lecture du catéchisme de Gaume et une invocation poétique à la Prière ou un cantique à la Vierge, composait des poèmes évocatifs et peu édifiants.

Ce fut la prison, avec le souvenir des dissertations d'Arthur Rimbaud, de sa pédagogie rythmique, qui le firent réfléchir sur des combinaisonslyriques,oùla musi- que, une musique versifiée, spéciale et neuve, jouerait un rôle important, ferait plus qu'accompagner l'idée, évoquerait la sensation, le souvenir, la correspondance, comme un parfum représente, aux sens affinés et exer- cés de certains, des visions réelles, des images distinc- tes, des êtres et des choses presque tangibles. La lon- gue admiration qu'il avait pour Baudelaire ne fut pas étrangère à cette conception. Le titre de Romances sans

LA PRISON DE MONS SoT

paroles, trouvé bien après l'inspiration et la confection des pièces disparates qui composent cet intéressant recueil, quoiqu'en apparence sug-g-éré par Mendelssohn, est comme le résumé et la svnthèse de sa nouvelle théo- rie poétique.

Il convient aussi d'ajouter que les événements subis, l'incarcération, la double séparation de la famille et de la société, s'ajoutèrent au désir qu'éprouve tout poète, tout artiste, de chanter sa douleur, et de perpétuer par l'œuvre les moments pénibles de l'existence. L'art devient alors un puissant anesthésique. Verlaine se traita par la poésie personnelle, passionnée. Il renonça à la poésie de ses jeunes années. Zes Poèmes Saturniens, les Fêtes Galantes, c'était la fleur régulière, cultivée, savante, éclose dans le parterre classique ou féodal, français ou exotique du Parnasse, les Romances sans paroles, Sa- gesse,ei les autres poèmes indiqués dans la correspon- dance des prisons de Bruxelles et de Mons, qu'on vient de lire, c'étaient les fruits aux saveurs acres, arrosés de larmes, mûris dans les ténèbres, les fleurs irrégu- lières et farouches de la solitude, semblables à ces vég'é- taux aux reflets métalliques intenses, aux formes sur- prenantes et contournées, dont l'intérieur est rempli de cendres, et qui, parmi les orchidées, se sont développés dans les forêts aux voûtes épaisses, le soleil, la vie joyeuse ne pénètrent jamais.

Les demandes en grâce avaient toutes été écartées, sans motif, probablement sans examen . Les Belges se montrèrent impitoyables. Nous avons établi que le délit [coups et blessures n'ayant pas occasionné une incapacité de travail], aux termes de la loi, ne devait entraîner qu'une condamnation maximum à quelques jours de pri- son. Le gouvernement belge se fût honoré en rectifiant

3g8 PAUL VERLAINE

l'erreur des juges et en corrlg-eant leur excès de pénalité. Il faut cependant reconnaître, à sa décharge, que nulle demande autorisée ne lui vint de France à cet ég-ard. A part Blémont et moi, nul ne sollicita cette grâce parmi les anciens amis de Verlaine. Et il y en avait de très influents déjà à cette époque ; qu'on me dispense de les nommer; presque tous ces phares littéraires, dont l'a- mitié fut à éclipses, ont depuis rayonné sur la gloire de Verlaine, et ont revendiqué l'honneur de projeter leurs feux sur sa tombe.

Il fit donc, comme le pire criminel, sa prison jusqu'au bout. Il ne sortit de son sépulcre administratif que le i 6 janvier 1875.

Sa mère avait fait le voyage de Mons. Elle l'attendait à la porte de la geôle. Ainsi guettent l'ouverture des guichets les épouses fidèles et les dévouées amantes des voleurs libérés et dos assassins graciés. Il fut reconduit à la frontière française, escorté par la police, étant l'ob- jet d'un décret spécial d'expulsion.

jyjme Verlaine mère l'emmena dans sa famille, à Arras et à Fampoux, pour rétablir sa santé et reprendre con- tact avec la société. On contracte malheureusement sou- vent, en prison, des infirmités physiques dont on souffre, et des maladies morales dont on meurt. On peut affir- mer que l'emprisonnement, s'il a modifié le tempérament poétique de Verlaine, a changé aiissi son caractère, l'a placé pour ainsi dire en dehors de la société, et l'a pré- disposé aux entraînements excessifs et aux bizarreries de toute nature, qui vont troiibler son existence et aussi son talent, durant cette troisième phase de sa vie glo- rieuse et misérable.

XIIÏ

PROFESSORAT EN ANGLETERRE ET A RETHEL. -

LUCIEN LETINOIS. VERLAINE CULTIVATEUR

(1875-1881)

]\jme Verlaine mère attendit donc son fils à sa sortie de prison . Que d'effusions ! quel bonheur de tenir son cher Paul serré sur sa poitrine 1 Enfin ensemble ! Ce cri de joie fut double. Il y avait dix-huit mois qu'elle ne l'avait entrevu qu'à distance, sous l'œil d'un surveillant, entre deux grillages de parloir. Et lui, depuis la triste scène de Bruxelles, n'avait plus approché sa poitrine d'une poitrine amie.

Le libéré fut conduit à la gare et embarqué, adminis- trativement. Il étaitsous le coup d'un décret d'expulsion, comme étranger.

Sa mère, qui fit le parcours dans le même train, jus- qu'à la frontière, en troisième classe, au milieu de gail- lards voyageant comme le poète, sous escorte, transférés ou expulsés comme lui, se hâta, le poteau franchi, de l'emmener se reposer, se refaire physiquement et mora- lenoent, dans sa faraille,à Arras,à Fampoux, puis, de là, dans les Ardennes. Très heureux, il la suivit. Une vie nouvelle commençait. Faisait-il vraiment âme neuve ?

Il m'écrivit dès son arrivée chez ses parents, quelques

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jours après sa sortie de la prison de Mons. Il avait été libéré le i6 janvier 1875.

Fampoux, a5 janvier 1876, chez M. Julien Dehée, près d'Arras.

Je réponds un peu tard, mon cher Edmond, à ta bonne let- tre du 31 décembre dernier. Mais l'incertitude du jour de mon départ, l'ennui d'écrire per angusta, et aussi le désir de te surprendre par une brusque entrée matinale, chose tou- jours plus amusante qu'une lettre, m'ont reten u jusqu'à présent.

Je suis ici, depuis le 16 courant, en famille,chez d'excellents parents, avec maman. Je ne puis trop préciser le jour, ni même la probabilité d'un prochain retour à Paris. On est si gentil ici pour moi, il est si bon de respirer l'air, même boréal, de la campagne, que la grande ville ne me tente que tout juste. Tou- tefois je pense que nous ne tarderons plus guère à nous revoir, fin du mois, peut-être avant, peut-être après. De mes projets nous causerons : tu me trouveras probablement changé, bien changé !

Ma santé se remet rapidement. J'espère que la tienne et celle des tiens est satisfaisante.

Tu as raison de penser qu'une de mes premières visites sera pour toi, mon cher ami. Aurons-nous des choses à échanger!

Je te serre bien cordialement la main.

P. V.

Je ne revis Verlaine qu'en passant, pour ainsi dire. Un après-midi rapide de février, nous égrenâmes le chapelet des souvenirs. Il repartit pour le Nord et les Ardennes. Visite à des parents rustiques. Ses mésaven- tures étaient ébruitées. Accueil plutôt froid. Encore sous l'impression de la cellule, et dominé par l'influence des conversations moralisantes avec l'aumônier de Mons, Verlaine réfléchit avec gravité et raisonna sa situation.

Il avait hâte de quitter ces demeures, devenues rébar- batives, d'une parenté mise en défiance. Que ferait-il ?

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Il avait bien un asile toujours ouvert, avec un cœur tou- jours chaud, aux Batig-nolles. Sa mère l'attendait. Vivre avec elle serait doux. Oui, mais il y avait danger et indé- licatesse aussi à choisir ce refuge, M™^ Verlaine avait sa petite fortune bien écornée. Irait-il accélérer sa ruine, en dévorant le capital déjà grignoté, les revenus étant devenus insuffisants ? Non ! il n'entendait pas vivre aux crochets de la maman.

Il fallait donc organiser sa vie à part. Mais et com.ment? Des idées de labeur agricole, des appétences vagues de grande culture, lui vinrent à l'esprit. Il devait les reprendre par la suite. Pour le moment, bien qu'il eût grand goût pour la vie à la campagne, il écarta cette solution : il n'aurait probablement pas les capitaux nécessaires à sa disposition pour acheter ou louer une ferme, et puis il était par trop novice en exploitation rurale. S'il avait eu un de ses cousins, Dehée ou Dujar- din, pour associé et pour précepteur rustique, sûrement il se fût improvisé paysan, mais le peu d'empressement qu'on lui avait témoigné, aussi bien dans les Ardennes qu'en Artois, lorsqu'il avait fait entrevoir aux siens ses intentions de se faire cultivateur, lui firent renoncer à ce projet. Ce n'était, comme on le vit plus tard, qu'un ajournement.

Fallait-il se retourner vers la littérature? Mais d'abord quelle littérature? Il savait, par moi, par bien d'autres, les difficultés du journalisme, combien les places étaient rares et disputées. Il ne se sentait aucune aptitude pour la politique, pour la polémique, pour les besognes régu- lières et pour ainsi dire administratives d'un journal, les plus sûrement rétribuées. Il ne pouvait et ne voulait fabriquer de la copie marchande : faits divers, comptes rendus, romans-feuilletons. Il se sentait peu disposé à

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écrire des œuvres de longue haleine, romans ou études critiques, qu'un éditeur aurait pu accepter. Le théâtre, il le savait inabordable ou à peu près. Quant à la poé- sie, son art, son métier, en somme, il fallait des rentes pour l'exercer. Les quatre volumes qu'il avait déjà publiés n'avaient-ils pas été édités à ses frais? Il ne fallait pas compter sur le manuscrit de Sagesse, qu'il rapportait de prison, à peu près complet, comme sur un instrument de fortune, ni même pour une ressource momentanée.

Et puis la littérature, c'était Paris. Il ne tenait g-uère à habiter la grande ville. Il s'était ouvert très franche- ment avec moi là-dessus. Il se trouvait dépaysé, devenu comme étrang-er chez lui. Plusieurs de ses lettres écrites en prison témoig^naient de son irritation des calomnies, des médisances, répandues sur son compte ; en même temps, il savait que d'anciens camarades rencontrés feiridraientdene pas l'avoir aperçu. Il ne pouvait tabler sur des appuis, sur des recommandations dans notre ancien milieu parnassien. Il recherchait l'oubli, le silence, l'eflFacement. Ce n'était pas le moyen de vivre de la vie littéraire.

Et jpuis, il sentait qu'il lui fallait se refaire une vir- ginité morale, recommencer une existence nouvelle qui ferait oublier l'ancienne. Il devait prouver à tout le monde, et surtout à sa mère, auprès de laquelle il se sentait quelque peu honteux, ce qui activait son désir de gagner sa vie, de subsister par lui-même, qu'il était devenu un autre homme. Le travail, l'existence rég'ulière, ponctuelle, bourgeoise, familiale même un jour, si c'était possible, fourniraient cette preuve indis- cutable. Il voulait qu'on ne pût douter de sa ferme réso- lution. Quitter Paris était le commencement de la démonstration . Paris était séjour périlleux. Il ne fallait

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pas retomber dans les désordres anciens. Il avait comme fait le serment de ne plus s'enivrer. Donnerait-il un démenti au proverbe sceptique sur la durée de ces pro- messes-là? A Paris, les tentations sont partout, il ne pouvait jo;-arantir l'affirmative. Il doutait de sa force de résistance dans ce milieu de facile perdition. Il avait le lang-ag-e et la pensée du frais converti, du néo-chrétien qu'il était devenu. La vie oisive et vag-abonde abandon- née pour toujours, les dissipations et le cabaret évités, même par la fuite, et le travail rég-ulier et honorable sans repos et sans plaisir, voilà ce qui attesterait à tous, à sa mère, aux anciens amis, aux indifférents, qui sait? peut-être à la Séparée, vers laquelle toujours revo- lait sa pensée, la sincérité de sa repen tance et la fermeté de sa nouvelle vocation.

Donc existence à part, hors Paris autant que possible, et travail donnant la pitance et le couvert, tel était le problème à résoudre. II sut parfaitement en poser les termes, et il en trouva la solution, avec une décision dont il ne devait que bien rarement donner l'exemple.

La difficulté se compliquait ainsi : il voulait trouver un emploi et, en même temps, éviter d'être exposé aux sollicitations de l'estaminet et de la rue. Ce fut cette con- dition même qui l'inspira. Il avait examiné ses moyens de travail. Tout ce qu'il avait à sa disposition comme g'ag'ne-pain, outre son diplôme de bachelier, c'était un peu de latinité, repassée en prison, et une connaissance déjà assez étendue de la lang-ue ang-Iaise. Il résolut d'en tirer parti. Le problème était résolu. Il se sentit capable de donner des leçons, mais il entendait que ce fût dans une institution. Il se trouverait retenu. Il ne craignait point le défaut de liberté. Il s'était accoutumé à la claus- tration, à Mons. Il chercherait donc un établissement

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il pût être logé, nourri, gardé, et il enseignerait ce qu'il savait : langue française, latin, anglais. Il avait connu de ces ic boarding-schools » en Angleterre. C'est qu'il chercherait. De l'autre côté du détroit était l'ou- bli, la tranquillité, le labeur paisible, l'existence assurée avec l'honorabilité.

Il avait acquis quelques notions pratiques, durant ses essais de vie anglaise, avant l'incident de Bruxelles. Il savait quel rôle important joue l'annonce dans tout ce qui a rapport au « business », chez nos voisins. Il n'hé- sita pas à adresser à deux ou trois journaux, par l'entre- mise d'un courtier qu'il avait connu auparavant, M. E. Rolland, office de Publicité, Great Windmill street, un avis suffisamment éloquent, il s'offrait comme professeur « au pair », c'est-à-dire avec échange de leçons de français et de littérature contre logement et nourritui-e. Il lui fallait se perfectionner dans la langue anglaise. De ses prétentions modestes.

La l'éponse ne se fit pas attendre. La lettre suivante, datée du lo avril, m'apprit son séjour en Angleterre et son nouvel état :

Stickney, jeudi lo avril. Cher Ami,

Me voici professeur, au pair, dans un village anglais. Per- sonne autour de moi qui parle un mot de français, un traî- tre mot. J'enseigne le français, le latin. .. et le dessin I Je me lire assez bien de ces trois besognes. Et j'enseigne en anglais, ce qu'il y a de plus fort. Quel anglais ! mais depuis huit jours que je suis ici, yirnprove. [je fais des progrès].

Vie en famille. M. Andrews est un jeune homme qui lit le français comme je lis l'anglais, mais qui ne le parle pas.. . Zuze ! Du reste, charmant, cordial, très instruit. Mes élèves sont des enfants très bien élevés et assidus, qui m'apprennent l'anglais comme je leur apprends le français, et c'est ce que je cherche précisément. Combien de temps resterai-je ici? trois

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OU six mois, selon que je saurai parler et entendre. Puis verrai sérieusement à gagner la vie en ce pays-ci, proba- blement maman, j'espère, finira par se presque fixer.

Je n'ai aucune distraction, et n'en cherche pas. Lectures immenses, promenades avec élèves (pas en rang, tu sauras, rien du pionisme ici) à travers de magnifiques meadow^s [prairies] pleins de moutons, etc. Depuis huit jours c'est éton- nant comme je me porte bien, moralement et physiquement.

J'ai semé dans mon passage à Londres les germes de rela- tions qui me seront utiles un jour. Rien des réfugiés, of course [naturellement]. Re\'u quelques vieux débris. Lissa- garay, m'a-t-on dit, est assez dans la panne. Vermersch est en Suisse, Andrieu a tout à fait fait son trou. C'est tout.

Tu m'enverras un tas de racontars. Il n'est pas vraisemblable que de nouveaux potins sur mon « mystérieux départ » n'aient pas eu lieu vers Montmartre, ou rue Fontaine [famille de sa femme]. S'ils pouvaient me voir en ma nouvelle incarnation, j'ose dire qu'ils seraient « astonish'd » [ébahis].

Prochainement plus de détails. Dessins, vers, etc... Pour l'instant, une recommandation : ne divulgue pas mon adresse jusqu'à nouvel ordre. Raisons très sérieuses. Tu remercieras bien Dierx de ses volumes. J'attends impatiemment lettre de toi, longue et substantielle . Ton dévoué.

Mon adresse : M. P. Verlaine, ut M. W Andrews Stic- kney Grammar school, Boston, Lincolnshire.

Mon hameau se nomme Stickney, à 2 ou trois lieues de Boston, mais l'adresse doit être celle que je t'envoie. Silinge !

P. Verlaine.

Il vécut ainsi apaisé, laborieux, régulier, dans cette pension familiale. Il m'écrivit relativement peu, durant cet internat. Il déclara à plusieurs reprises être complè- tement absorbé par ses occupations. Il laissait sommeiller la Muse. Ce furent des mois de recueillement, d'absti- nence matérielle et spirituelle. Il resta uneannée etdemie avec M. Andrews.

L'ennui, le désir de revoir sa mère lui firent quitter

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l'institution de Stickney. Il écrivit à sa mère, qui vint le trouver à Arras,

Il mena, dans cette froide et morne ville de garnison, une vie calme, et, s'il faut en croire la lettre suivante, très rang-ée. On verra qu'il s'occupait à revoir son manuscrit de Sagesse, en vue d'une publication qu'il estimait prochaine, et qui n'eut lieu qu'en 1880.

Arras, le 2 août 1876. Cher Ami,

Je viens te rappeler ta promesse, et vais compter les jours jusqu'à l'arrivée dans ma solitude de cette première partie du Chien du commissaire [un roman de moi].

Tu accompagneras cet envoi d'une bonne lettre bien longue, avec « plenty of détails » sur toutes choses, littérature, etc.

Ici, je vis de plus en plus en ermite. Ai même renoncé au café Sans-Peur, ne vais plus que les après-midi des same- dis pour voir les images dans les journaux illustrés. Le reste de la semaine, le Figaro, acheté au kiosque, car nous avons un kiosque ici, depuis quelque temps, suKit à ma consommation d'actualité. Je versifie à mort et m'occupe beaucoup d'anglais.

Je t envoie deux fragments de mon livre Sagesse, qui sera prêt vienne octobre (époque de mon retour à Paris).

Sois indulgent à ces productions, et toi-même, si tu as quel- que chose en portefeuille, n'oublie pas de « fader » .

Ton vieux,

P. Verlaine.

2, impasse d'Elbronne, Arras {Pas-de-Calais). Maman se joint à moi pour te charger de tous nos compli- ments chez toi.

Il retourna en Angleterre, et se fixa à Boston, à côté de Stickney, avec le désir de vivre en donnant des leçons particulières. Mais, soit pénurie d'élèves, soit défaut de " présentations », il ne réussit pas, et de nouveau il chercha un établissement être attaché. Il entra bien-

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tôt comme professeur de français dans une institution dirig-ée par M. Remington, à Bournemouth.

Plusieurs pièces de vers de Sagesse furent écrites à Bournemouth, notamment celles portant, dans l'édition complète, les n°^ XIII et XV : « l'Eclaboussement des haies », que Verlaine avait intitulée dans son ancien manuscrit « Paysag-e en Lincolnshire >•> et « la Mer est plus belle », désignée sous ce titre : « la Mer de Bour- nemouth ».

Dans une lettre datée de Bournemouth, et contenant ces deux pièces, il parlait de son projet de revenir bien- tôt en France.

7 septembre 77. Cher Ami,

Reçu la première partie de ce « Chien » \le Chien du Commissaire, roman]. L'ai lu avec grand plaisir, et n'at- tends que le reste pour le dévorer à belles dents. Te ferai vivâ voce observations minimes.

Je compte revenir sous peu à Paris, c'est l'instant bien- tôt pour les emplois dans l'instruction,. L'une de mes premiè- res visites sera rue Coq-Héron [mon bureau], à l'Imprimerie Dubuisson, puis Bougival.

Je viens te prier, si quelquefois pouvais voir à voir des occases pour « bibi ». Si quelquefois voyais cet Herbault [notre ancien professeur], expose-lui le cas d'un ex-élève. Enfin tout ce que pourras.

Pour mémoire, j'ai en poche deux splendid certificats anglais, avec visa des autorités locales, et légalisation au Consulat général français à Londres. Tu vois que j'ai mis à profit ton excellent avis d'il y a deux mois.

J'ai des masses de vers. Volume va être achevé. Tâche de me dénicher un éditeur point trop escorchard. Liras ça bien- tôt.

Amitiés chez toi, et crois-moi toujours

Ton bien dévoué, P. V.

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Ci-joint un petit acompte sur l'énorme tas de vers en ques- tion.

Après un certain temps passé à Paris, il séjourna inaperçu, évitant plutôt que recherchant ses anciens camarades, il trouva, par son ami Ernest Delahaye, professeur dans un collège ecclésiastique à Rethel, un emploi qu'il accepta. Il se décida, assez brusquement, à ce nouveau chang-ement d'existence. Il m'informa en ces termes de son entrée au collèg-e Notre-Dame.

Rethel, mercredi i4 novembre 1878.

Mon cher Edmond,

Tu auras compris que si je n'ai pas pris congé de toi, et ne l'ai pas écrit depuis ces six semaines, c'est qu'il y a eu impossibilité absolue. La veille de mon départ, je comptais encore sur une bonne semaine de loisir à Paris, et me propo- sais le plaisir de te demander à déjeuner en ton castel de Bou- gival, lorsqu'une lettre du directeur d'ici m'appela pour le lendemain, par le premier train, au plus tard.

Depuis, il m'a fallu m'organiser, et remettre toute corres- pondance un peu étendue.

Aujourd'hui que me voici à même de respirer un peu, je viens te dire un cordial bonjour, ainsi qu'à tous chez toi..

Je suis ici professeur de littérature, histoire, géographie et anglais, toutes choses amusantes et distrayantes. Régime excellent. Chambre à part. Nulle surveillance « pionnesque ». Rien enfin qui rappelle les « boîtes » universitaires, lycées, collèges municipaux ou simples « bahuts ». La plupart des professeurs, latin, grec, mathématiques, sont ecclésiastiques, et je suis naturellement dons les meilleurs termes avec ces Messieurs, gens cordiaux, simples, et d'une bonne gaieté sans fiel et sans hlague. En un mot ceci est une sorte de « buen » pour moi, j'ai la paix, le calme et la liberté de ma faron de voir et d'agir, bienfait inestimable. Appointements raisonnables.

La politique expire à mon seuil, et je me li^Te en toute pon- dération à la littérature, non payante hélas ! (et encore I) sinon en satisfactions intimes, j'ai nommé les yers, dont je

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t'enverrai de formidables tranches, pour que tu goûtes ce régal a délicat » .

Ville insignifiante ; filatures, campagne (ou plutôt Champa- gne) pouilleuse, pelée, crayeuse, d'assezbeauxbordsd'Aisne,ou de canal des Ardennes ; une église digne d'être vue, mi-par- tie gothique, avec une tour du xve siècle; population ou^Tière et buveuse de vins. Reims à proximité, été l'autre jour. Grande ville, belle cathédrale, splendide église Saint Rémy, ves- tige du ve siècle, intelligemment restaurée une statue de Louis XV « beau comme les amours » en bronze, en empe- reur romain, et ces vers, du temps, sur le piédestal :

De l'amour des Français éternel monument,

Apprenez à toute la terre Que Louis en nos murs jura d'être leur père

Et qu'il a tenu son serment.

Amusant, n'est-ce pas ? et là, au fond, heureux temps, la politique s'en tenait !

Tu vas me répondre bien \'ite, bien long, n'oubliant pas de m'envoyer le Chien, à partir de la 2e partie.

Si quelquefois, en ta qualité de publiciste influent, tu pou- vais te procurer à rceil, la Tentation de Saint Antoine de Flaubert, livre, paraît-il, assez intelligent des matières trai- tées, envoie, je te prie, dès que possible.

Tu m'écriras au collège Notre-Dame ;

Rethel (Ardennes)

et ne communiqueras mon adresse à personne.

Ma famille, AI. Istace et Nouveau sont les seuls à Paris à connaître mon actuelle « Thébaïde ». Donc, moins, même aux anciens camarades, quels qu'ils soient, parnassiens, caba- néristes, ou autres. Je ne veux plus connaître que juste de quoi emplir cette maison do Socrate qui s'appelle l'amitié.

J'espère que tous chez toi vont bien.

Ton vieux et fidèle,

P. V.

Verlaine fut sans doute, dans ces divers établissements un professeur plutôt exceptionnel, mais ces leçons eurent

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certainement un cachet d orig-inalité et de profondeur qui ne se trouvait g-énéralement pas dans le bagag-e pédag-ogique de ses prédécesseurs, et de ceux qui lui succédèrent. Il serait fort étonnant si quelque chose n'é- tait pas resté de son enseignement à ses divers élèves de Sticknev, de Bournemouth, et surtout de Rethel.

Assurément il n'était pas très fort en latinité et en autres matières universitaires, mais il avait un fond solide d'études classiques. Il connaissait bien les auteurs latins, ne manquait pas de notions sur le théâtre grec, et était suffisamment familier avec nos grands écrivains du xvn^ siècle. Il manquait peut-être d'éducation histo- rique. J'avais une assez complète bibliothèque de livres d'histoire : hormis Agrippa d'Aubignéet quelques autres féroces mémorialistes du temps de la Ligue, qu'il con- sulta lorsqu'il songeait à écrire un drame dont Marie Touchet, la maîtresse de Charles IX, serait l'héroïne, jamais il ne m'emprunta de ces ouvrages. Il ignorait, je ne l'en blâme pas outre mesure, Mignet, Gantù, Gervinus, Draper, Buckle, Georges Avenel, Thiers, et même Michelet, dont il n'avait lu que la Révolution française et le volume de la Renaissance. Il possédait des aperçus historiques, par raccourcis et par aphorismes souvent paradoxaux. Il citait volontiers cette phrase par à peu près de Michelet : « C'est au café que la Révo- lution Française s'est faite », allusion aux rencontres des philosophes, des nouvellistes, des grands seigneurs athées et novateurs, au Procope. Je le soupçonne d'avoir surtout puisé ses jugements historiques dans le volume de Barbey d'Aurevilly consacré aux historiens.

Mais, histoire et mathématiques à part, car il n'en- tendait rien aux chiffres et aux lettres algébriques, Ver- laine peut être considéré comme ayant rempli, non seu-

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lement avec conscience, mais avec compétence, sa nou- velle fonction professorale.

En Angleterre, à Sticknej notamment, il avait un peu joué les Maître-Jacques de Tenseig-nement. Il don- nait jusqu'à des leçons de dessin, lui, caricaturiste amu- sant, mais au crayon rudimentaire et à la plume enfan- tine. A Rethel, il eut la double spécialité de la littérature française, sa compétence était indiscutable, et de la langue anglaise. Il possédait donc assez bien l'anglais* mais sa prononciation était douteuse. Les élèves de Notre-Dame durent s'en contenter. Mallarmé, égale- ment professeur d'anglais, mais dans un lycée de Paris, plaisantait volontiers, par la suite, son collègue. Il lui attribuait la méthode, plutôt fantaisiste, de faire pronon- cer par ses élèves ie français courant avec Tintonation des Anglais de café-concert. Ainsi ils devaient dire : « Aoh ! cômente nômez cclla ! » Peut-être Stéphane Mallarmé visait-il surtout le rival supérieur en poésie, en se moquant du collègue en « English teaching ».

S'observant, se guindant, affectant un maintien sé- vère, sans être cafard , Verlaine s'acquit rapidement l'estime des ecclésiastiques du collège. Le Directeur et son collègue du cours de littérature, nommé Eugène Royer, le trouvaient un peu trop boutonné. Les prêtres entre eux, avec leurs commensaux, se départissent volon- tiers de la rigidité professionnelle. Le professeur de rhé- torique, nommé Dogny, essaya de lier connaissance avec ce peu communicatif collègue. Un point de discussion de linguistique fut l'occasion de ce rapprochement. Verlaine, à qui, au fond, cette morgue voulue pesait, ne demanda pas mieux que d'entrer en communication avec des gens qui paraissaient si désireux d'être aimables. Dès lors , il vécut avec le personnel du collège Notre-

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Dame sur le pied d'une intimité très agréable. Il a tou- jours conservé le meilleur souvenir de son séjour dans la pieuse et savante maison.

Le Directeur et les prêtres du Gollèg-e de Rethel ne savaient rien du passé de Verlaine. Il avait tu ses anté- cédents,plutôt inquiétants, de la Commune et de Bruxel- les. On supposait, à certaines paroles qu'il avait dites sur ses voyag"es, sur son séjour dans les départements du Nord, et àsa culture littéraire, dont malg-ré lui il donnait des preuves sérieuses, qu'il avait occupé une situation meilleure, et que des revers de fortune l'avaient oblig-é à se mettre dans le professorat. On ne pouvait se douter que ce collège, à allure de couvent, abritait l'un des plus grands poètes de l'époque, en même temps qu'un irré- g-ulier aux extravagances parfois excessives. Sa ponc- tualité aux classes comme aux offices, la façon grave dont il faisait sa classe, sa tenue édifiante et sa régu- larité dans les pratiques religieuses, ne permettaient pas d'imaginer le Verlaine procédant de Villon. Malgré les sentiments pieux dont il donnait de quotidiens témoignages, nul parmi ces ecclésiastiques simples ne devait soupçonner en lui l'auteur de magnifiques canti- ques laïques, le seul poète religieux moderne.

Dans plusieurs lettres de cette époque, Verlaine me faisait l'éloge de ses collègues et me vantait le charme et la paix de cette retraite, presque conventuelle. Il me certifiait que nul, à Notre-Dame de Rethel, ne pouvait imaginer qu'entre ses classes et les offices il rimât des vers, dont tous n'étaient pas assurément orthodoxes. Il goûtait, en même temps, une neuve et secrète jouis- sance : celle d'être ignoré. C'est une joie de haut goût. Elle n'est accordée qu'à un petit nombre d'êtres. Le « nesciri » est aussi délicieux, plus intense, et plus acre

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peut-être comme saveur à l'esprit, que le « dig-ito monstrari ». Cet incog-nlto, dont les princes n'ont qu'en apparence le privilèg-e, et qui flatte et qui g-ratte délicieusement, à l'endroit le plus sensible de l'âme, est un plaisir, pour ainsi dire, anormal. Verlaine dut s'y livrer comme à une intime débauche. Il éprouvait, dans sa chambre solitaire aux aspects decellule, une jouissance intense, quasi-perverse, à corrig-er, à recopier des vers, tour à tour élég-iaques, sentimentaux, passionnés, dévots et amoureux, en se cachant comme pour une mauvaise action. Avec une ironique et orgueilleuse satisfaction, il se disait : « Nul œil ne me voit ouvrir mes poèmes mystérieux, nulle oreille n'entend le chant silencieux de mes rythmes, et personne, parmi les braves gens de ce coUèg-e, ne saurait se douter que je suis Verlaine, Paul Verlaine, le poète saturnien, le poète précieux des Fêtes galantes, le poète sensitif, souffrant, fantaisiste et railleur à la fois, des Romances sans paroles, bientôt le grand poète chrétien de Sagesse... »

Plus tard, les bons prêtres apprirent, non sans un naïf émoi, quel hôte extraordinaire ils avaient abrité Ils ne comprirent pas très bien, malg-ré l'explication donnée, le personnag-e qu'ils avaient vu, si modeste, s'asseoir à leur réfectoire, partag-er leurs simples con- versations, s'intéresser à leurs menus propos d'internat, s'agenouiller avec eux à la chapelle, et, comme eux, corrig-er les devoirs des élèves. Le professeur de rhétori- que, l'abbé Dog-ny, évoqua le souvenir classique d'Apol- lon chez Admète. Ils ne furent, d'ailleurs, ni scandalisés ni vexés. Habilement on vanta les mérites chrétiens du poète, on cita au supérieur, préoccupé des temps difficiles et des lég-islateurs peu commodes, les iambes vengeurs sur les révérends pères expulsés : « Vous reviendrez bientôt

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les bras pleins de pardons, vous reviendrez, vieillards exquis... » Il fut dit qu'un maître, aussi considéré dans le monde bien pensant, ferait honneur à la maison il avait enseig-né. On fit le silence autour de bruits fâ- cheux accompag-nant lelos et renom du poète. Les élèves participèrent à la vaniteuse remembrance des ex-collè- gfues de l'auteur de Sagesse. En 1897, les anciens du collèg-e de Notre-Dame org-anisèrent à Paris, en l'hon- neur de leur illustre professeur, un banquet. Sur le menu, on voyait le buste du poète que la Renommée entourait, avec la ville de Rethel et son Collège se déta- chant dans un nimbe g-lorieux. Un éloge de Verlaine fut prononcé, à l'issue du banquet, par l'un des organi- sateurs, M. Jean Bourguignon, de la Revue d'Ardmne et dArgonne.

Verlaine, assez brusquement, jeta la redingote de professeur aux buissons d'Ardenne. Il quitta le collège et la chaire pour la ferme et la charrue. Il se fit cultiva- teur. Cette détermination inattendue, comme toute chose, a pourtant son explication. D'abord l'idée, de plus en plus persistante chez lui, elle s'est manifestée très vivement, quelques années plus tard, quand il me fit faire des démarches pour obtenir sa réintégration dans les bureaux de la Préfecture de la Seine, de rentrer dans les rangs réguliers de la société, d'avoir un emploi, un métier, des ressources fixes, et de ne considérer la poésie que comme un délassem.ent, un sport, un agré- ment de la vie et une consolation dans les tristesses. Ensuite, il avait toujours eu du goût pour le sol, pour les choses de la campagne, pour la vie rustique. J'ai publié ses premières lettres de lycéen, transplanté tout à coup dans les terres fortes, plantureuses et tristes d'Arras, et la volupté qu'il trouvait à cette adaptation champêtre.

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Il était de familles terriennes. Plusieurs de ses parents menaient la vie paysanne. Chaque fois qu'il en avait g-oûté, il avait paru ne plus vouloir mang-er d'autre pain que celui qu'on prépare de ses mains, après avoir semé le grain et récolté l'épi. « C'est la fête du blé, c'est la fête du pain ! » est un de ses cantiques non religieux. Il lui plut de tenter de vivre, à son tour, de l'existence qui avait fort bien réussi à ses aïeux, à ses proches.

Ce qui le décida peut-être fut un de ces élans, ctran- g-es, puissants, et souvent mal compris, puis fâcheusement interprétés, qui l'entraînaient vers une amitié. J'ai déjà expliqué les amitiés très vives, presque des passions, mais il faut entendre ce mot sans lui attacher aucun sens charnel, qu'il eut pour différents camarades, comme l'un de ses cousins Dujardin, puis pour Lucien Yiotti, eng-ag-é volontaire avec moi, disparu dans la g'uerre de 1870. Inutile d'ajouter l'exemple d'Arthur Rimbaud.

La science et l'histoire ont déterminé le caractère purement cérébral, platonique, pour employer le terme vulg"aire, de ces sentiments homo-sexuels. Les plus célè- bres philosophes de l'antiquité témoig-naient d'une affection, qui semblait dépasser l'ordinaire amitié, pour quelques-uns de leurs disciples. Platon a traité ce sujet d'une façon très explicite. Le Banquet de Phèdre et le Banquet de Xénophon exposent clairement l'orig-ine et l'effet des sentiments que Socrale, dans la liberté du portique, éprouvait pour ses élèves. Il s'agissait, pour lui, surtout de propag-er son enseig-nement, de s'atta- cher des âmes, de dominer des esprits. Une commu- nion psychique s'établissait entre le maître et le disciple. Tous les réformateurs, tous les fondateurs de relig"ion, tous les prophètes, tous ceux qui ont voulu attirer à eux a jeunesse, exciter des vocations et se créer des parti-

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sans, des admirateurs, des apôtres, des séides, ont manifesté des sentiments affectueux, que la calomnie travestissait, et dont la légende médisante crédule a vite fait de pervertir le sens. Socrate a été accusé de débaucher les jeunes gens qui se pressaient autour de lui, avides de recueillir ses doctes paroles et de savourer le miel de sa sagesse. Les premiers chrétiens, à commencer par Jésus et ses disciples, les philoso- phes, à toutes les époques, les réformateurs, et jus- qu'aux Saint-Simoniens de i84o, avec le Père Enfantin, dans la thébaïde de Ménilmontant, ne faisaient-ils pas montre d'une amitié bien chaleureuse pour quelques- uns de leurs adeptes ? Verlaine, qui, surtout dans ses dernières années, avait la manie innocente, à de cer- taines heures d'expansions, d'ailleurs très publiques, nullement derrière des persiennes abri des luxures secrètes, mais sur des banquettes de café, d'invoquer paternellement ses jeunes amis, comme Maurice du Ples- sys, Anatole Baju, Gazais, ne devait pas échapper aux soupçons de la malignité. Ces accusations, renouvelées de l'antique, n'allèrent pas cependant jusqu'à lui faire boire la ciguë. Il se contenta de hausser les épaules et de vider son verre d'absinthe, en compagnie de ribaudes de son choix, peu favorisées par la beauté, mais com- plaisantes et joyeuses, les Esther, les Philomène, les Eugénie.

Verlaine se prit donc d'amitié pour un de ses élèves, Lucien Létinois. C'était le fils d'un cultivateur, à Coulommes, arrondissement de Vouziers, Ardennes, le 37 février 1860. Un grand garçon pâle, mince, mai- griot, dégingandé, à l'air sournois et naïf; un rustre dégrossi, prétentieux légèrement et sentimental assez. Un berger d'opéra-comique. Colas à la ville. Son père.

PROFESSEUR ET CULTIVATEUR ^jn

madré paysan, l'avait mis au collèg-e, désireux d'en faire un monsieur, un employé, un fonctionnaire peut- être. Les renseig-nements précis manquent sur ce paysan- écolier. Verlaine a été sobre de détails à son égard, dans ses autobiog-raphies et confessions en prose ; en revan- che, il l'a célébré, poétisé, idéalisé, magnifié, dans ses vers. Ne pouvant, comme l'empereur Hadrien, élever un mausolée de pierre à cet Antinous ardennais, il a cons- truit, dans Amour, un monument lyrique qui paraît indestructible. Ce campagnard a conquis la grande illusti-ation, et le voilà compagnon d'immortalité de Bathylle et de Corydon.

Il a tracé de ce jeune homme un portrait, sans doute flatté, mais d'une touche gracieuse. L'écho lointain des odes d'Anacréon et des églogues virgiliennes murmure dans ces vers délicats, il dépeint son jeune ami, pati- nant « merveilleusement » sur la glace :

Fin comme une grande jeune fille. Brillant, vif et fort, telle une aiguille, La souplesse, l'élan d'une anguille. Des jeux d'optique prestigieux, Un tourment délicieux des yeux, Un éclair qui serait gracieux. Parfois il restait comme invisible, Vitesse en route vers une cible Si lointaine, elle-même invisible.. .

Après cette description, qui fait hypotypose, et en même temps qui semble noter le bruissement du svehe patineur sur le miroir congelé, il nous montre son cama- rade dans le majestueux et calme décor des champs, parmi le sain labeur rustique :

. . . J'y voyais ton profil fluet sur l'horizon Marcher comme à pas vifs derrière la charrue,

27

4l8 PALL VERLAINE

Gourmandant les chevaux ainsi que de raiso Sans colère, et criant : diah I et criant : hue Je te voyais herser, rouler, faucher parfois, Consultant les anciens, inquiet d'un nuag^e, L'hiver à la batteuse ou liant dans les bois. Je t'aidais, vite hors d'haleine et tout en nage. Le dimanche, en l'éveil des cloches, tu suivais Le chemin de jardins pour aller à la Messe. . .

Ce jeune homme était pieux. Nouveau motif d'atta- chem^ent pour Verlaine.

Pauvre g-abarre désemparée, son âme espérait sans cesse trouver un port dans la religion. Ce n'était pas la bonne volonté qui lui faisait défaut, c'était la foi vraie, la certitude aussi. Il avait trop lu dans sa jeunesse Louis Biichner, Moleschott, Feuerbach et autres philosophes scientistes et matérialistes. Il espérait que ce jeune et simple croyant, avec lequel il disputait, « notre entretien était souvent métaphysique », et qui opposait à ses dou- tes « sa foi de charbonnier », le maintiendrait, le ramè- nerait dans ce sentier de la foi, il faisait surtout la profession buissonnière.

Il évoque ensuite son ami en militaire, car, dans une partie à lui consacrée d'un de ses recueils [Amour], il l'a dépeint sous vingt traits et dans autant d'attitudes, réelles ou fictives. Lucien Létinois devait faire son ser- vice militaire, brutalement abrégé par la mort, dans un régiment d'artillerie, à Paris. Ce souvenir hante son esprit attristé, et le poète, l'âme dépareillée, exhale sa douleur en des vers exquis :

Je te vois encore à cheval.

Tandis que chantaient les trompettes,

Et ton petit air martial

Chantait aussi, quand les trompettes.

Je te vois toujours en treillis,

PROFESSEUR ET CULTIVATEUR 4l9

Comme un lonsf Pierrot de corvée, Très élégant sous le treillis. D'une allure toute trouvée. Je te vois autour des canons, Frêles doigts dompteurs de colosses, Grêles voix pleines de crés noms, Bras chétifs, vainqueurs de colosses. Et je te rêvais une mort Militaire, sûre et splendide, Mais Dieu vint qui te fit la mort Confuse de la typhoïde. . .

Verlaine a expliqué en partie l'affection qu'il éprouva pour ce jeune fils des champs. D'abord : « j'ai la fureur d'aimer! » clame-t-il. Ça, c'est un cri vrai. Plus d'une fois, il s'est laissé entraîner par ce torrent d'amour, qu'il roule en soi : déception, désillusion, découragement, dé- tresse. Embarqué pour l'île des chimères, il n'en rap- porte rien que d'affreux désespoirs, puis il rembarque. Et puis la mort intervient.

... Que lui fait la mort, sinon celle d'un autre !

Ah ! ses morts ! Ah ! ses morts! mais il est plus mort qu'eux!

Quelque fibre toujours de son esprit fougueux

Vit dans leur fosse, et puise une tristesse douce.

Il les aime, comme un oiseau son nid de mousse ;

Leur mémoire est son cher oreiller, il y dort ;

Il rêve d'eux, les voit, cause avec et s'endort

Plein d'eux...

Ensuite, ce sentiment pour un g-arçon beaucoup plus jeune que lui, qui n'était ni de son milieu, ni de son éducation artistique, eut pour cause un dérivatif louable de l'amour paternel. Verlaine retrouvait en lui son fils éioig-né, comme mort pour lui.

On sait que, lorsque Verlaine quitta la maison des parents de sa femme, devenue le théâtre de querelles quotidiennes, il laissait presque au berceau un jeune

420 PAII. VERLAINE

garçon. La procédure de séparation decorps, le jugement, et, par la suite, le divorce attribuèrent la g-arde de l'en- fant à la mère. Celle-ci d'ailleurs, de son mieux, et avec ses ressources modiques, pourvut aux besoins et à l'é- ducation du jeune Georges. Quand celui-ci atteignit l'ado- lescence, la femme de Verlaine s'était remariée ; elle avait d'autres enfants ; elle voulut donner à son fils un métier manuel, susceptible de le faire vivre. On mit le jeune homme en apprentissage à Orléans, chez un hor- loger. Verlaine sut l'état auquel on destinait son fils^ et approuva. Il eut même des réflexions avantageuses sur la profession d'horloger.

Georges Verlaine ne devait pas exercer ce métier. Il revint en Belgique auprès de sa mère . Il était au service militaire, et, malheureusement, malade à l'hôpital, quand son père mourut. Ni le père ni le fils ne se sont connus.

Le jeune Georges, rétabli et libéré, vint aussitôt me trouver à Paris. Je fus frappé, en apercevant son haut front, en examinant son regard, son allure, de la grande ressemblance, avec plus de régularité dans les traits et de symétrie dans le visage, qu'il avait avec son père à dix-huit ans. Le jeune Verlaine fut quelque temps auprès de moi comme secrétaire ; il fut également uti- lisé, en cette qualité, parM. Joseph Uzanne, et s'occupa de la confection de l'Album Mariani. Il a été ensuite com- mis dans une librairie. En dernier lieu, j'ai pu le faire entrer dans les services du Métropolitain, il est encore. Il s'est marié, et j'ai été son témoin.

Très respectueux envers la mémoire paternelle, n'ayant pas voulu s'immiscer dans les récriminations conjugales, aimant sa mère, reconnaissant de ses soins, de ses sacri- fices pour lui, il a conçu une admiration profonde pour

PROFESSEUR ET CULTIVATECU 421

le génie de son père, en même temps qu'il s'est institué, avec une louable fierté, le g-ardien de sa gloire et de ses œuvres. Il a veillé à la publication de l'édition dernière des Œuvres complètes.

Bien que n'ayant pas eu la joie d'embrasser son fils, et la possibilité de s'occuper de lui, Verlaine songeait souvent à ce petit être issu de lui, d'un unique et grand amour, qui grandissait loin de lui, qui peut-être ne le connaîtrait jamais ou le méconnaîtrait. Il se pré- occupait de sa destinée. Quelle page intéressante que celle où, supposant son fils en âge d'être soldat, il imagine de lui donner des conseils, l'exhortant à servir la Patrie, il s'efforce d'en faire un bon soldat, un honnête homme et aussi un bon chrétien. Verlaine écrivit ce sermon laïque, en 1874, à Mons, en cellule. J'ai déjà insisté, dût cette constatation déplaire à quel- ques-uns des récents admirateurs de Verlaine, sur le sentiment patriotique très vif chez l'auteur de l'Ode à Metz. Il détestait et flagellait « l'artisterie anti-patriote».

Il demande donc à son fils, sous les drapeaux, de se montrer fort contre le respect humain et de faire son devoir de chrétien tout entier, sans s'inquiéter des sots ou des méchants, sans propagande non plus. Il lui donne des préceptes de conduite parfaits. Il était, hélas ! com- pétent en plus d'une de ces matières, et il avait connu, en y succombant, les tentations contre lesquelles il s'ef- forçait de mettre en garde le jeune conscrit de 1880 : les femmes et laboisson. « Un petit verre d'eau de vie, plate mais inoffensive récréation, invite au deuxième qui vous échauffe, et au troisième qui vous excite ; le quatrième vous habitue, et dès lors, c'est la fin de l'homme, dans quelles catastrophes 1 »

Verlaine allait un peu loin dans sa prédiction ver-

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tueuse. Il devenait semblable aux prédicants ang'licans, les « teatotalers ». De même il exag-érait quand, comme s'il eût pressenti les conflits de ces derniers temps, il conseillait à son fils soldat de ne pas servir contre «Dieu et ses ministres ». Il parlait alors en catéchumène des prisons belges, et non en fils d'officier qui doit se sou- mettre à l'ordre d'où qu'il vienne, à la consig-ne quelle qu'elle puisse être. Il est vrai qu'il terminait son exhor- tation en disant : « Sois français, quand même ! »

A plusieurs reprises, il a évoqué l'imag-e de son fils dans ses poésies, dans ses écrits en prose. Le volume Amour se termine par cette noble apostrophe à George Verlaine:

Voici mon testament : Crains Dieu, ne hais personne, et porte bien ton nom, Qui fut porte dûment.

Le besoin, la fureur d'affection, comme il a défini lui- même ce besoin d'attachement, poussèrent Verlaine, lors- que Lucien Létinois quitta le collège, à le suivre. Il renon- ça au calme de la vie collégiale. Il abandonna cette vie studieuse, paisible, et semblable à celledes pieux savants claustrés du moyen-âge, pour la vie rurale. Il donna donc sa démission de professeur, partit de Rethel, et vint s'installer à Coulommes, chez Lucien Létinois. Les parents du jeune homme ne virent pas avec déplaisir l'arrivée de ce pensionnaire. Ils étaient pourvus de l'avi- dité rurale, et comptèrent bien s'arrondir aux dépens de ce monsieur de la ville qui voulait se faire paysan.

Voilà donc Verlaine campagnard, et bientôt cultiva- teur. Il y a deux périodes dans l'existence rustique du poète. La première part de 1878 à 1881. Elle fut relati- vement paisible. Verlaine, après quelque temps passé

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chez les parents de son ami, lisant, fumant, rêvant, écri- vant peu, ruminant son existence, résolut de devenir, de paysan amateur, véritable agriculteur. Les parents de Létinois l'encourag-èrent, le stimulèrent. Peut-être firent- ils agir leur fils, et usèrent-ils de son influence pour décider le pensionnaire à se mettre dans ses meubles, c'est-à-dire dans ses terres.

Verlaine fit venir sa mère auprès de lui, qui, toujours désireuse de complaire à son fils, redoutant pour lui les tentations de la ville, ne g-oûtant que médiocrement la profession de poète lyrique, approuva fort son projet de s'installer, de devenir fermier. Une ferme fut donc ache- tée à Juniville. C'est un chef-lieu de canton de l'ar- rondissement de Rethel; la Retourne divise ce bourg-, il y a, comme industrie, des filatures de laine pei- g-née, et le commerce des bestiaux a une certaine importance. Ancienne ville fortifiée, c'est auprès de Juni- ville que Turenne a campé avant la bataille de Rethel.

L'acquisition fut faite au nom de Létinois père. Ver- laine prétexta le dang-er qu'il y aurait à mettre sous son nom une pi'opriété qui pourrait être visée par sa femme, poursuivant ses reprises, et devant réclamer provision et dépens, à la suite de l'instance en séparation de corps. En réalité, il n'avait aucune crainte de ce g-enre à avoir ; les frais de l'instance avaient été liquidés et payés . La séparation de biens était issue de la séparation de corps, bientôt transformée en divorce ; il n'y avait pas à redouter de poursuites de ce côté. D'ailleurs, Verlaine aurait pu mettre la propriété au nom de sa mère. Celle-ci fut, d'ail- leurs, peu satisfaite de cet arrang-ement, et elle laissa son fils en proie aux Létinois .

Le fermier avait paru sui-tout s'intéresser aux jeux de lumière parmi les arbres, au matin clair et au cou-

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chaot mordoré. 11 a décrit, en de très beaux vers g^éor- g-iques, ses travaux et ses plaisirs champêtres, dans cette campag-ne ardennaise. Il voulait bien se mettre à la besog-ne, mais ses mains, qui tenaient la lyre, étaient inhabiles à manier la bêche. Il manquait d'expérience pour la direction des travaux, et le jeune Létinois, mal- g-ré une plus g'rande aptitude, était souvent retenu, détourné par lui de la besog-ne. On bavardait, on flânait. « Notre essai de culture eut une triste fin )i, a confessé le poète. Il mang^eait de l'argent, comme on dit vulgai- rement, et la terre, rebelle à ceux qu'elle considère comme des intrus, ne rendait pas à ce citadin l'équiva- lent même de l'engrais et de l'or qu'il lui prodiguait. Le père Létinois laissait faire, approuvant, hochant la tête, ne disant ni oui ni non. Il guettait la déconfi- ture.

Verlaine dégoûté, perdant la tête devant certaines menaces, et intimidé par la réception de quelques papiers timbrés, peut-être au fond las de la culture, et désireux de recommencer, avec Lucien Létinois, les vagabondages d'antan en compagnie de Rimbaud, se résolut à déguer- pir. Il décida Lucien à le suivre. Un beau matin, la ferme se trouva vide de .ses habitants. Le père Létinois, pour garder la propriété, qui, légalementd'après les actes notariés, était la sienne, bien qu'il n'eût pas déboursé un sou de ce chef, vint s'installera Junivillo. Plus tard, il vendit la ferme, à son profit naturellement.

En quittant Jiiniville, Verlaine s'en fut, avec son jeune compagnon, vers le but comme traditionnel de ses dépla- cements à la suite d'incidents, de ruptures ou de mésa- ventures. C'est à Londres que les deux amis allèrent oublier les mécomptes de la culture et les médisances du village, car l'intimité, nullement cachée d'ailleurs, du

PROFESSEUR ET CULTIVATEUR 425

maître et de son élève n'avait pas manqué de susciter de méchants propos.

Ce séjour à Londres, tranquille, l'on vivait ignoré, abrité, ne pouvait se prolonger, l'argent faisant défaut. Il fallut songer à regagner Paris. La maman Verlaine était là. Auprès d'elle, on trouverait l'affection si douce et la pitance si nécessaire. Et puis, le père Létinois, ayant bazardé la ferme de Verlaine, était venu s'établir dans la banlieue de Paris, à Ivrv (Seine), rue de Paris, no i4. Verlaine et sa mère logèrent alors à Boulogne-sur-Seine, rue des Parchamps.

Durant cette période, séjour à Paris, entre deux essais de vie rustique ( 1 88 i-i 883), Verlaine fit les démarches, dont on a vu plus haut le résultat négatif, pour obte- nir sa réintégration d'emplové dans les bureaux de la Préfecture. En même temps, il s'efforça de reprendre pied dans la vie de Paris, dans le monde littéraire. Ce fut le temps je le présentai au Réveil, en même temps qu'il publiait, sans aucun succès, sans le moindre retentissement, Sagesse^ chez l'éditeur Palmé. Nous reviendrons, dans le chapitre suivant, sur cette seconde incarnation de Verlaine poète, sur cette résurrection littéraire pour ainsi dire, mais nous devons terminer l'exposé de sa carrière de cultivateur.

Une catastrophe s'abattit sur lui, brusquement. Lucien Létinois tomba malade. La fièvre typhoïde bientôt l'em- porta. C'est à TFIôpital de la Pitié qu'il succomba. Verlaine éprouva un violent chagrin. Dans son livre Amour, il a exiialé sa douleur, en vers admirables, égaux, sinon supérieurs à ceux des Contemplations, Victor Hugo a pleuré la mort tragique de sa fille Lcopol- dine.

Il a trouvé, pour noter ce requiem, d'un lyrisme et

426 PAUL VERLAINE

d'une simplicité incomparables, des accents funèbres et familiers, qui vous font vibrer l'être, tout comme au son mélancolique et grave du violoncelle. Peu de poèmes sont d'une intensité aussi profonde que cette pièce courte, il évoque les rencontres d'autrefois avec le cher dis- paru. Il parle delà g-are d'Auteuil comme d'un paradis, puisqu'il devait l'y rencontrer, et il se rappelle avec une joie douloureuse ses stations :

... Au bas du rapide escalier,

Dans l'attente de toi, sans pouvoir oublier

Ta grâce, en descendant les marches, mince et leste,

Comme un ange, le long de l'échelle céleste.

Les deux amis s'en vont sous les arbres, devisant, abordant même des points de théologie, de métaphy- sique, le doute opposé à la foi,

O tes forts arguments, ta foi de charbonnier!... Et puis nous rentrions, plus que lents, par la route Un peu des écoliers, chez moi, chez nous plutôt, Y déjeuner de rien, fumailler vite et tôt. Et dépêcher longtemps une vague besogne.

Et puis ce cri éloquent, synthèse du désespoir, accen- tuation du fatidique « Nevermorc » d'Edg-ard Poe :

Mon pauvre enfant, ta voix dans le bois de Boulogne !

Verlaine assista à son agonie, à l'hôpital de la Pitié. Il le conduisit au cimetière populaire d'Ivry, du moins les tombes sont à l'abri « des multitudes bêtes des diman- ches». Ivry n'est pas, comme le Père-Lachaise, un « but de promenade », un musée macabre, un numéro tradi- tionnel dans la représentation urbaine que l'Ag-ence Gook donne à ses clients.

Dans une majestueuse lamentation, Verlaine, se sou-

PROFESSEUR ET CULTIVATEUR 42?

venant de Job, g"émit, et n'ose accuser la divinité qui l'a cruellement frappé dans son affection :

Mon fils est mort. J'adore, ô mon Dieu, votre loi... Vous châtiez bien fort. Mon fils est mort, hélas 1 Vous me l'aviez donné, voici que votre droite Me le reprend, à l'heure mes pauvres pieds las Réclamaient ce cher guide en cette route étroite. Vous me l'aviez donné, vous me le reprenez : Gloire à vous ! . . .

Dans tous ces poèmes attristés, Verlaine fait montre de la résig-nation la plus chrétienne. Il s'écrie avec l'é- vidence du fatalisme croyant:

Seigneur, j'adore vos desseins, Mais comme ils sont impénétrables !

Et puis, il se considère comme puni. La mort de cet enfant adoptif était une expiation. Il n'aurait pas substituer ce fils d'élection à l'enfant légitime, qui plus tard lui reviendrait, comprenant combien son père avait « enduré de sottises féroces ». Il fallait laisser ce jeune homme, pauvre et gai, dans son nid, sans le mêler à son exil, à ses jeux orageux. Cette adoption fut le fruit défendu, et le ciel l'a puni.

A cette exaltation mystique, qui conduit le poète con- verti à se donner comme la discipline morale, Verlaine ajouta un témoignage, certainement sincère, de la pureté absolue de cette amitié, que n'épargna point la calom- nie, quand elle fut connue. Il dépeint toujours Lucien Létinois comme un être pur, dont la vue et la présence le purifiaient :

De lui, simple et blanc comme un lys calme, aux couleurs D'innocence candide et d'espérance verte, L'Exemple descendait sur mon âme entr'ouverte,

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Et sur mon cœur qu'il pénétrait, plein de pitié, Par un chemin semé des fleurs de l'amitié!...

Quand il le désig-ne, le jeune ami ravi si brutalement à son affection, c'est toujours à l'aide de périphrases séraphiques : « l'ange ignorant de nos routes », puis c'est « le pur esprit vêtu d'une innocente chair ». Il le dénomme à plusieurs reprises « son bon ange ».

Comme il le voyait en imagination, militaire, mou- rant même de la mort brillante et tapageuse du soldat, et non, dans une salle d'hôpital, la typhoïde « confuse » l'abattant, il lui arrivait de rêver pour lui mariage dans l'avenir, et de lui découvi-ir idéalement une fiancée. Ce sont, disait-il, des rêves que, pour le fils de son nom, fait un père de chair. Sa paternité « spirituelle » repro- duisait ces songes du futur et ces projets d'établisse- ment. Il évoquait « la parfaite, la belle et sage fian- cée » :

Je cherchais, je trouvais, jamais content assez. Amoureux tout d'un coup et prompt à me reprendre, Tour à tour confiant et jaloux, froid et tendre, Me crispant en soupron, plein de soins empressés;

Prenant ta cause enfin,jusqu'à tenir ta place, Tant j'étais tien, que dis-je ? tant j'étais toi, Un toi qui t'aimait mieux, savait mieux qui et quoi. Discernait Ion bonheur de quel cœur perspicace !

Puis, comme ta petite femme s'incarnait, Toute prête, vertu, bon nom, grâce et le reste. O nos projets ! Voici que le Père Céleste, Mieux informé, rompit le mariage net...

Ces vers à Amour et d'autres de Bonheur, donnent à cette affection de Verlaine pour Lucien Létinois, jeune homme lilial, un caractère évident de pureté

PROFESSEUR ET CULTIVATEUR 4^9

et de vertu, que ne prirent pas toujours, par la suite, les camaraderies tapag-euses et débraillées du poète . Il a ainsi défini son sentiment pour Lucien, ang"e gardien, bon conseil, planche de salut dans le naufrage des passions :

Tu vins au temps marqué, tu parus à ton heure. Tu parus sur ma vie et tu vins dans mon cœur. Au jour cHmatérique où, noir vaisseau qui somhre. J'allais noyer ma chair sous la débauche sombre, Ma chair dolente, et mon esprit jadis vainqueur.

Et mon âme naguère et jadis toute blanche!... ..^ Je t'estime et je t'aime, ô si fidèlement Trouvant dans ces devoirs mes plus chères délices. Déployant tout le peu que j'ai de paternel.

Plus encor que de fraternel, malgré l'extrême Fraternité, tu sais, qu'eut notre amitié même, Exultant sur ce presque amour presque charnel.

Presque charnel à force de sollicitude Paternelle vraiment et maternelle aussi...

[Bonheur, XV.)

Et il ajoute cette déclaration d'amitié, qu'il convient de retenir, et qui doit servir de bouclier contre les traits de la calomnie et de la légendaire imputation dont la mémoire de Verlaine est encore criblée :

... Soyons tout l'un pour l'autre, en dépit de l'envie. Soyons tout l'un à l'autre en toute bonne foi.

Allons, d'un bel élan qui demeure exemplaire. Et fasse autour le monde étonné chastement, Réjouissons les cieux d'un spectacle charmant, Et du siècle et du sort défions la colère. Nous avons le bonheur ainsi qu'il est permis. Toi, de qui la pensée est toute dans la mienne.

43o PAUL VERLAINE

11 n'est dans la légende actuelle et l'ancienne Rien de plus noble et déplus beau que deux amis.

{Bonheur, XV.)

Ces invocations à l'amitié sont touchantes et formu- lées en vers délicieux. La mort stupide brisa ce doux lien fraternel. Le coup fut rude pour le poète, funeste aussi. Eg"oïste, la postérité peut estimer que la dispa- rition de ce jeune homme lui vaut les parfaites élég-ies d'Amour, mais cet égoïsme doit faire supputer aussi la perte en belles œuvres que la mort du « bon ang-e » entraîna. Le frein moral était rompu, et Verlaine allait dévaler bien rapidement [sur une pente mauvaise, au bord de laquelle était un i^trou, s'abîmèrent, avec la santé, le calme, le bien-être, et la dig'nité, une part du beau talent du poète.

XIV

RETOUR A PARIS. RENTREE DANS LA VIE LITTE- RAIRE. SAGESSE. LE REVEIL. LES POETES

MAUDITS. LES MEMOIRES d'uN VEUF

(i88i-i883)

Verlaine, revenu à Paris, il habita successivement Boulogne-sur-Seine, la rue de Lyon, puis rue de la Roquette, 17, ayant renoncé à la culture, pas définitivement d'ailleurs, s'était efforcé de reprendre sa place, son rang-, dans la littérature. Il avait perdu toutes ses relations, ne connaissait plus ni auteurs ni libraires. Il m'était difficile de lui procurer un éditeur. Je cher- chais pour moi-même cet intermédiaire indispensable. Mais les libraires Dentu et veuve Tresse [Victor Stock], qui m'éditaient mes premiers romans, ne voulaient pas entendre parler de poésies. Enfin l'éditeur catholique Victor Palmé accueillit le manuscrit, que le poète sollici- teur trimballait, avec un monotone insuccès, de librairie en librairie. Victor Palmé accepta ce volume de poésie, non pas parce que les vers lui semblaient beaux, et qu'il eût, comme un autre Lemerre, le goût d'éditer les poè- tes, mais uniquement parce que l'ouvrage de M. Paul Verlaine lui était recommandé par des personnes pieu- ses, comme susceptible de fournir une lecture édifiante.

432 PAUL VERLAIXE

Ce volume était tout bonnement Sagesse. Ce fut, non pas comme un des plus beaux livres de notre littérature, comme le seul poème religieux que le xix' siècle ait produit, que Sagesse eut les honneurs de l'impression, mais comme un recueil de cantiques nouveaux, sus- ceptible de varier la monotonie du répertoire liturg-ique, l'on célèbre, en vers de mirliton, le mois de Marie, le mois le plus beau, les âmes ferventes qui doivent g-oûter tous les dons du Seig^neur, et le divin Enfant pour le salut du monde. L'éditeur inconscient a acquis une gloire bibliographique incontestable. Assurément, comme chrétien, le fait d'avoir publié cet hymne supérieur a lui mériter une place d'honneur au Paradis, dans les cliœurs célestes que dirige sainte Cécile, mais, comme libraire, il fit une détestable affaire.

Il en maugréa longtemps.

Ce livre qui, par la suite, devait placer Verlaine au premier rang des poètes, passa complètement inaperçu . Les premiers lecteurs désignés, les poètes, firent défaut. Nulle voix ne s'éleva dans la presse pour signaler l'ap. parition de ce recueil incomparable, d'une originalité surprenante. Je fis bien paraître un article élogieux jus- tement sur ces poèmes, que je possédais pour la plu- part, en manuscrit, et dont j'avais eu le plaisir d'être le premier lecteur. Mais j'écrivais cette année-là uni, quement dans des journaux politiques, comme le Mot d'ordre. Mon article sur 5a</esse, forcément écourté, ne tomba point sous les yeux de lecteurs que la poésie intéressait. La clientèle ordinaire du journal dédai- gna un ouvrage qui paraissait « clérical ».

Sagesse eut, de plus, la malchance de n'être point en odeur de sainteté, ou mieux de publicité, auprès de la clientèle catholique. L'éditeur, mécontent de s'être

SAGESSE ' 433

fourvoyé en imprimant ce livre, au g-enre inusité chez lui, qui tenait sur ses rayons la place des ouvrag-es de piété dont il avait la spécialité et le débit, se hâta de faire descendre à la cave tout le stock. Ensuite, pour débarrasser ses locaux, il vendit au soldeur la totalité de l'édition . Tout, ou à peu près, se fondit sous le pilon. L'éditeur Palmé se promit bien de ne plus éditer de vers, si emplis d'onction, si parfumés d'orthodoxie qu'on les lui affirmât. Il avait raison, ce négociant en parois- siens. Les dévotes n'achètent point de volumes de vers. Le clergé n'a pas le temps de lire, surtout depuis que la politique le préoccupe , et lui fait partager son temps entre la lecture des journaux et celle du bré- viaire. Et puis, la poésie n'exhale-t-elle pas toujours un parfum pi-ofane, et Sagesse ne valait pas le Manuel ordinaire des cantiques, approuvé par l'archevêché.

L'éditeur Palmé s'était abusé, mais il était peu apte à lancer un livre de douce, pénétrante et profonde poé- sie comme celui-là. Il a se consoler depuis de l'in- succès initial, si l'un de ses commis eut l'idée, par hasard, de mettre de côté quelques exemplaires des bouquins, alors invendables. L'édition originale de Sagesse^ dont il n'existe que quelques échantillons, volumes donnés à de rares amis, est très recherchée des bibliophiles. Vingt ou trente volumes sauvés du pilon eussent remboursé au pieux Palmé les frais de cette publication, jugée par lui malheureuse et maladroite.

L'édition originale de Sagesse est un volume oblong, format bâtard, se rapprochant de l'in-S''. Il comporte 106 pages seulement. Le caractère est assez gros, l'impres- sion très nette, d'aspect ancien. La couverture jaune- grisâtre. Elle porte ces intitulés : A Paul Verlaine Sa- gesse — , la marque de l'éditeur avec l'exergue : Susti-

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434 PAUL VERLAINE

nens palmas Domini, un écusson avec griffons et un lion dressé, la queue hérissée et la tête tournée. » Au bas, la mention : « Paris. Société générale de Librairie catholique. Paris, ancienne maison Victor Palmé, 76, rue des Saints-Pères. Bruxelles, ancienne maison Henri Gœmare,2g,rue des Paroissiens. M. D. G. G. G. LXXXI. » Sur la feuille de garde se trouvent ces mentions : « Du même auteur : En préparation : Amour. Voyage en France par un Français. » Et au bas : « Evreux, Im- primerie de Charles Hérissey. »

Aucune des pièces de vers du recueil n'est précédée de dédicace. L'ouvrage, à la première page, porte cette seule dédicace, sobre et bonne : « A ma mère. »

L'édition originale a une préface, qui n'a pas été réimprimée en tête du recueil, contenu dans le tome I*"" des Œu^'Tes complètes, édition de 1899, chez Léon Vanier. Pourquoi?

Je crois devoir reproduire cette préface, intéressante à plus d'un titre, l'édition originale ayant disparu, et l'é- dition subséquente, parue chez Vanier, étant rare dans le commerce.

Voici, dans son entier, la Préface de Sagesse, édi- tion originale :

1^'auleur de ce livre n'a pas toujours pensé comme aujour- d'hui. Il a longtemps erre dans la corruption contemporaine, y prenant sa part de faute et d'ignorance. Des chagrins, très mérites, l'ont depuis averti, et Dieu lui a fait la grâce de comprendre l'avertissement. Il s'est prosterné devant l'Autel longtemps méconnu, il adore la Toute Bonté et invoque la Toute Puissance, fils soumis de l'Eglise, le dernier en mérites, mais plein de bonne volonté.

Le sentiment de sa fail)lesse et le souvenir de ses chutes l'ont guidé dans l'élaboration de cet ouvrage, qui est son pre- mier acte de foi public depuis un long silence littéraire : on

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n'y trouvera rien, il l'espère, de contraire à cette charité qae l'auteur, désormais chrétien, doit aux pécheurs, dont il a, jadis et presque naguère, pratiqué les haïssables mœurs.

Deux ou trois pièces, toutefois, rompent le silence qu'il s'est en conscience imposé à cet égard, mais on observera qu'elles portent sur des actes publics, sur des événements dès lors trop généralement providentiels, pour qu'on ne puisse voir dans leur énergie qu'un témoignage nécessaire, qu'une Confession sollicitée par l'idée du devoir religieux et d'une espérance française.

L'auteur a publié très jeune, c'est-à-dire il y a une dizaine d'années, des vers sceptiques et tristement légers. Il ose comp- ter qu'en ceux-ci nulle dissonance n'ira choquer la délicatesse d'une oreille catholique : ce serait sa plus chère gloire, comme c'est son espoir le plus fier. ■'. Paris, 3o juillet i88o.

Les sentiments édifiants dont témoigne cette préface, bien faite pour toucher « les oreilles catholiques », ne persistèrent pas absolument. Il est vrai que les susdites oreilles demeurèrent très sourdes aux accents pieux du poète converti, assagi, moralisé. Les volumes subséquents, notamment certaine plaquette intitulée Femmes, impri- mée et distribuée sous le manteau, témoignent d'un retour aux vers, sinon sceptiques et impies, du moins légers. Il faut reconnaître, toutefois, que, par la suite, Verlaine ne fit montre d'aucun retour irrélig"ieux, et se montra toujours respectueux des croyances et des prati- ques cultuelles de son enfance, reprises, au moins poé- tiquement, après les orag'es et les cataclysmes de Tâg'e m.ûr.

Verlaine, malgré l'insuccès de Sagesse, et peut-être à raison de ce déboire, voyant diminuer ses ressources, sa mère, et pour cause, se montrant plus récalciti'ante quant aux versements de fonds, résolut courageusement de (( vivre de sa plume ». Il avait, depuis longtemps,

436 PAUL VERLAINE

depuis toujours ce désir. De nombreuses lettres en témoi- gnent. Mais 11 faut reconnaître qu'il n'y avait g-uèrecude sa part que des velléités de labeur littéraire rémunérateur. 11 savait très bien que les vers ne se vendaient pas, sauf de très rares exceptions. Il avait publié tous ses premiers volumes à ses frais. Il n'avait eu que des projets de tra- vaux susceptibles d'être acceptés par des éditeurs, pardes directeurs de journaux. Il n'avait pas, en réalité, le sens de la littérature courante, pratique, et pour ainsi dire commerciale. Ce dont il faut le louer. Gomme on l'a dit d'Edg'ard Poe, avec lequel il eut plus d'un trait de res- semblance : « il écrivait trop au-dessus du vulgaire » pour être accueilli et rétribué dans les quotidiens. Je réussis cependant, comme on le verra plus tard, à lui faire prendre régulièrement « de la copie payée » dans un grand journal, le Réveil, j'avais, il est vrai, la haute main. Cette collaboration fut exceptionnelle. Il ne publia jamais, même lorsqu'une notoriété légitime lui était venue, auréolée de la réclame de la misère et de l'hôpital, que dans des feuilles « à côté », revues juvé- niles, brûlots d'écoles hardies, publications d'avant- garde à clientèle restreinte, à tirages infinitésimaux, distribuées plus souvent que vendues. Il était resté poète, rêveur, fantaisiste, et ne se pliait ni aux exigences des publications normales, ni au goût ambiant ; il ne son- gea, à aucune époque, à tirer parti de l'actualité, bien qu'elle se retrouve, comme contemporanéité,en plusieurs de ses œuvres, mais à distance et tai'dive. Il lui fut impossible de construire et d'écrire un roman de lon- gue haleine. Il était dépourvu de cette imagination des faits indispensable au conteur. La composition d'un récit avec personnages, aventures, dramatisation, lui eût été impossible. Il ne pouvait pas davantage écrire un

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ouvrag-e d'observation de mœurs, de psychologie. Il avait cependant, pour ce dernier genre, très bien lu et compris Obermann, Adolphe, Jacques et divers romans de M°^^ Sand. Ces descriptions sentimentales eussent été plus aisément dans ses moyens, mais il ne put jamais se mettre à l'œuvre. La composition poéti- que lui avait, on ne peut pas dire gâté, mais faussé la main pour ce travail, comme la prose courante alourdit et détraque les doigts qui pincèrent les cordes de la lyre. Il fit de la psychologie en vers, inspirée de Joseph De- lorme et de M""^ Desbordes- Valmore ; en prose, il ne s'é- vada jamais de la subjective préoccupation et demeura prisonnier de l'autobiographie. Un auteur ne peut être perpétuellement à confesse.

Quant au théâtre, il en avait eu le goût et la tenta- tion. Nous avons vu que, dans ses premières années, il s'était amusé à tâter de l'opérette-farce [les Beau- trouillards, jamais terminés]. Il avait commencé avec moi un grand drame, à la fois populaire et d'une visée supérieure aux mélos traditionnels, /es For fferons. Nous devions peindre, dans ces cinq actes en prose, destinés à la Porte-Saint-Martin ou à l'Odéon, la jalousie chez l'ouvrier, sentiment très vivace, très violent dans ses manifestations parmi les âmes frustes et les êtres asser- vis aux besognes rudes. L'Othello doré et empanaché de Shakespeare est un jaloux, orgueilleux et impulsif; notre Othello en bourgeron devait être surtout le mâle pos- sesseur, jaloux de sa proie, grognant et mordant quand on vient lui disputer sa part, en même temps qu'un ja- loux du passé, devenant furieux, impitoyable et criminel par crainte de paraître faible, allant droit au meurtre, par terreur des moquei^ies d'atelier, désireux de chan- ger la couleur jaune risible, dont on bariole la livrée

438 PAUL VEULAINE

conjug'ale, en rouge sinistre, un mari voulant faire trem- bler et non rire les guis et insoucieux laiTons d'honneur. Le drame ne fut jamais achevé, et j'en ai seulement conservé les premiers actes interrompus. Peut-être y avait-il les éléments d'une bonne pièce. J'ai, déplus, un autre plan de drame, l'Alchimiste, que nous devions également écrire ensemble, et qui ne fut même jamais entamé. Les deux saynètes que Verlaine a lais- sées : Madame Aubin elles Uns et les Autres, cette dernière pièce représentée à son bénéfice au théâtre du Vaudeville, ne peuvent compter comme productions dramatiques sérieuses. C'était pur badinag-e de salon et amusement d'atelier.

Il lui restait, en dehors de sa veine poétique, tou- jours abondante, orig-inale, colorée et chantante, un filon de prose à exploiter. Il était surtout ce que les Angolais nomment un« essayst ». Il excellait dans de petits mor- ceaux allongés de dig'ressions,souvent heureuses et inat- tendues, où il notait les choses vues, les impressions ressenties. Il maniait, çà et là, fort gentiment, la férule du critique ; il se sentait plutôt porté à louanger.Il réus- sissait à ravir les descriptions humouristiques des sites aperçus, des paysages parcourus, des intérieurs visités, et des gens rencontrés. Les Mémoires d'un veuf , Quinze jours en Hollande, contiennent en ce genre de menus chefs-d'œuvre, qui figureront plus tard dans les recueils de morceaux choisis de nos prosateurs. Les fragments de ces « croquis londoniens » inédits, qu'on a lus plus haut, jetés au hasard de la correspondance, dans les lettres qu'il m'écrivait d'Angleterre, et qu'il ne pensait aucunement devoir par la suite reunir en volume, don- nent une très favorable idée du talent d'observateur urbain de Verlaine. Il ne décrivait pas moins heureuse-

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ment les coins de pays qu'il aimait, voir les Confes- sions. Mais toujoure et partout sa personnalité dominait, et les événements de sa vie s'interposaient entre lui et le monde extérieur. Peu de pag-es il n'y ait une allu- sion aux déchéances de son âme, à sa femme pei"due pour lui, aux beaux parents instig-ateurs de la perdi- tion. Il avait la hantise de ses malheurs familiaux.

Il avait résolu cependant de réaliser, par la prose, sa prose poétique, imag-ée, pleines d'ellipses, de parenthèses, d'intercalations, l'idéal du jeune homme de Théodore de Banville, dont nous avions souvent évoqué joyeusement la destinée invraisemblable: « Le poète lyrique qui vivait de son état. » Je l'encourageai dans ce dessein, et je le fis entrer au Réveil, g-rand quotidien littéraire je fai- sais fonction de rédacteur en chef.

Les bureaux du Réveil étaient installés, avec ceux du Mot d'ordre, même direction et plusieurs rédacteurs communs, à l'entresol et au premier étag'e d'un immeu- ble rue Bergère, no 19, au coin de le Cité Rougemont. Les machines étaient placées dans les caves . On y accé- dait par la boutique donnant sur la rue. Il y avait, dans la même maison, une brasserie, genre allemand, tenue par un nommé Braunstein, m'attendait très régu- lièrement Verlaine. Nous y faisions d'assez tardives hal- tes, car je n'étais guère libre qu'à 7 heures, mon article politique quotidien donné au Mot d'ordre et les princi- paux articles du Réveil remis à la composition.

Plusieurs rédacteurs de nos journaux l'aperçurent et s'inquiétèrent de l'apparition étrange . Qui pouvait bien être ce « type » inconnu, chauve mais hirsutement barbu, au masque ravagé, ayant l'aspect d'un juif-errant du BouF mich', drapé avec des airs d'hidalgo montmartrois dans un épais mac-farlane, et dont le sourire railleur

440 PAUL VERLAINE

zig-zaguait au-dessous d'un nez socratique ? Evidemment ce n'était pas un bohème vulgaire. Henry Baûer qui, par la suite, a fort bien conté cette première vision qu'il eut du poète vagabond, auquel il trouvait alors des allures sinistres et inquiétantes, m'interrog-ea sur son compte. Mon visiteur étrange intrig-uait fort les oreilles et décon- certait les esprits. On était surpris de saisir quelques lambeaux de nos long-ues et décousues conversations. On nous entendait parler littérature, philosophie, histoire : nous citions des livres aux noms disparates et se cho- quant : le Ramayana et Gaspard de la Nuit, Port- Royal de Sa.inlc Beuve et /'^nsorce/ée de Barbey d'Aure- villy, le Faust de Marlowe et la Dévotion à la Croix de Calderon, les Nuits d'Aulu-Gellc et les Rhapsodies de Petrus Borel.

De plus, mon compagnon jetait familièrement, parfois en les accompagnant d'épithètes cordiales ou d'adjectifs caractéristiques, mais peu respecteux, au milieu de ses propos, scandés par les aspirations de bière brune ou de verte absinthe, les noms des plus notoires célébrités contemporaines : Victor Hugo, Leconte de Lisle, Heredia, Coppée, semblaient être connus de lui et personnelle- ment. On était très inlrig-ué à la rédaction.

J'avais répondu simplement à la question d'Henry Baiier en désig-nant mon ami : « C'est Paul Verlaine, un grand poète. » Baiier avait répondu poliment : « Ah ouil... » puis s'était éloig-né, paraissant peu renseigné. A quelques jours de là, je lui remis un exemplaire des Romances sans paroles. Il emporta le petit livre, le lut et me dit : « Vous aviez raison, Verlaine est un très grand poète! » Et depuis il est demeuré un des fervents admirateurs de l'auteur, un sincère verlainien.

Le Réveil, duquel est issu l'Echo de Paris, était un

SAGESSE 44*

grand journal littéraire, véritable précurseur d'autres feuilles à succès, aujcquelles il servit de modèle et d'é- cole. Il avait été fondé par Valentin Simond, et ne con- tenait qu'un court bulletin politique. C'était à cette épo- que une contestable innovation. On n'admettait pas qu'un journal pût vivre sans tartines polémiques. Des chroniques, des actualités documentées, du reportage, des portraits, des indiscrétions de coulisses, des contes et des romans de premier ordre (Le Réveil a publié, inédits, Sapho, d'Alphonse Daudet, les Sœurs Rondoli,àe Guy de Mau- passant, etc., etc.) firent de ce journal un organe origi- nal, intéressant, procédant de l'ancien Figaro de Ville- messant et de l'Evénement d'Aurélien Scholl, avec des visées plus artistiques et une moindre préoccupation des polémiques et des personnalités politiques. C'était une ingénieuse création. Le succès ne répondit pas à l'attente de son fondateur. C'était prématuré, un organe éclec- tique, et républicain sansviolence.il est souvent fâcheux de débuter, d'ouvrir. Le Réveil a essuyé les plâtres du journalisme littéraire et informateur. Il ne faut pas avoir raison trop tôt. Le vieux journalisme politique et didactique dominait encore. On était alors tout à la presse de polémique, de discussions parlementaires, de théories doctrinales et sociologiques, et l'on ne prévoyait guère, en dehors du quartier latin et de quelques cafés des boulevards, une clientèle pour une feuille presque exclusivement littéraire, l'on s'occuperait des poètes, Ton consacrerait des colonnes de première page à une représentation théâtrale, à la critique d'un livre, à l'explication d'un scandale mondain ou à l'analyse d'un drame judiciaire. Mais quelque temps après, le Gil Blas allait paraître, et son grand et rebondissant succès devait donner un durable démenti à cette assertion courante

44^ PAUL VERLAINE

dans le inonde des journaux. Plus tard, l'Echo de Pa- ris, le Journal, le Matin entraînaient à leur suite des org-anes jusque-là enticTement politiques, oblig'és depuis de supprimer l'article doctrinal, laa tartine», et de faire une lare:e place à l'information, à la chronique, et aussi au scandale du jour. Ainsi s'achevait la transformation de la presse, ainsi voguaient à toute vapeur vers les gros tirag-es les feuilles littéraires, mondaines, docu- mentées, laissant bien en arrière les vieux pontons démo- dés. Les journaux à l'ancien système durent se trans former péniblement, dérivant à g-rand'peine, et quasi désemparés, dans le sillag-e triomphal de la nouvelle presse sensationnelle.

Le Réveil ne put franchir les obstacles du début. Ce ne furent ni le talent des rédacteurs, ni le savoir-faire de l'administration, qui manquèrent, et l'empêchèrent de poux'suivre sa course : son départ trop hâtif, devant une clientèle surprise, non préparée, fut seule cause de cet échec, dont Valentin Simond ne devait pas tarder à prendre une éclatante et nouvelle revanche en lançant l'Echo de Paris, qui fut un second Réveil plus appro- visionné de collaborateurs, et aussi d'arg-ent.

Les principaux rédacteurs du Réveil étaient : Léon Cladel, Jules Vallès, Paul Alexis, René MaizerojJFran- cis Enne, Hector France , Albert Dubrujeaud , Henry Baûer, Gaston Vassy, Emile Berg'erat, Jules Caze, Paul Bonnetain , Henri Fèvre , Emile Blémont , enfin Paul Verlaine et Edmond Lepelletier.

Le secrétture de rédaction était Robert Caze, roman- cier au talent vig-oureux, l'auteur du Martyre d'An- nil, malheureusement tué en duel par un poète déca- dent, malgré cette funèbre réclame demeuré ig'noré, qui s'était montré furieux d'une critique de ses bizarres élu-

SAGESSE 443

ciibrations. Cet Oronte féroce a privé notre littérature d'œuvres fortes et originales. Il a de plus contribué à perdre deux existences. La jeune femme de Robert Gaze ne survécut qu'un an à son mari, et l'enfant, l'or- phelin, sans fortune, sans appui, élevé de bric et de broc, est devenu un jeune bandit : il a comparu en cour d'assises, il y a quelques années, pour vol et assassinat, et a été condamné à la réclusion. Les amours-propres littéraires froissés sont parfois terribles et les duels d'hommes de lettres ne se terminent pas toujours par un déjeuner, comme le pi-étendent les sots.

Profitant des bonnes dispositions de Verlaine, enfin, déterminé, sans abandonner pour cela toute poésie, à écrire de la prose, publiable dans un journal, je le pré- sentai au directeur du Réveil. Bien que la littérature j dominât en souveraine, ce journal n'en était pas moins un organe populaire de démocratisation lettrée ; il devait être compris et goûté d'un grand et gros public. J'engageai donc l'auteur de Sagesse à m'apporter quel- que chose qui rentrât dans le cadre d'un quotidien.

Les premiers essais de Verlaine en ce genre étaient surtout des allusions autobiographiques, des allégories conjugales, des commentaires de ses démêlés avec la famille de sa femme.

La lettre suivante indique son état d'esprit à cet égard, et l'idée plutôt étrange qu'il se faisait d'un journal :

Mercredi. Cher Ami, Voici un essai de Jean qui pleure ti de Jean qui rit. Je le crois assez général et dramatisé pour pouvoir passer.

S'il doit passer, je te recommande surtout la « vieille m... ! » [le fameux terme de Cambronne était libellé en cinq lettres]. Tu te doutes à qui ça s'adresse son ex-beau-père.]

444 PAUL VERLAINE

Si toutefois c'était impossible, on pourrait mettre avec des points : « vieille m... 1 ou vieille moule ! Mais que vieille

m me ferait bien plaisir, s'il y avait moyen que ça parût

en toutes lettres 1

P. V.

J'avais inauguré au Réveil une rubrique,* qui depuis a été imitée, perfectionnée si l'on veut, et qui a fait for- tune : Paris-Vivant. Ces a Paris-Vivant » formaient de courts articles, imprimés en italiques, disposés en première page ; c'étaient des impressions, des tableaux de Paris, des croquis, des sensations et des scènes prises dans la réalité. On les signait « Jean qui pleure », ou bien « Jean qui rit », selon la tonalité, sombre ou gaie, du sujet et d'après le décor de la scène, le sentiment et l'impression. J'avait fait les deux premiers « Paris- vivant ». Depuis j'en insérai un certain nombre, pro- venant de collaborateurs comme Paul Bonnetain, Ro- bert Gaze, etc. Je pus en faire passer plusieurs dus à Paul Verlaine, bien que ces articles ne répondissent pas toujours au genre de notre journal, et même au journal pris absolument. Bien entendu, je n'avais pu insérer, malgré son grand désir, l'épithète cambronnesque que Verlaine adressait à son ex-beau-père Mauté.

Voici quelques lettres se rapportant à ces articles, dont l'insertion faisait grand plaisir à l'auteur :

Lundi. Cher ami,

Voici un « Paris-Vivant », que je crois assez souligné pour ne pas te dire que c'est du Voltaire, qu'il s'agit [le café Voltaire]. Les prénoms t'indiquent assez les noms,même estro- piés comme fallait.

Et c'est Pablo, et c'est Machin et c'est Chose que s'appelle ton vieux

Paul Verlaine, 77, rue de la Roquette.

SAGESSE 44^

Une autre lettre se termine par cet appel de fonds, libellé en ang-lais :

Lundi. Mon cher Edmond,

Ci-joint l'Ami de la Nature demandé [chansonnette genre Bruant,aatérieure de quinze ans à la Marché des (/os]. Veuille le remettre à qui de droit, comme c'était convenu l'autre fois. Ça paraîtrait, puis divers poèmes en prose de la Parodie.

Je me recommande toujours auprès de M. de B.

Je tâcherai d'aller demain mardi à la brasserie, sans pouvoir trop l'espérer. Mon sale rhume me rend littéralement malade. Que c'est bête !

Don't 3'ou think that it would be possible to me to hope for some money in return of my four Par is-living? If such was the case, I would manage in order to write one per week.You could perhaps, if I were not able to morrow to see you at the « Brasserie », answer me and deep post a word on the matter.

Excuse bad english and believe me to remain.

Ta vieille branche for ever P. Verlaine.

Traduction :

Ne pensez-vous pas qu'il me serait possible d'espérer tou- cher quelque argent en échange de mes quatre Paris- Vivant ? S'il en était ainsi, je m'arrangerais pour en écrire un par semaine. Vous pourriez peut-être, si je n'étais pas capable de vous voir demain à la Brasserie, me jeter à la poste un mot de réponse sur ce point.

Excusez le mauvais anglais et croyez que je suis resté Ta vieille branche pour la vie. P. V.

Même sujet :

Le 23 décembre. Mon cher Edmond, Ci-joint un essai de Jean-qui-rit. Si ça doit paraître, je te

446 PAUL VERLAINE

recommande la correction des épreuves. Soigne tout particu- lièrement le « Essecasez ! » qui constitue le 2e paragraphe.

Quid de M. de B. ?

As recevoir un Jcan-qui-pleure, depuis hier à la Brasse- rie, sous enveloppe à ton adresse.

Mai'di à 7 heures, je serai à la Brasserie à 6 h., je le prends et t'emmène boulotter à l'anglaise, rue Grange-Batelière.

Tibissimi

P. VERLAmE.

Vendredi soir. Cher ami,

Pressé. Ne puis t'attendre.

Ci-joint im Jean-qui-pleure. Demain te porterai ou t'enver- rai un Jean-qui-rit : Auteuil. Quid de -M. de B. ?

Tibi et à très bientôt en fous cas P. V.

P. S. J'y pense ? N'avais-tu pas des vers de moi sur le Combat du Clottre Saint-Merrt/, en 32, parus encadrés au milieu d'une conférence de Vermersch sur Blanqui [voir Cro- quis Londoniens], et que j'ai t'envoyer découpés dans un petit journal communard de Londres, en 1872 ou 73 ? Si tu les as, le prie de me les préparer. J'irai les copier un jour chez toi.

L'insistance avec laquelle, en envoyant ses Paris- Vivant, Verlaine s'informait de M. de B. se rapportait à sa demande de réintégration comme employé à la Préfecture de la Seine, demande que j'avais chaudement recommandée à Charles Floquet, alors préfet de la Seine, et qui était appuyée par mon collaborateur au journal le Mot d'ordre, }^l. Jehan de Boutciller, alors président du Conseil municipal. [Voir plus haut, chap. IV, Ver- laine employé.]

Quant à la pièce de vers qui commençait ainsi : « 0 Cloître Saint-Merry funèbre... », elle avait été ég-arée,

SAGESSE 44?

et je ne pus la remettre à Verlaine, malgré sa réclama- tion réitérée, qu'indique la lettre suivante :

Cher ami. Impossible, malgré ma très sincère promesse, de t'aller voir ce soir, dimanche : tellement souffrant! Dois toujours rester en cache-nez, comme un simple Valade, et tousser, et cracher comme moi-même actuel.

Essaierai d'aller mardi à la Bergère pour chances hypothé- tiques sur la Ville. D'ici t'enverrai peut-être Paris-Vivant, douteux ; te prie d'excuser mon inexactitude à tes cordiales invitations, et te serre la main en te priant de toutes cordia- lités chez toi.

Ton vieux Paul.

17, rue de la Roquette.

p. S. Rappelle à Enne la Vie Simple, qu'il m'a promise depuis je ne sais plus quand.

Veux-tu jeudi matin m'attendre cheax vous à onze et demie ? Sonnerai aux deux portes terrrriblement. On cher- chera Cloître Saint-Mernj, au dessert. (J'espère que je ne me gêne pas.)

Et à toi, ton P. V.

La plupart des Paris-Vivant de Paul Verlaine sont reproduits dans les Mémoires d'un veiif^ ainsi que l'in- dique la lettre suivante :

Brasserie Bergère, samedi soir, février 1884.

Cher ami, 6 h. 25. Te rate ce soir. D'après le garçon, tu es parti fort pressé, il n'y a que cinq minutes. Etais venu beaucoup à pro- pos de la Ville et de M. de B. Un peu à propos de l'affaire V. versus M.Tsuite de son procès^ celle-ci moins urgente. Eissaie- rai, car rhume de plus en plus terrible, de venir mardi soir, brasserie.

448 PAUL VERLAINE

Ci-joint un Paris-Vivant. Coupe, taille, si juges à propos (Louise Michel, Canaescasse, M. le curé, etc.), mais combien tout cela général et plutôt dans la note neutre ! Mais, si tu peux, au cas ce ne serait pas inséré, conserve-moi le manus- crit. Tu sais que ça fera partie du volume en prose, intitulé Mémoires d'an veuf, qui t'est dédié. Tu es en quelque sorte dépositaire des chapitres de ce petit livre, que tu as bien voulu accepter.

Mille cordialités. P. Verlaine.

Les':Mémoires d'un veuf me sont en effet dédiés. Si je rappelle ce fait, c'est que la dédicace a disparu de l'édi- tion des Œuvres complètes (t. IV), chez Léon Vanier.

L'éditeur a eu tort de supprimer, dans les Œuvres complètes, cette dédicace, qui lig-urait en tète de l'édition originale, car elle contenait nue définition intéressante et exacte de ce recueil, très personnel et très caractéris- tique, dans l'œuvre en prose de Verlaine.

Voici ce morceau rétabli :

DÉDICACE

à Edmond Lepelletier.

Mon cher Edmond, voici quelques pages, sous un titre énorme, qui ne sont ni un petit roman, ni un recueil de minuscules nouvelles, mais bien des parcelles d'une chose vécue en quelque sorte sous tes yeux. Il n'y a pas de sous- entendus dans cet opuscule. Néanmoins, comme le public n'a pas besoin de lire entre les lignes et n'éprouverait aucun plai- sir, même méchant, à le faire, j'ai développer certains pas- sages, que toi seul et deux ou trois autres comprendrez, de généralités à l'usage du lecteur inconnu.

Bien des opinions nous séparent aujourd'hui ; nous n'avons plus, sauf sur le bon sens initial et sur les lettres, férocement idolâtrées de moi, qu'une idée commune, qui est de nous gar- der intacte la vieille amitié si forte et si belle.

Agrée donc cette dédicace toute simple comme mon cœur.

SAGESSE 449

mais sincère et chaude comme ma main quand elle serre la tienne.

P. V.

Les Mémoires d'un yeMy*contiennent donc, ainsi qu'il a été dit plus haut, des articles courts publiés dans le Réveil. Ce sont g-énéralement des tableaux parisiens, ou champêtres, comme Auteuil, les Chiens, Nuit noire, Nuit blanche, Un bon coin. Par la croisée, A la cam- pagne, descriptifs et ironiques ; ou des rêveries et des fantaisies, dans la manièi^e des Petits poèmes en prose de Baudelaire : Quelques-uns de mes rêves. Palinodie, Mon hameau, la Morte, Ma Jille, les Fleurs artificielles ; des sensations et des hallucinations : Jeux d'enfants, Corbillard au galop (souvenir d'une impres- sion ressentie ensemble, rue Fontaine, de la brasserie de ce nom, et que j'avais résumée en une pièce de vers parue dans le Nain Jaune, 1869), et enfin, des sou- venirs attendris ou des rancunes personnelles, comme dans Bons bourgeois, tableau d'une querelle domesti- que, Formes, l'avoué Guyot-Sionnest et son étude sont portraicturés, et A la mémoire de mon ami XXX.

C'est notamment à ce fragment que Verlaine faisait allusion dans sa dédicace, quand il parlait de ces passa- ges que, seul, avec deux ou trois autres personnes, je pouvais comprendre.

Ce passage, Verlaine évoque, à une table de café jadis fréquenté par nous, le souvenir d'un camarade de jeunesse disparu, lui apparaît, à travers des larmes lentes à couler, l'être élégant et fin de vingt ans, dont il ranime la tête charmante. « celle de Marceau plus beau, » dit-il, en son enthousiasme posthume, se rapporte, non pas à Lucien Létinois, mais à un ami de plus lointaine date, nommé Lucien Viotti. Ce brave et gentil garçon

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s'engagea, avec moi, le même jour et dans le même régiment, le 69^ d'infanterie, au début de la guerre de 1870. C'était l'époque Verlaine se maria. Viotti avec lequel, dans la rudesse des casernes, et au milieu de la dispersion des exercices, des chambrées, des marches, des gardes, des alertes, des corvées et des attentes pro- longées, j'eus peu de rapports au régiment, car il avait été versé dans une compagnie autre, disparut à la san- glante fausse attaque de Hay (29 novembre 1870). J'ai cru savoir, on a peu de nouvelles précises sur les disparus en temps de guerre, que, blessé, il avait été fait prisonnier et transporté, d'ambulances en ambu- lances, à l'hôpital de Mayence, il succomba.

Verlaine, dans ce court In memoriam, s'écrie, avec des accents de douleur rappelant les sanglots d'Achille apprenant la mort de Patrocle, envoyé par lui au com- bat :

Hélas ! ô délicatesse funeste, ô déplorable sacrifice sans exemple, ô moi imbécile de n'avoir pas compris à temps ! Quand vint l'horrible g-uerre dont la patrie faillit périr, tu t'en- gageas, tu mourus atrocement, glorieux enfant, à cause de moi qui ne valais pas une goutte de ton sang, et d'elle, et d'eUe!...

Le drame intime et douloureux, que ces lignes de Verlaine semblent révéler, m'avait échappé, lorsque avec Viotti je me rendis à la rue Saint-Domijiique, prendre la feuille de route qui nous dirigea sur Laval, dépôt de notre régiment. C'était lui qui m'avait fait choisir ce 69*, il disait connaître un capitaine, que d'ailleurs nous ne trouvâmes point au dépôt : il nous avait devan- cés, avec les trois premiers bataillons, à Metz, et nous étions réservés au 1 corps et à la retraite fameuse de Vinoy. J'avais bien cru remarquer la mélancolie de

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uotrc ami, mais il était d'un caractère plutôt réservé, et j'attribuais à ia gravité du moment et à l'ang'oisse patinotique son attitude attristée aux première jours de l'incorporation. Ce ne fut que beaucoup plus tard que nous apprîmes qu'un amour secret et douloureux, pour celle qui allait devenir la femme de son ami, avait surtout motivé son enrôlement (il était, comme moi, doublement exempté du service actif, comme fils de veuve, et comme ayant amené au tirag-e au sort un fort numéro). Les phrases attendries et navrées de Ver- laine expliquent cette poétique et trag-ique aventure d'a- mour et di) sacrifice du jeune Viotti.

Les Mémoires d'un y«K/* renferment quelques pag-es de critique : entre autres, une histoire succincte et assez exacte du Parnasse contemporain. Verlaine a fort bien montré l'influence décisive de ce groupe sur le g"0Ût et l'opinion littéraires de notre temps :

« Certes, dit-il, l'époque actuelle n'est pas à la poé- sie, et l'on courrait risque de passer pour un imbécile à trop insister sur cette accablante vérité, mais il faut admettre que l'esprit public, je veux dire, bien entendu, parmi les lettrés, a du moins, de nos jours, plus d'ou- vertures et d'aperçus sur l'art de lire les vers ; il en sent le nombre, la musique, et distingnie presque toujours les mauvais versificateurs d'avec les bons ; tout lecteur un peu intelligent, d'entre les hommes habitués aux choses de l'esprit, a maintenant ce que j'appellerai l'oreille i_)i,hmique, et pourrait dire, par exemple, « bonne coupe, rejet oiseux, rimes précieuses, etc. ». En un mot, l'éducation du public liseur de vers est faite, elle est bonne, ou du moins très suffisante, et elle laissait tant à désirer avant que parussent le Parnasse et les discussions qui s'engag"èrent à son propos. Il suit de

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que le goût du beau, dans la seule partie du public dont le poète puisse avoir cure, s'est anobli; car la poésie ne vit, ceci est hors de question, que de hautes g-énéralités, que de choix parmi les lieux communs, que des plus fières traditions de l'âme et de la conscience ; entre tous les ai*ts,dont elle est l'aînée, et dont elle reste la reine, elle répug-ne à la laideur morale, et, même dans ses mani- festations les plus-erronées, poèmes purement voluptueux ou d'une mauvaise philosophie, g-arde-t-elle ce déco- rum, cette blancheur de péplum et de surplis qui écarte le vulgaire obscène ou méchant, et s'en fait haïr comme il faut... »

On ne saurait mieux définir la mission du poète et l'œuvre de la poésie.

Beaucoup moins juste, et certainement blâmable, est la boutade de Verlaine sur Victor Hugo. Il avait beaucoup admiré, et, comme nous tous, imité forte- ment le maître, en ses premiers vers. De plus, il avait été accueilli par lui avec bonté et même flatterie. (Vic- tor Hugo récita des vers des Poèmes Saturniens à l'auteur, presque encore débutant et ignoré, le visitant à Bruxelles.) Il y eut un peu d'ingratitude en son irrévérencieuse affectation à rabaisser le genre du grand, du plus grand des poètes du xix» siècle, qui en compte tant d'excellents, et dans cette louange bla- gueuse donnée à Gastibelza ou à la Chanson des Pirates qui partaient d'Otrante. C'était du virus blas- phématoire inoculé par Rimbaud.

Voici un résumé des injustes bouffonneries de Ver- laine, — nous avons dit qu'il aimait souventefois à rire, d'un rire vulgaire, un lourd ricanement, avec une soudaine propension à la parodie. Il ne faut pas plus prendre au sérieux et au définitif ses exubérantes far-

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ces que, dans d'autres moments, ses élans pieux et ses repentirs ultra-édifiants.

11 prétend donc, avec une grosse ironie, qu'il eût été préférable que Victor Hug-o mourût en i844 ou 45, au lendemain des Burgraves. Et il lui donne, à cette épo- que, comme bagage de gloire, trois ballades : les Bœufs qui passent, il avait applaudi cette ballade popularisée, au café-concert, mise en musique par Lassimonne, le sous-chef d'orchestre de l'Elysée-Montmartre ; le Pas d'armes du roi Jean, nous en avions loué la musique rythmée et colorée que notre ami Emmanuel Ghabrier, l'auteur d'Espana, avait improvisée, au piano martelé sous ses doigts infatigables, un soir, chez L. X. de Ri- card ; et la Chasse du Burgrave. Voilà des titres sé- rieux pour l'immortalité d'Hugo ! Verlaine, poursuivant la blague à froid, daigne y ajouter les Tronçons du ser- pent, des Orientales, qu'il proclame une perle. 11 s'y trouve, en effet, un jeu de rhétorique curieux, une pour- suite hardie et ingénieuse de métaphores. En prose, il admire Bug- Jar g al, Notre-Dame deParis,qvi'i\ affirme être « si drôle par places » ; enfin, il classe, parmi les œuvres à conserver le Rhin. Tout le reste est bon à metti'c Alceste expédiait le sonnet d'Oronte.

Oui, s'écrie-t-il, dans une sorte de fureur iconoclaste, tout ce qui part des Châtiments, et Châtiments compris, m'emplit d'ennui, me semble turgescence, brume, langue désagrégée, d'art non plus pour l'art, incommensurable, monstrueuse impro- visation, bouts-rimés pas variés, ombre, sombre, ténèbres, funèbres, facilité déplorable, ô ces Contemplations, ces Chan- sons des Rues et des Bois / manque insolent platement de la moindre composition, plus nul souci d'étonner que par des moyens pires qu'enfantins.

Dans cette enragée et comme maniaque démolition, tentée inutilement par lui, et par d'autres qui n'avaient

454 PAUL VERLAINE

pas sa valeur, car le dieu est toujours debout sur son piédestal intangible de poèmes, de romans, de théâtre, d'histoire et de critique, Verlaine en arrive à comparer les épopées de la Légende des Siècles aux romances moven-âg-euses de Tennyson. Et il reprend une plaisan- terie déjà produite par lui, qui consiste à proclamer que Victor Hugo est par-dessus tout l'auteur de l'Homme à la Carabine :

Gastibelza dépasse toute son œuvre. Il y a enfin du cœur et des sanglots, et un cri formidable de jalousie, le tout exprimé magnifiquement dans un décor superbe. Trouvez-m'en un autre, de Gastibelza, dans tous ses volumes !

C'est la farce ici qui dépasse toute mesure. Verlaine, dans l'outrance de sa truculente et g"ouaillcuse charge, montre le bout de l'oreille du mystificateur. Evidem- ment il a voulu se moquer de nous, et non de Hugo. Il a rire sous cape de la naïveté crédule des jeunes novateurs du quartier latin, qui déjà tenaient cour autour de lui, au café François I»', et qui traitaient alors Hugo comme nous traitions, entre Parnassiens, Ponsard et Emile Augicr. Ces jeunes gens sont deve- nus aujourd'hui des hommes faits. Beaucoup ont quitté la littérature symbolique pour l'épicerie ou l'adminis- tration, et ont assurément changé d'idées sur la préex- cellence de Gastibelza. Us doivent aujourd'hui penser, comme Verlaine sans doute l'estimait tout bas, que VHomme à la carabine, malgré la musiquette de Monpou, accompagnée par les pianos de dames à cri- nolines, n'est pas de la taille d'Eviradnus, et que, comme poésie, rExpiation, sans musique, est un peu au-fles- sus du Pas d'armes du roi Jean, môme orchestré par Chabrier.

Cette démolition de la statue d'un grand homme.

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encore incontesté, était une pose et une sorte de sacri- lèg'e. Verlaine s'abandonnait à une messe noire poéti- que. Je ne puis le croire sincère en ces attentats de l'es- prit. Il descendait au niveau d'un hystérique dément qui entreprendrait, à forfait, la démolition des statues. 0 mon cher Paul, si les poètes trépassés entendent, par delà le tombeau, les louanges ou les blâmes que leur décernent les survivants, lu peux t'étonner de cette pro- testation, que tu devrais reconnaître très sincère, mais, dans ces pag-es, consacrées à ton œuvre et à ta mémoire, exécutant ta volonté, manifestée à l'heure tu croyais en avoir fini avec la vie et avec les méchancetés des vivants, je me suis prorais de ne rien cacher de tes défauts, de ne rien effacer de tes fautes, de ne rien taire de ce que tu fis ou écrivis de blâmable, mettant parallèlement en lumière tes qualités, tes talents, tes souffrances, tes mérites. Cette protestation, je te l'ai fait entendre, alors que tu étais parmi nous, et tu n'as pas oublié comment j'ai répondu à ta plaisanterie, ou du moins par moi jugée telle, de Gastibelza, chef-d'œu- vre d'Hug-o. Je t'ai envoyé l'Ami de la Nature, que tu venais de me confier pour une amusante citation, et, en reproduisant la ce strophe » du début :

J'crache pas sur Paris, c'est rien chouette. Mais comm' j'ai une âme d'poète, Tous les dimanch's j'sors de ma boîte, Et j'm'en vais avec ma compagne A la campagne !

j'ajoutai : « Plus beau que le sonnet de la Maintenon, jetant sur la France ravie l'ombre douce et la paix de ses coiffes de lin! Plus touchant que l'apostrophe à « celle qui n'eut pas toute patience et toute douceur! » Gela durera plus dans la mémoire des hommes que les

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PAUL VEKLAINE

Fêtes galantes et que la Bonne chanson! C'est sublime comme Gastibelza! Et, dans les anthologies futures, l'homme à la pipe blanche prendra la place d'honneur à côté de l'homme à la carabine ! »

Et nous avons ri tous deux, en choquant nos verres, de cette double gouaillerie, qui eût déridé le docte Tri- bulat Bonhomet, homme rebelle aux plaisanteries des autres, mais au répertoire duquel il convient d'incorpo- rer l'appréciation de Verlaine sur les « Bœufs qui pas- sent » supérieurs à « l'Ode à Napoléon II », et sur « le Pas d'armes du roi Jean » destiné à faire oublier « le Petit roi de Galice ».

Il ne faut pas attacher plus d'importance à cette fumis- terie, dont la gloire de Victor Hugo fut l'objet momen- tané, qu'au Testament burlesque, dont Verlaine consi- gna teneur et codicille dans ses Mémoires d'un veuj :

MON TESTAMENT

Je ne donne rien aux pauvres parce que je suis un pauvre moi-même. *

Je crois en Dieu.

Paul Verlaine.

Codicille. Quant à ce qui concerne mes obsèques, je désire être mené au lieu du dernier repos dans une voiture Lesage [entreprise de vidange] et que mes restes soient déposés dans la crypte de l'Odéon.

Comme mes lauriers n'ont jamais empêché personne de dor- mir, des chœurs pourront chanter, pendant la triste cérémo- nie, sur un air de Gossec, l'ode célèbre « la France a perdu son Morphée ».

Fait à Paris, juin 188S.

Ce sont débauches spirituelles, succédant sans doute à d'autres, plutôt spiritueuses.

Les Mémoires d'un veuf forment dans l'édition ori-

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glnale un volume in-i8 de 222 pages. La couverture, papier glacé grisâtre, est encadrée de filets noirs. Elle porte simplement: « Paul Verlaine. Les Mémoires d'un Veuf. Paris. Léon Vanier, éditeur, 19, quai Saint- Michel. 1886. »

Sur la feuille de garde l'annonce suivante :

Ouvrages du même auteur : Poésie : Poèmes Saturniens, 5 fr. ; Fêtes galantes, 3fr. ; La bonne chanson, 2 fr. ; Romances sans paroles, 3 fr. ; Jadis et naguère, 3 fr.

En préparation : Amour. Parallèlement.

Prose : les Poètes maudits, 5 fr. ; Louise Leclercq, 3 fr. 50.

Asnières. Imprimerie Louis Boyer et Cie, 8, rue du Bois.

Ces « Mémoires d'un veuf » me sont donc dédiés, ce dont ne se douteraient guère ceux qui ont seulement entre les mains l'édition des Œuvres complètes de l'édi- teur Vanier, petite vengeance de cet éditeur que j'avais houspillé à l'occasion de la publication des Invectives.

Verlaine, timidement, après s'être enhardi dans le contact des gens et des choses de la Brasserie Bergère, se réunissaient les collaborateurs du Réveil, fit quel- ques apparitions au quartier latin, pour lequel il avait toujours une prédilection. On le vit au dHarcourt, à la Source, au Louis XIIL II n'avait nulle cour de disciples alors. Germain Nouveau, le plus souvent, l'accompagnait. 11 rencontra toutefois quelques jeunes écrivains, frondeurs ardents, qui publiaient une feuille satirique, exclusive- ment littéraire et novatrice : Lutèce. C'était l'aube du Symbolisme et l'entrée en scène des Décadents.

Cette génération neuve, poussée après la guerre, tout à fait étrangère aux hommes, aux œuvres du Parnasse de Lemerre, traitait Leconte de Lisle, Heredia, Coppée, avec uneirrévérence dédaigneuse, les considérant comme des classiques, comme des perruques et des pontifes,

458 PAUL VERLAIN-E

eux les novateurs de 1868! Ces jeunes hommes, dont bien peu, du reste, laissèrent une trace, faisaient, comme c'est l'usage, le procès de la génération précédente, qu'ils connaissaient mal, avec laquelle ils n'avaient pas eu l'oc- casion de se rencontrer. Il y avait, entre aînés et cadets, le fossé de 1870, Par conséquent, ils n'avaient épousé ni les querelles, ni les rancunes de nos camarades. Ils ne tournaient pas le dos à Verlaine, en murmurant hypo- critement des histoires d'aventures conjug-ales et judi- ciaires, travestissant les faits et interprétant à leur façon la condamnation de Belgique. Ils ignoraient ces potins, et, les eussent-ils connus, que l'accusation les eût fait sourire ; elle eût même recommandé celui qui en était l'objet à leur sympathie, presque à l'admiration.

Ils ignoraient aussi Verlaine. Les plus érudits avaient vaguement entendu parler des Fêtes Galantes. On sup- posait l'auteur mort, disparu, retiré, éteint.

On fit connaissance. Léo Trézenik, qui était le rédac- teur en chef de Lufèce, accueillit quelques poèmes de Verlaine, notamment le fameux Art poétique, dont il m'avait fait part, dès la prison de Mons, qui attira l'at- tention des poètes nouveaux, Tristan Corbière, Laforgue» Vielé-Griffin. Verlaine donna alors à Lufèce des études sur quelques écrivains dédaigrnés, mal connus, ou n'ayant pas reçu le salaire de gloire auquel, selon lui, ils avaient ample droit. Ces articles servirent à Verlaine d'entrée en relations avec l'éditeur Léon Vanior. Ils parurent, par la suite, .sous ce titre : les Poètes maudits.

Les Poètes maudits, biographies il y a beaucoup d'autobiographie, tiennent une place plus importante dans l'existencede Verlaine que dans son œuvre. Ce sont» pour la plupart, des études sommaires de personnalités curieuses, de porte-lyre plus atteints d'étrangeté que de

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malédiction, sauf la douce, rnélancolique et résiç-née Mar- celine Desbordes-Valmore, qui fait un peu l'effet, dans ce cénacle de lyriques farouches, d'une vierg-e tombée dans une maison de débauche. Les citations abondent. La louang-e, parfois hyperbolique, y supplée à la critique, et la personnalité verlainienne transperce à travers les silhouettes peu dessinées de Tristan Corbière, d'Arthur Rimbaud, de Villiers de TIsle-Adamet de Stéphane Mal- larmé.

L'intérêt principal de ces notices extra-louana:euses fut, pour les rares contemporains que ces curiosités poé- tiques attiraient, dans la production au grand jour de plusieurs pièces de vers d'Arthur Rimbaud, tenues jus- que-là dans l'obscurité mianuscrite des portefeuilles. On ne connaissait g-uère Rimbaud que de nom. Le sou- venir qui restait de lui dans la mémoire de ceux qui l'avaient rencontre en compagnie de Verlaine, dix ans auparavant, était confus et peu sympathique. On n'avait gTière retenu de ce g-amin que des incartades, des atti- tudes hautaines, qu'aucun talent exceptionnel ne semblait justifier. Le mystère équivoque de la rixe de Bruxelles, avec la condamnation sévère qui avait suivi, dont les vrais motifs étaient ig'norés, on a lu plus haut, pour la première fois publiés, les considérants du jug'ement et de l'arrêt des tribunaux belg-es. remettant les faits au point exact, enveloppait cette fig-ure bizarre d'un halo de fort mauvais aloi. Rimbaud avait disparu. Nul ne se souciait de savoir ce qu'il était devenu. Les cita- tions que donnait Verlaine furent comme une révélation. Le bizarre sonnet des Voyelles fut reproduit, commenté, raillé, admiré. Il eut les honneurs de la grande presse. Rimbaud devint, du jour au lendemain, célèbre dans un coin du Paris littéraire. Verlaine, en admettant qu'il

46o PAUL VERL-ilNE

ait eu le tort, clans un impulsif affolement, de le blesser d'une arme à feu, venait, en son honneur et en sa faveur, de tirer un joli coup de pistolet. C'était comme une réparation morale succédant à la dure expiation des pri- sons belg-es. Dans cette notice, il n'était fait nulle allusion aux événements tragiques qui avaient amené la séparation des deux amis. Aucune explication sur le départ de Rimbaud renonçant à la poésie, brûlant les exemplaires de sa Saison en enfer et détruisant ses manuscrits, pour s'en aller chercher fortune au delà des mers, et regarder des constellations nouvelles sous les tropiques.

Tristan Corbière était l'auteur, peu lu, aujourd'hui encore à peu près ignoré, des Amours jaunes. Sa bio- graphie est insignifiante. Quelques citations de vers, plutôt curieux par l'agencement des rythmes que par la facture môme, sur des sujets marins, dont les noyés, d'une belle couleur, que le poète montre sombrant avec leurs bottes, et roulant sans clous et sans sapin dans la houle soulevée comme un ventre amoureux, donne du piquant à cet assez fade portrait. Car Verlaine ne s'est pas donné la peine de nous tracer des traits reconnais- sablés de son modèle, si efiacé, si peu représenté à nos yeux. Il nous apprend qu'il était breton et qu'il aimait la mer. C'est insuffisant comme renseignement. Il ne pouvait ainsi laisser une impression durable de ce poète non sans valeur, dont un vers étrange est resté, et res- tera, car il fut souvent ironiquement cité : « Son seul regret fut de n'être pas sa maîtresse», épitaphe d'un incompris, et d'un inassouvi aussi,

Villiers de l'IsIe-Adam fut plutôt un prosateur ma- gnifique qu'un poète. Verlaine rend hommage juste- ment à ses qualités dramatiques puissantes. Il cite une scène de son Nouveau-Monde, drame issu d'un con-

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cours fondé par un certain Michaëlis. La pièce fut clas- sée ex-aequo deuxième. Quatre lauréats avaient été extraits de la cohue des concurrents attirés par le prix en espèces et la certitude d'être joué à Paris. Le Nou- veau-Monde fut représenté, sans grand succès, au théâtre des Nations. La citation donnée par Verlaine prouve que Villiers possédait l'art de manier les foules sur la scène, don très rare, et que, depuis Shakespeare, Ibsen seul parut avoir.

A Stéphane Mallarmé, qui devait lui succéder comme prince des poètes, Verlaine dresse un piédestal triom- phal. Mallarmé, professeur d'ang-lais peu connu, et qui faisait sa classe d'une façon intellig-ible, écrivait en prose très nettement. Il devenait obscur, souvent amphi- g'ourique, lorsqu'il alig-nait des vers. Il recherchait les ténèbres de la phrase, comme d'autres la clarté. Son maniérisme est toutefois séduisant, et son verbe sibyl- lin surprend et berce, comme un idiome musical qu'une femme étrang-ère murmure à votre oreille, qu'on devine, qu'on sent, qu'on écoute, et qu'on ne peut ni traduire, ni retenir. Il fut le praticien de cet Art poétique nou- veau dont Verlaine avait formulé la théorie.

Desbordes-Valmore, que Verlaine cite plus qu'il n'é- tudie, et dont il ne sut pas éclaircir le mystère senti- mental, avait toujours été choyée par lui, malgré son afféterie et son allure de chanteuse de romances pour salons Louis-Philippe. Il l'aimait surtout comme compatriote, comme cong-énère ; elle était née dans le Nord, et elle avait souffert par le cœur. Gomme lui, elle avait mélodieusement noté sa douleur. Verlaine s'est consacré ensuite une notice à lui-même sous le nom de Pauvre Lelian, l'anag-ramme de Paul Verlaine. Le surnom lui est resté, et lui fut quelquefois attribué,

402 PAUL VERLAINE

dans des articles bienveillants. Il analyse ses œuvres, en cette sorte de nécrolog-ie avant décès . Après avoir résumé diverses phases de son existence, parlé de ses parents « exceptionnels » , rappelé les stag-es scolaires, et cité son vers : « Je ne puis plus noter les chutes de mon coeur », il nomme sous des désig-nations faciles à reconnaître ses principaux ouvrag-es : Mauvaise Etoile ce sont les Poèmes Saturniens, Pour Cytlière, Corbeille de noces, ce sont les masques transparents des Fêtes galantes et de la Bonne chanson, et Sapientia n'est que la traduction latine de Sagesse, enterrée chez Palmé, dans la cave, muse assassinée. Enfin, il qualifie très justement, dans cet ouvrag-e même, les Poètes maudiis^ qu'il appelle les Incompris : « Depuis, Pauvre Lélian a produit un petit livre de critique, oh! de critique 1 d'exaltation plutôt, à propos de quelques poètes mécon- nus... «

Les Poètes maudits, édition originale, ne compi-e- naient que les notices de Corbière, Arthur Rimbaud et Mallarmé (i884). L'édition de 1888, nouvelle édition, ornée de six portraits par Luque, contient, outre les notices déjà citées, celles de Marceline Desbordes-Val- more, Villlers de l'Isle-Adam et Pauvre Lélian. Edition in-i8 de 102 pag-es. Léon Vanier, éditeur. Asnières, imprimerie Louis Boyer et Gi«.

Verlaine cherchait à monnayer ses œuvres en prose. Il savait que les vers ne trouvaient que difficilement, non seulement un éditeur, mais encore un public. Et puis, il prenait goût à cette prose qui se muait en métal. Il avait l'expérience des « Paris-Vivant » du Réveil, et Léon Vanier venait de lui imprimer, et de lui payer, sa plaquette des Poètes maudits. Il résolut de « placer » de la copie.

SAGESSE 463

Il avait en portefeuille les articles du Réveil, les insérés, et ceux qui, pour une raison quelconque, n'a- vaient pu être imprimés. Il les colligea, les compléta, et apporta à Vanier le recueil, sous ce titre : les Mémoires d'un veuf. En même temps, il acheva et remit au même éditeur les manuscrits de Louise Leclercq et de M°^^ Aubin, et aussi un i^ecueil de vers : Jadis et Na- guère.

Ces divers ouvrag-es parurent chez l'éditeur Vanier ; mais Verlaine n'était plus à Paris. Il avait, presque brusquement, quitté la ville, et de nouveau le goût de la terre l'avait repris. Il s'était derechef improvisé cultivateur.

XV

SECONDE PERIODE RUSTIQUE. COULOMMES.

LE JUGEMENT DE VOUZIERS. RETOUR

DÉFINITIF A PARIS

(i883-i885)

Verlaine avait donc, sans renoncement à la plume, repris la bêche du paysan. Il ne prévint personne de sa nouvelle résolution. II accomplissait ses chang-ements d'existence comme une manœuvre de décors, dans une féerie. Je l'attendais à la campag-ne, il ne vint pas. Je le crus souffrant, ou peut-être parti pour un court dépla- cement. Il m'avait vaguement entretenu d'un projet d'é- tablissement rural. Je pensais , d'après son laconique télégramme, qu'il s'était rendu à Arras, ou à Fampoux, ou peut-être à Paliseul, en Belgique, chez des parents. Je supposais qu'il était en quête d'argent, et que sa mère et lui se préoccupaient de réaliser des fonds, en vendant quelque parcelle de tei're. Tous deux avaient, en effet, exécuté ce dessein, mais les fonds réalisés avaient im- médiatement servi à une destination que je ne prévoyais pas.

La lettre suivante m'apprit sa nouvelle demeure et sa profession campagnarde, reprise si inopinément :

COULOMMES ET VOUZIBRS 4^5

Reims, le 8 octobre i883. Cher ami.

Ceci n'est pas pour m'excuser de ne pas m'être rendu à ton appel du commencement de l'autre mois, car d'une part j'é- tais très souffrant, et je t'ai en outre télégraphié pour t'expli- quer ma trop involontaire abstention, mais bien pour te dire que j'ai quitté Paris (non sans esprit de retour naturelle- ment), et demeure à la campagne, dans une maison que ma mère a achetée, récemment, et que, quand tu voudras, tu seras reçu à bras ouverts chez :

Mme veuve Verlaine, à Coulommes, par Attigny (Ardennes).

Ecris-m'y souvent en attendant.

Dis à Enne que j'attends toujours la Vie Simple, et si tu peux, fais-moi faire le service du /îéyejV (comme collaborateur et ami).

Je publie en ce moment une série d'articles dans Liitèce sur les Poètes Maudits (Corbière, Rimbaud, Mallarmé).

Tâche de faire réclame à ce petit travail, et envoie-moi le no elle aurait paru.

Mille amitiés chez toi et à ta sœur, et crois-moi bien.

Ton vieux et fidèle

P. Verlaine. à Coulommes , par Attigny {Ardennes) .

J'écris par ce courrier à Louis Dumoulin, à qui j'ai brû- ler la politesse, juste le lendemain du jour jai eu le cha- grin de ne pas aller à Bougival : j'étais plus souffrant encore.

Surtout écris-moi de temps en temps.

Suis à Reims pour affaires. Dès demain rentrerai en mon village pour en peu sortir. Ecris ! écris ! n'est-ce pas ?

P. V.

Quel mobile avait pu décider Verlaine à recommen- cer ses essais de culture, qui trois années auparavant, à Juniville, à quelques kilomètres de Coulommes, lui avaient si mal réussi ?

L'explication est assez embarrassée. Verlaine, on l'a vu déjà, avait toujours beaucoup aimé la campag-ne.Les premières lettres qu'on a lues de lui, datées de Lécluse, à l'époque il venait de passer son bachot, témoignent

3o

466 PAUL VERL.UNE

du plaisir qu'il ressentait durant ses vacances champê- tres. Un grand nombre de ses poésies, de ses articles, de ses lettres, manifestent un sentiment rustique très vif. Il a rendu avec grâce et avec une sorte de tendresse ses impressions dans les bois, au bord des eaux. Ses descriptions de paysagfes ardennais, anglais, flamands sont charmantes et d'un ami sincère des arbres, des eaux courantes, des prés verts. Bournemouth, la Semoy avec ses truites, et tant d'autres esquisses paysag-istes sont des preuves de ce goût naturiste.

Il aimait surtout la vie rurale. Ceci justifie sa vocation agricole. Mais il ne suffit pas d'avoir la vocation, il faut passéder l'aptitude, il faut l'apprentissage, l'exercice, la pratique et rexpcrience. Tout cela lui faisait défaut. II ne recherchait pas principalement le travfùl des champs, pour lequel il n'était pas préparé et aux façons duquel il se sentait impropre, mais ce qui l'attirait dans le séjour à la campagne, dans la g-rande et brutale campagne et non dans les régions de villégiature ratissée, c'était la promenade vague, sans but déterminé, à travers champs, hors des sentiers. Il aimait à fouler l'herbe brûlée des friches, à écraser les chaumes sous ses pieds solidement ferrés. Il marchait large et lourd dans les mottes de terre, à la paysanne. Il avait chasse dans sa jeunesse. En son âge mûr, au bord de la Semoy, il lui plut de tenir une ligne à la main, mais il fumait et rêvait, allongé, à l'ombre, dans quelque creux de la rive, laissant souvent échapper le poisson suceur. Ce qu'il goûtait par-dessus tout, dans la \ie rustique, c'était les allures libres, les vêtements vieux l'on est à l'aise et portés sans façon, les repas plantureux, les causeries au coin de l'àtre, et puis les chopes renouvelées à l'estami- net, et les gouttes avalées eu passant au cabaret, ami

COULOMMES ET VOUZIEHS 4^7

posté à l'ang-ledes routes. Le bien-être, un peu grossier, mais réconfortant, des maisons de village, ouvrant leurs fenêti^es garnies au matin d'édredons rebondissants et de matelas épais exposés au soleil qui purifie, dans la salubrité du grand air vivifiant, lui paraissait désirable et délicieux, quand il s'évadait des cellules des villes, pires que les prisons belges.

Mais le paysan, l'homme du sol, le rustre véritable, n'apprécie pas du tout ces bienfaits de l'existence cham- pêtre. Il rêve, le travailleur des champs, demeuré plus ou moins l'ancien serf de la glèbe, l'émancipation de la ville, le troc de la blouse et des sabots contre les sou- liers de l'ouvrier, ou le veston de l'employé ; dans une ambitieuse vision, il entre volt aussi l'uniforme du fonc- tionnaii^e. Son cerveau est aveugle et ne saui^it voir la terre, les arbres, les nuages. En vain pour lui les colli- nes estompent l'horizon. Il ne comprend rien à la mélancolie des plaines grises que mouchette un vol noir de corbeaux. Avec ses yeux de poète, le paysan Verlaine ne pouvait avoir l'âme rurale. Il se méprit sur sa voca- tion de cultivateur, mais non sur sa compétence d'obser- vateur lyrique. Il était le passant des champs, le citadin qui, pendant des semaines de vacances, redevient rusti- que à l'odeur des sillons, mais chez qui cet appétit terrien ne dure pas. Il était plutôt fait pour l'existence monotone, sans risques, sans à-coup, du rentier provin- cial, ou du retraité de petite ville, voire du hobereau de gentilhommière. Il eût rimé des sonnets en regardant planter les choux. Il ne pouvait s'adapter à la vie in- quiète et laborieuse, active et tourmentée, du cultiva- teur, dans la perpétuelle angoisse de la pluie, de la séche- resse, de la grcle, de la maladie sur les bestiaux, de la mévente sur les marchés, de la hausse ou de la baisse

468 PAUL VEULAINE

du cours des eéréales, sans parler des impositions, des réparations et des échéances !

Verlaine fut donc paysan amateur, ou plutôt, car il voulut mettre la main à la charrue, apprenti cultivateur. Toutefois, le désir qu'il avait de vivre de la vie des champs est indiscutable. Il l'a exprimé avec beaucoup de sincérité de coeur :

Mon idée a toujours été d'habiter dans la vraie campagne, dans un village en pleins champs, une maison d'exploitation, une ferme dont je fusse le propriétaire et l'un des travailleurs, l'un des plus humbles, vu ma faiblesse et ma paresse, a-t-il dit dans les Mémoires d'an veuf.

Et il ajoute avec la simplicité d'un Horace moderne satisfait :

Si j'ai réalisé cet « hoc erat in votis », j'ai connu, rectifié, apprécié les menues besognes des champs, un jardinage léger, la bonne curiosité, les saines médisances villageoises, qui vous font comme une maison de verre, et vous Forcent à la correc- tion de la vie, tenant toujours en haleine la dignité qui s'al- lait endormir, et le sommeil à poings fermés après une jour- née simple. Cela assez longtemps pour m'en toujours souvenir, et le regretter longtemps.

Ces sentiments sincères, si nettement et si joliment confessés, il devait pourtant, par la suite, à sa seconde phase d'existence rustique, éprouver cruellement les mor- sures de la« saine médisance villageoise», suffisent à justifier son premier essai, son installation, en com- pagnie de son ami Lucien, à Juniville, dans la ferme, achetée au nom du père Létinois ; mais la seconde tenta- tive de culture, la deuxième incarnation paysanncsquc et l'acquisition d'une nouvelle maison au village ? Ce revenez-y champêtre est moins intelligible.

Le goût persistant de la vie dans la grande campagne ne suffit pas à expliquer cette fuite brusque de Paris, à

COULOMNES ET VOUZIERS 4^9

l'heure il reprenait pied dans le inonde littéi^aire,où. son nom réapparaissait imprimé, il nouait de nouvel- les camaradexùes dans les cafés du quartier latin, au moment où, enfin, il trouvait dans le journal Lutèce un commencement de notoriété, et dans la librairie Vanier un endroit de production rémunératrice.

J'avoue ne pas avoir bien discerné les causes intimes de cette décision inattendue.

Il y eut sans doute, dans cette répétition de la vocation cultivatrice, une grande part d'influence maternelle, se combinant avec une situation matérielle difficile. L'es- poir de trouver, dans le travail agricole , une existence plus aisée le décida peut-être; il supputa des profits dans l'avenir, et immédiatement aussi : sans doute il entrevit de l'arg-ent de poche. Il en était alors dépourvu. Cet argent, destiné aux menues dépenses de cabaret, sorti- rait plus facilement, au village, du cabas de la maman Verlaine, devenue inexorable à Paris. La bonne mère s'a- madouerait aux champs ; elle ne refuserait pas à son fils, cultivant son champ, les pièces blanches nécessaires aux absorptions spiritueuses, dont il avait repris l'habitude au quartier latin. Elle ne voulait plus arroser l'homme de lettres. Paul devait à se ccultiver les fleurs de littérature.

M""' Verlaine se montra donc favorable au nouveau projet de son fils, comme elle avait approuvé la première tentative de paysannerie, à Juniville. Cette fois heureu- sement, pensait-elle, son fils serait seul. Lucien Létinois n'était plus de ce monde. Rien ne détournerait Paul de ses chaunps, et aucune fugue poétique ou sentimentale ne serait à redouter parmi les simples naturels de Cou- lommes. Paul devenait visiblement plus raisonnable. Elle se réjouissait donc de ce retour à la vie campagnarde qu'elle estimait par-dessus tout sérieuse, honorable, et

AyO PAUL VEnL.\lNE

qui ne lui déplaisail nullemcat, car elle appartenait à une famille de propriétaires ruraux, fermiers et bette- raviers du Pas-de-Calais. Elle eût peut-être préféré vi^Te dans une petite ville et, comme plusieurs de ses parents, mener l'existence monotone et minutieuse de la pro- vince. Mais elle acceptait le village. Elle ne demandait, au fond, qu'à terminer ses jours dans une retraite calme, avec son fils auprès d'elle, tous deux vivotant grâce à la petite aisance qu'elle avait pu conserver.

S'éloig-ner de Paris, c'était déjà un grand bienfait. Elle ci"aignait beaucoup pour son fils les tentations de la grande ville. EDe s'imaginait qu'il ne buvait que dans l'enceinte des fortifications. Aucune nméfiance des cabarets villageois ne lui était venue, durant le premier séjour à Juniville. Lucien Létinois, i-ustre sobre et sour- nois, ne lui avait pas produit l'impression terrible d'un Ailhur Rimbaud. La campagne, c'était la sobriété for- cée, c'était la vie rangée subie, c'était la santé pour Paul, C'était surtout la rupture définitive d'avec la j>assé « orgiaque et mélancolique » de son saturnien de fils. Le retour à la vie normale, loin des cafés pari- siens, mais c'était vraiment le rêve, l'idéal, le paradis, et son Paul allait redevenir le modèle des fils.

L'excellente femme ressentait de plus le charme d'une autre illusion sur la vie champêtre promise.

Elle avait en admiration le travail des champs, seul productif et positif à ses yeux. Sa famille avait trouvé dans la culture l'aisance bourgeoise ; sa dot de femme d'officier était issue des sillons et elle ne considérait pas comme sérieux le travail littéraire, Paul justifijut w jugement. Il n'avait jamais apporté d'émoluments, depuis qu'il avait quitté son emploi de bureaucrate. Les quel- ques louis produits par les « Paris-Vivant » du Réveil

COULOMMES ET VOUZIERS 4?'

avaient été soig'neusement étouffés par l'auteur. Non seu- lement son fils ne perdait rien en quittant Paris, mais encore il pouvait, il devait gag'ner sasubsistance, et peut- être un excédent destiné à être mis de côté, à être placé, « en faisant valoir ». Quant à Verlaine, il obéissait aussi à un sentiment de lassitude, de dég^oùt; il désirait mettre de la distance entre lui et le milieu il se débat- tait. Il avait souhaité très vivement reprendre sa place à l'Hôtel-de-Ville. J'ai donné plus haut les pièces et les lettres ajant pour objet cette réintégration difficile. On a pu voir que, dans les lettres citées, accompagnant l'envoi de ses « Paris- Vivant », il ne manquait jamais de par- ler du protecteur à qui je l'avais recommandé, le pré- sident du conseil municipal, M. de Bouteiller. En cette requête, en cet appui, il avait mis tout son espoir de vie recommencée, de vie bureaucratique, calme, régulière et douce, avec les loisirs permettant les travaux littérai- res, en dehors du bureau et même pendant, et surtout avec les appointements tombant dans la poche avec une régularité de m.écanisme d'horlogerie, à la fin du mois. On a vu que tous nos efforts combinés, l'influence du Président du Conseil, l'appui du Directeur du Réveil, Valentin Simond, le consentement que j'avais obtenu du préfet, Ghai'les Floquet, échouèrent. J'avais eu beau faire examiner les causes, nullement gTaves, du départ de Verlaine, en 1871, causes d'ordre purement politi- que, anéanties d'ailleurs par l'amnistie. Tout cela avait été en pure perte. La lég-ende de l'affaire de Bruxelles, plus forte que la vérité, l'avait emporté. Les grands pon- tifes du personnel n'avaient pas voulu réintégrer Ver- laine dans cet emploi modeste de rédacteur, pour lequel il avait cependant subi les examens réglementaires, et qu'il était bien capable de remplir.

4/2 PAUL VERLAINE

Ce fut une déception profonde pour lui. Il se consi- déra un peu comme un condamné à qui l'on refuse la réhabilitation, comme un lépreux qu'on veut, après gué- rison, maintenir en quarantaine. Il prit Paris et le monde en horreur. Il appéta vers les champs silencieux, vers les plaines à perte de vue l'on se perd, mer, verte ou sombre, dont les vagues sont les sillons, vers le village ensommeillé l'on oublie, l'on est oublié. Il voulut non pas partir, mais se dérober, dis- paraître. La lettre qu'on a lue plus haut prouve qu'il avait dissimulé à tout le monde, à ses plus ordinaires confidents, ses projets d'avenir et sa fuite présente.

Ce qu'il y eut aussi de singulier, dans ce retour aux champs, ce fut le choix de la nouvelle Thébaïde par lui choisie. Il revint dans ce pays des marches de Champa- gne, où il avait déjà vécu : Coulommes était voisin d'Attigny, de Juniville, le pays des Létinois. Cependant Lucien n'était plus, et ses parents habitaient la ban- lieue de Paris, à Ivry-sur-Scine. Cette région l'attirait- elle donc si vivement? Ce n'est poui'tant point la sévère et imposante Ardenne, la contrée forestière et acciden- tée des environs de Bouillon qu'il connaissait bien, qu'il avait célébrée, il avait des parents. La campagne est plutôt monotone et triste, entre Rethel et Vouziers. Mais ce paysage convenait alors à l'état de son âme. C'était un peu, ce plat et vague terrain champenois, la nature morose de l'Artois s'étaient éveillées ses premières émotions d'enfant citadin transporté en pleine cam- pagne. Le souvenir, toujours vif, de Lucien Létinois lui fit-il désirer de revivre dans ces champs, s'était épanouie leur églogue ?

Tous ces éléments divers composèrent probablement son choix. Et puis, ici je suis absolument dans le do-

COULOMMES ET VOUZIERS 4?^

maine de l'hypothèse, et je donne cette explication du lieu choisi sans aucune pièce à l'appui, peut-être entre- vit-il un petit calcul d'intérêt dans la désignation de la localité il proposait à sa mère de faire l'acquisition d'une propriété rurale.

Verlaine était, à cette époque, démuni d'argent, sans grand espoir d'en recevoir. Il lui en fallait pour ses dépenses quotidiennes ; et aussi, motif plus noble que les libations à venir, il désirait voir imprimer ce volume de vers qu'il avait, tout préparé, dans son tiroir. C'était le recueil qu'il se proposait d'intituler Jadis et Na- guère. La plupart des pièces le composant, on l'a vu dans la correspondance ci-dessus, avaient été composées en Angleterre, en Belgique, dans la cellule de Mons. Les dernières dataient du séjour à Boulogne-sux'-Seine et rue de la Roquette.

Mais les volumes de poésies ne s'éditent pas générale- ment au compte du libraire. Verlaine, par la suite, put soutirer des pièces de cent sous à Vanier, contre la remise de poèmes devenus, grâce à la notoriété de l'au- teur, vendables. Mais, à cette époque, les volumes de Verlaine n'avaient d'autre public que celui des envois gratis. Sagesse n'avait pu trouver un seul acheteur. Bien que Léon Vanier eût fait bon accueil à son auteur, et promis d'en imprimer un réédition, et quoiqu'il eût volontiers publié les Poètes Maudits, plaquette de prose, il est douteux qu'il eût expose les frais de Jadis et Naguère .Coxavixenl donc avancer ou garantir à l'éditeur le coût de l'impression et du brochage ? M™e Verlaine, à la faveur de la retraite à la campagne, pouvait se décider à sacrifier encore quelques billets de cent francs, pour donner à son fils, désormais rangé, le plaisir d'être de nouveau imprimé.

474 PALL VERLAINE

Ceci est probable, maïs ne justifie pas toutefois le choix du pays des Létinois. Je suis enclin à supposer que Verlaine song-ea, en même temps qu'à sa mère, au père Létinois, pour Taider à publier son ouvrag-e. Le paysan n'était pas un prêteur bénévole, et il ne devait rian entendre aux vers et à leur publication. Mais Ver- laine l'attira probablement par l'espoir d'une bonne affaire. Il dut lui demander une commission secrète sous forme de prêt et de remise, s'il lui faisait vendre sa maison de Coulommes.

Ce fut, en effet, cette maison des Létinois que M*"' Ver- laine acheta, assurément sur l'indication et d'après les conseils de son fils.

Il convient de ne pas oublier que la première acquisi- tion, celle de Juniville, avait été faite avec Targ-ent des Verlaine, au nom du père Létinois. Ce malin campa- gnard fivait, à la mort de son fils, vendu la dite maison sans en verser le prix à ses véritables propriétaires, paraît-il. Il était donc redevable envers Mm^ Verlaine et envers son fils, et ce fut, à mon avis, pour se rembour- ser en partie, que les Verlaine song-èrent à lui pour une nouvelle acquisition. Paul Verlaine dut tirer quelque argent, à l'insu de sa mère, de cette combinaison, car Jadis et Naguère furent bientôt annoncés et publiés. Voici l'extrait de l'acte de vente :

La propriété de Coulommes, sise lieu dit Malval, compre- nant maison d'habitation, dépendances, cour et jardin, d'une contenance de 7 ares et 60 centiares , fut acquise par Madame Elisa-Stéphanie-Julie-JosèpheDebée, rentière, demeu- rant à Paris, rue de la Roquette, 17, ci-devant et présente- ment à Coulommes, la dite dame veuve de Nicolas-Auguste Verlaine.

De M. Jean-Baptiste Létinois, rentier, et de dame Marie- Loaise-DelphineMoreaux, son épouse, demeurant à Ivry (Seine),

COULOMMES ET VOUZIERS 475

rue de Paris, 14, moyennant ia somme de 3.500 fr., payés comptant, jouissance de suite.

Suivant contrat reçu par Me Sabot, notaire à Paris-Bati- gnolles, les 30 et 31 juillet 1883.

Verlaine et sa mère commencèrent donc ainsi, retirés au milieu des champs, la vie paisible et laborieuse qu'ils avaient rêvée. Mais la réalisation des song-es est chose difficile. Les nouveaux essais de culture ne réussirent pas. Les terres furent mal louées, ou insuffisamment exploitées. Les dettes vinrent. Des querelles s'élevèrent entre la mère et le fils. Verlaine eut tous les torts, de grands torts. Contrairement aux prévisions optimistes de sa bonne maman, Paul se remit à boire, et terrible- ment. Ce qu'il ensemença surtout ce fut la caisse des eabaretiers. De plus, il s'était lié avec une bande de jeunes fêtards rustiques. On veillait, on g-odaillait, jusques dans la nuit ; à une heure avancée, on se séparait en chantant, en braillant, au grand scandale des habitants du villag'e, économes et travailleurs.

L'argent fit bientôt défaut. Verlaine en demanda à sa mère, parfois impérieusement. Il y eut alors de violentes discussions entre la mère et le fils, celui-ci souvent sur- excité par la boisson.

Pour avoir la tranquillité, cédant aux exig-ences de son fils, et sans doute aussi pour faire face aux frais et aux conséquences de plusieurs procès, occasionnés par des contestations avec des voisins, des cultivateurs et des fournisseurs de la contrée, M"^® Verlaine céda ses droits de propriété sur la maison de Coulommes.

Par acte passé chez AP Chartier, notaire à Attig-ny, le 17 avril 1884, M""^ veuve Verlaine fit donation à Paul- Marie Verlaine, son fils, de la propriété de Coulommes; la donation contenait une clause d'insaisissabilité, étant

476 PAUL VERLAINE

faite pour assurer une demeure au donataire, que tra- quaient divers créanciers.

Les mauvaises fréquentations et les funestes habitudes alcooliques de Verlaine se reproduisirent durant toute l'année 1884. M™^ Verlaine avait trouvé à Goulommes un voisin, nommé Dane, qui n'était pas favorable à Verlaine et ne se gênait pas pour lui faire des remon- trances. Il conseillait à M™^ Verlaine, puisqu'elle ne pou- vait empêcher son fils de boire et de dépenser son argent avec des garnements du pays, et quelques-uns venus exprès de Paris, invités par Verlaine qui les défrayait, de se séparer de lui. A la suite d'une querelle plus vio- lente, accompagnant une pressante demande d'argent, M^* Verlaine voulut suivre le conseil de M. Dane : elle signifia à Paul qu'elle ne voulait plus vivre sous le même toit que lui. Elle mit aussitôt sa résolution à exécution. Elle se retira dans l'asile que lui avait offert ce voisin bien empressé. L'âge de M™"^ Verlaine, 76 ans, exclut toute appréciation fâcheuse sur l'influence de ce voisin et sur son hospitalité. Toutefois, Verlaine l'accusa, à plusieurs reprises, de s'être emparé de l'esprit de sa mère, affaibli par l'âge et par les malheurs, pour lui extorquer le peu d'argent qui lui restait.

A la suite de cette scène et de ce départ, le 9 février i885, Verlaine vint à Paris. Il descendit rue d'Amster- dam, à la taverne anglaise Fox, Austin's hôtel. Le capi teux whisky et le stout lui firent sans doute, en cette circonstance, choisir ce logis, qui n'était pas dans son quartier ordinaire. Quand il venait à Paris, car il fit plusieurs courts voyages pour la publication de son volume Jadis et Naguère, et pour traiter avec l'éditeur Vanier des Mémoires d'un veuf et des biographies d'/Iorn/nes du Jour, logeait 5, rue delà Roquette, chez

COULOMMES ET VOUZIEIIS 477

le marchand de vins-tabacs Courtois. C'était dans le voisinag-e de son ancienne demeure, du 17 de la rue de la Roquette.

En descendant auprès de la g-are Saint-Lazare, il ruminait peut-être le projet de retourner en Angleterre : c'était son habitude à la suite des scènes et des boule- versements domestiques. Il était probablement, quand il quitta Coulommes, sous l'influence de l'ivresse. Il est certain qu'il n'avait plus sa raison, et qu'il avait perdu toute retenue et tout sentiment du devoir, quand il par- tit de la taverne anglaise, le surlendemain, pour revenir à Coulommes.

Alors, le 11 février i885, se passa une scène à jamais regrettable, que je voudrais effacer de la vie de Ver- laine, et ne pas mentionner dans ce travail, mais que je considère comme devant y fig-urer, d'abord parce que c'est un fait assez important dans l'existence du poète, reconnu par lui-même dans l'ouvrag-e Mes Frisons, et ensuite, parce que, mal connue, non étajée par des preuves, l'affaire de Vouziers, par la suite, pourrait être dénaturée, grossie, et susceptible, comme l'affaire de Bruxelles, de fournir un texte à la calomnie et à la sot- tise. Comme la condamnation de Bruxelles, nous l'avons démontré, fut motivée seulement pour coups et blessures, la condamnation de Vouziers vise uniquement des vio- lences et des menaces. Il n'y a donc pas eu, comme d'aucuns l'ont insinué, de poursuites, et même d'accusa- tions, dans les deux affaires, pour d'autres faits que ceux de violences.

Il est assez pénible, assez affligeant, ce procès de Vou- ziers, sans qu'on cherche à y ajouter des ignominies. Voici les faits dans toute leur douloureuse exactitude : Le II février i885, Verlaine revenait de Paris, non

478 PAUL VEP^I^VINE

sans y avoir fait sans doute d'abondantes libations. Il se rendait chez lui, à Coulommes, et, n'y trouvant pas sa mère, qui avait pei'sisté dans sa résolution de ne plus vivre avec lui, il se transporta chez M. Dane, il savait devoir la trouver.

Il avait espéré que l'excellente femme avait eu chag-rin et regretde sa résolution, pourtant bien explicable, qu'elle avait encore une fois pardonné, et qu'en son absence elle avait réintég-ré le domicile commun. Sa déception fut vive en retrouvant la maison vide, et son irintation s'en accrut. Quelques rencontres, en descendant du train, accompag-nées d'inévitables tournées, surexcitèrent sa colère déjà g-rande. On lui parla de Dane, qui le char- geait de cent accusations, qui le diffamait, et se vantait de lui avoir coupé les vivres, car M"® Verlaine ne donne- rait plus un sou, ne sig-nerait plus un papier, sans sa présence et sa permission à lui, Dane.

La tête ainsi montée, comme on dit, sous le double éperon de l'alcool et de l'humiliation, il alla frapper chez Dane. Il y trouva sa mère, en cIl'et.Un entretien saccadé, entrecoupé de plaintes, d'apostrophes, de reproches, d'injures et de menaces, eut lieu entre la mère et le fils. Dane y assistait. 11 ne lit rien pour calmer Verlaine, ni pour arrang-er les choses et g-ag'oer du temps. Il eût fallu engag-er Verlaine à rentrer chez lui, à se reposer, et, le lendemain, dégrisé et moins furieux, il aurait pu réitérer à sa mère ses demandes d'argent et son invita- tion à revenir loger auprès de lui, dans la maison de Coulommes.

Les choses se passèrent plus tragiquement. Verlaine s'oublia-t-il, dans son emportement, jusqu'à lever la main sur sa mère? Dane l'affirma devant le tribunal. ^£me Verlaine déclara que son fils n'avait exercé sur

COULOMMES ET VOUZIERS 4? 9

elle aucun mauvais traitement. Le tribunal crut le témoi- g-nag-e de l'ennemi personnel de Verlaine.

Car cette querelle domestique fut portée devant la justice. Dane avait prévenu les g-endarmes. Ils se trans- portèrent d'Attig-ny à Goulommes, et firent leur procès- verbal. On ne put arrêter le procès. Ceci semblerait indiquer Tinfluence de ce témoin, et le peu de volonté et d'indépendance alors de JM'"^ Verlaine, car moi qui ai connu l'excellente femme pendant une période de trente années, et qui ai constaté tant de fois son indulg-ence ég"ale à son amour pour son fils, je ne puis admettre qu'elle ait eu tout son libre arbitre, qu'elle fût maîtresse de ses actions, quand elle consentit à ce que son enfant, sonbien-aiméPauI, fût l'objet d'une poursuite judiciaire pour manque de respect à son égard. Ayant toute sa liberté d'esprit, elle aurait pu souffrir et pleurer en silence sur les désordres et les emportements de son fils, elle ne l'eût jamais livré aux tribunaux. Non! je me refuserai toujours à admettre que, de son plein gré, cette mère si compatissante, si résignée, si prête à toujours et à tout pardonner, ait cherché à faire punir son Paul adoré, par la justice. Pour une violente et intempestive demande d'argent, voire une menace, elle était inca- pable de réclamer contre lui des tribunaux les pénali- tés des art. 3o5 et 807 du Code pénal, prononçant contre l'inculpé l'amende et l'emprisonnement de deux à cinq ans, c'est-à-dire la maison centrale, avec surveil- lance de la haute police ! Sa déposition même, devant le tribunal de Vouziers, prouve que, si elle accusa son fils ce jour-là, devant les gendarmes, son accusation lui était suggérée, et la teneur dépassait sa volonté, exagé- rait sa plainte.

Le tribunal correctionnel séant à Vouziers, bien qu'in-

480 PAUL VERLAINE

voguant ces terribles articles, n'alla pas jusqu'à pronon- cer ces lourdes pénalités.

Le procès vint le 24 mars i885.

A l'audience de police correctionnelle de Vouziers, le tribunal, après avoir interro^-é le prévenu, entendu les témoins, le procureur de la République en son réquisi- toire, donna la parole au défenseur de Verlaine, Boi- leau, avocat-avoué.

L'accusation reprochait à Verlaine d'avoir exercé des violences sur la personne d'Elisa Dehée, notamment en lui serrant les poignets au point de la faire crier, et en outre d'avoir, dans les mêmes circonstances, menacé ladite dame de mort, si elle ne lui donnait pas d'argent. L'accusation ajoutait que l'inculpé tenait alors un cou- teau ouvert à la main.

Verlaine, interrog-é, commença par protester de son affection et de son respect pour sa mèi'e. Il témoigna d'un profond repentir de tout ce qui avait pu l'offenser dans la scène qui avait motivé la poursuite. Il contesta la g'ravilé des faits qui lui étaient reprochés, et s'efforça de les ramener à de plus justes proportions.

Il reconnut qu'il était, ce jour-là, surexcité par la boisson, et qu'en cet état il avait pu solliciter de sa mère, un peu trop violemment, l'argent dont il avait un besoin urgent, à raison de procès en cours -et d'engage- ments pris. Il déclara ne pas se souvenir d'avoir menacé, ni même injurié sa mère. Si cela était malheureusement arrivé, il n'avait ainsi proféré injures et menaces que sous l'influence de l'ivresse, sans se rendre compte de ce qu'il disait alors. Il niait avoir tiré son couteau de sa poche. Un seul témoin affirmait ce fait aggravant, et ce témoin était son ennemi personnel, M. Dane.

Il avait pu, dans sa colère, menacer ce dernier, car

COULOMMES ET VOUZIERS 48l

c'était contre lui qu'il était animé de sentiments violents. Il lui reprochait d'abuser de son influence sur sa mère, de l'avoir attirée chez lui pour capter sa confiance et s'emparer de son avoir. Il l'accusa enfin de le diffamer dans tout le voisinag-e, et de s'être vanté de parvenir à lui faire quitter le pays, afin de prendre possession de sa maison.

Il avoua qu'il avait le tort de boire souvent outre mesure, mais il avait été entraîné vers l'ivrognerie par suite des tracasseries de toute nature qu'il avait endurer de la part du conseiller de sa mère. Malgré tout le respect qu'il lui devait, et toute l'affection qu'il éprou- vait pour elle, il devait dire au tribunal que sa mère avait ses facultés un peu affaiblies, qu'elle se laissait entièrement dominer et diriger par ce Dane, qui avait résolu d'accaparer sa petite fortune, et de l'éloigner à tout jamais de son fils.

Ces aveux simples et dignes, cette visible repentance, les sincères témoignages d'affection respectueuse envers sa mère, dont l'accusé faisait montre, produisirent un favorable effet sur le tribunal.

La déposition de M""= Verlaine fut excellente. Elle déclara que son fils « avait toujours été convenable vis- à-vis d'elle » ce sont ses propres expressions consi- gnées aux procès verbaux d'audience, jusqu'à leur arrivée à Goulommes. Depuis son séjour dans ce village, le caractère de Paul avait changé. Il s'était mis à boire, et il fréquentait des gens avec lesquels il passait le temps à s'enivrer, sans se livrer à un travail assidu. Et elle ajouta : « Je n'ai rien à lui reprocher sous le rapport des mauvais traitements. Il m'a fait dépenser de l'ar- gent, mais il ne m'en a jamais pris. » Elle ne parlait pas du couteau prétendu dirigé vers elle, et attribuait

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toute l'inconduite de son fils aux fréquentations mau- vaises de Coulommes et aux excès alcooliques,

J'ignorela plaidoirie, de M'Boileau. Je supposequ'elle fut bonne et adroite^ car en somme l'avocat a obtenu presque un acquittement. Mais ce défenseur n'a pu plai- der à fond, et comme il convenait, la cause de ce poète névrosé en butte aux médisances et aux sournoises méchan- cetés des villag-eois. 11 ne pouvait ni connaître ni faire connaître Verlaine aux mag-istrats ardennais. Ceux-ci ont jug"é l'auteur de Saffesse comme un vulg-aire ivro- g-ne, qui se bat avec ses parents pour des questions d'in- térêts, un soir la station au cabaret s'est prolongée. Ces querelles-là sont fréquentes au villag-e; elles sont rarement portées au tribunal correctionnel, tout au plus va-t-on parfois s'expliquer devant le jug-e de paix, à la simple police.

Ce qui a amené la condamnation de Paul Verlaine par les jug-es de Vouziers, ce fut surtout l'hostilité témoig-née contre lui par les témoins du crû. 11 les avait indisposés, choques, irrités par ses allures, qui n'étaient pas ordinaires, il faut en convenir. Il ne buvait pas comme les autres. Ses saouleries avait un caractère exu- bérant, tapag^eur et provocateur, qui déroutait les po- chards habituels de la localité. 11 tenait, entre deux lam- pées, des propos inconsidérés, parfois incompréhensibles pour des oreilles paysannes, d'autant plus graves et imputés à crime. Ces campag-nards, pas plus mauvais que d'autres, ne pouvaient sympathiser avec ce poète aux façons bizarres, qui, de plus, s'était mêlé de choses de culture auxquelles il n'entendait rien. Qu'étail-il venu faire h Coulommes, ce vilain monsieur de Paris? Il n'avait qu'à rester avec ces Parisiens, qui font tant les malins,et qui sont trop polis pour être honnêtes I Vag-ue-

couLOaiauis et voltziers 483

ment, il prenait, dans leurs remarques malveOIantes, l'appaiieace d'un voleur de terres. En se coalisant contre lui, on défendait k terroir contre un envahisseur étran- g-er. Aussi tous les témoins, tous ceux qui fournirent à la g-endarmerie et au partpiet des renseig-nemenis étaient- ils favorables à Dane, l'accusateur, et souhaitaient, au fond, qu'il parvînt à faire dégnjerpir le Parisien et à ^^ar- •der sa naaison, comme avait déjà procédé le père Léti- nois, un des leurs.

Il est donc à remarquer, pour l'appréciation exacte de l'infraction pour laquelle Verlaine fut déféré aux tribu- naux, qu'elle ne fut établie que pai' des témoig-nag-es ouvertement hostiles. L'accusé avait contre lui des ru- meurs g-rossies, des observations de regards curieux et malveillants, des suppositions, auxquelles, par son lan- g-age et ses attitudes, Verlaine donnait une apparence de réalité, et des préventions susceptibles de pousser les jug'es à la sévérité. Il ne faut pas oublier qu'en dehors des potins de Coulommes il avait venir sur son compte, de Paris et de Belg-ique, des renseignements peu favorables. Des dépositions fâcheuses, émanant de la famille même de Verlaine, du côté de sa femme surtout, existaient à son dossier, puisqu'il y avait eu, lors du procès en séparation de corps, une plainte, du reste ridi- cule, vaine et bientôt abandonnée, contre Verlaine et contre Rimbaud. La condamnation sévère prononcée par la cour d'assises du Brabant, l'emprisonnement subi sans qu'aucune mesure gracieuse fût intervenue, et aussi la qualité de communard qui suivait toujours Ver- laine, n'était point de nature à lui concilier l'indulg-ence du tribunal. Forcément des jug-es de petite ville subis- sent l'influence de l'opinion ambiante.

Aussi doit-on considérer comme un quasi-acquitte-

484 PAUL VEKLAINE

nient la condamnation à un mois d'emprisonnement pour les faits reprochés à l'accusé. Les articles du Code pénal visés au jugement (art. 3o5, 807, 3ii, avec, il est vrai, l'art. 463, circonstances atténuantes) comportaient des pénalités beaucoup plus rigoureuses, comme nous l'avons indiqué plus haut.

Ceci n'excuse pas Verlaine d'avoir mal parlé à sa mère, peut-être même, dans une minute d'emportement alcoo- lique, de l'avoir menacée ; mais on reconnaîtra que cette afiFaire de Vouziers, très peu connue jusqu'ici, mais non ignorée complètement, n'avait en soi aucune gravité. C'était une affaire justiciable surtout du tribuual domes- tique, et méritant à Verlaine dégrisé, le lendemain, un fort savon maternel.

Le bulletin de sortie de la maison d'arrêt de Vouziers, Verlaine fit sa peine, que j'ai entre les mains, est ainsi libellé :

Le nommé Verlaine, Paul-Marie, 40 ans, demeurant à Cou- lommes, à Metz (Alsace-Lorraine), est sorti de la maison d'arrêt de Vouziers le 43 mai d885, après avoir subi la peine de un mois d'emprisonnement prononcée par jugement du tribunal de Vouziers, en date du 24 mars 1885, pour violen- ces et menaces de mort.

Verlaine, condamné le 24 mars, avait presque aussi- tôt après purgé sa peine, puisque, d'après la levée d'é- crou du i3 mai, il avait se constituer prisonnier le [2 avril.

Il sortit donc, par une belle matinée de printemps, de cette geôle, familiale presque, dont il a fait un croquis, pittoresque et point rancunier, dans les Mémoires d'un Veuf (un Héros, l'histoire amusante du Corbeau), et dans Mes Prisons.

Personne ne l'attendait sur la place, et nul visage

COULOMMES ET VOUZIERS 485

ami ne faisait face, en souriant, à la rébarbative porte de la g-eôle bâillant pour laisser sa proie échapper. Mme Verlaine, le cœur ulcéré, bien qu'ayant déjà par- donné au fond du cœur, n'avait pas voulu faire le voyage de Vouziers pour accueillir sur le seuil, enfin libre, le fils trop peu maître de soi. Elle g^ardait, non du ressen- timent, mais de la tristesse, de l'alg-arade de Coulom- mes ; elle eut l'intention de punir par son absence l'in- conscient et impulsif g-arnement. Et puis, ce qui justifiait en partie l'irritation de Verlaine, son conseil, M. Dane, l'avait dissuadée de venir chercher Paul à sa sortie de prison.

Notre libéré, sur le moment, voulut paraître crâne et insensible. Il écarta, comme un oiseau importun, le sou- venir de sa maman, voletant autour de lui. Rien ne pouvait lui être plus sensible que cette absence voulue. Il comprit la punition qu'à distance lui infligeait l'éter- nelle indulgente. Il s'efforça, pour ne pas sembler ému ni pour s'avouer châtié. Etre relaxé comporte la liberté de boire. Il en usa sur-le-champ. Dam ! on se plaît à trin- quer, un matin d'exeat.La compagnie est précieuse à qui vient d'être en captivité. Avec qui choquer le verre de l'indépendance reconquise? Parbleu ! avec le compagnon qui était là, sur le seuil sévère : le gardien-chef qui avait tiré les verroux, et jouait avec son trousseau de grosses clefs en reconduisant poliment l'ex-prisonnier, avec lequel il avait eu de bons rapports. Verlaine l'invita. On s'en fut vider une bouteille de vin blanc au « Bon Coin», rendez- vous ordinaire du personnel de la prison.

Cette libation, en plein air, sous la tonnelle, récon- forta le poète, un instant. Mais il fallut se quitter. Le gardien-chef ne pouvait s'absenter longuement. Paul resta seul, en tête à tête avec une bouteille. Il songea,

486 PAUL VERI-.UNE

fatiocina,épilogua, hésita sur la route à preadre. Devait- il aileï à Coulommes, demander pardau à sa mère, se jeter à ses pieds, l'embrasser? C'était bien m.élodrama- tique. El puis il serait l'objet des risées, des railleries des geas de Couitommes ? Ensuite, iraitril cbercber sa mère? Chez son ennemi, chez celui qui l'avait livré à la justice? Il ne pouvait aller là. Et puis sa mère habitait- elle toujours Coulommes? Elle lui avaiit écrit qu'elle comptait retourner à Paris sous peu. La vie champêtre avait, on le conçoit, perdu tout son chamne. La mauvaise réputation de son fils, « ua de Rais mâtiné de plusieurs Edg-ar Poe, qui auraient compliqué leur rhum et ieur cas, d'absinthe et de Picon, tel moi dans l'iiïkag'ination de passablement de mes voisins de campagne », ar4-il dit de lui-même, faisait une sorte de notoriété inju- rieuse, à elle^ la pauvre mère impeccable. Depuis, le jugTement an la montrait au doig-t. C'était la mère du condamné.

Et puis la situation financière était devenue grave. Des procès avaient été perdus. Le crédit était mort. De plus, Verlaine n'avait même plus la roaisoa dont sa mère avait d'abord fait acquisition ^ dont elle lui avait,, ensuite, fait donation.

Suivant acte passé devant M* Chartier, notaire à Attigny, en date du 8 mars i885, posté rienreiatteût, par conséquent,, à la scène éternellement. reg"i*ettablc qui avait motivé l'intervention judiciaire et la poursuite: correc- tionnelle, Verlaine, désireux sans doute de retourner à Paris, .et de liqui<ier soa établissement à la campag'are, avait vendu sa maison de Coulonaimcs à un cultivateur du lieu, nomjné Jules Rig'ot, moyennant 2.200 fr. La mai- son avait été acquise comptant,, deux aius auparavant, movennant 3.5oo.

COULOMMES ET VOUZIERS 4^7

La maison existe toujours à Coulommes. Elle est resr- tée la propriété de M""* Rig-ot-Oudin, veuve dudil acqué- reur.

Procès perdus, vente à perte de l'immeuble, dépens de l'instance correctionnelle et amende (5oo fr.), dépenses personnelles relativement considérables, voyages assez inutiles et coûteux à Paris, tout cela représentait une forte diminution du patrimoine, déjà écorné, de Paul Verlaine, et de ce qui restait à sa mère de sa dot et de sa fortune personnelle,

Verlaine revint donc à Paris, plus pauvre qu'il n'en était parti. Il dit adieu aux g;ens de Coulommes et à tous les g^ens de la Terre. Assez drôlement il prend congé d'eux : « Ils m'ont plumé, dit-il, mais ils m'ont laissé ma plume. »

Il allait donc, et pour toujours, i^edevenir citadin. II renonçait au grand air salubre des champs, qui pour lui n'avait pas été curatif. Il voulait se remettre à l'écriture et vivre de son papier noirci. Louable résolution. Mal- heureusement il emportait du sillon autre chose que de la santé. Les excès alcooliques champêtres l'avaient pré- disposé aux abus des boissons urbaines. Il était à peu près ruiné; sa mère, appauvrie et attristée, le suivait, mais sans avoir, Antigone délabrée, les mêmes élans d'af- fection, les mômes moyens de dévouement. Déplus, l'ar- thritisme déjà envahissait Verlaine. Ses muscles s'atro- phiaient, ses apophyses s'ankylosaient. Si son cerveau demeurait sain et vigoureux, sa force de travail, qui n'avait jamais été considérable, ni surtout i^égulière et assidue, diminuait. Son talent même n'allait pas tarder à subir une altération sensible. Encore quelques années de la vie bohème du quartier latin, et l'admirable veine poétique de la jeimesse et de la belle production de

488 PAUL VERLAINE

Sagesse, à' Amour, de Bonheur, diminuerait et s'alté- rerait. Le retour du poète à Paris, en i885, c'est une troisième et malheureuse période, celle alternent les séjours dans les hôpitaux avec les stag-nations dans les bars, et bientôt le grand, puissant et génial Paul Ver- laine ne sera plus que le « PoorLelian » des malchances légendaires.

XVI

JADIS ET NAGUERE. VERLAINE HOSPITALISE.

MORT DE M™* VERLAINE. MES HÔPITAUX.

AMOUR. PARALLÈLEMENT. AIX-LES-BAINS

(1885-1890)

Tout en vivotant dans son village ardennais, il me- nait surtout la vie désœuvrée et entrecoupée de grossières fêtes, à la façon des hobereaux noceurs et des céliba- taires j campag-nards aimant, comme le dit la chanson, « à rire, à boire et à chanter », Verlaine, par moments, s'efforçait de ranimer la Muse, un peu engourdie, entre ses bras que l'alcool énervait.

Il disposait un volume nouveau et arrangeait des frag- ments épars d'oeuvres antérieurement composées, en vue d'une prochaine publication chez Vanier.

Peu après son départ pour la maison que sa mère venait d'acheter à Coulommes, son volume Jadis et Naguère paraissait.

Il m'informait de l'apparition de ce livre par ce court billet, pas daté.

Coulommes, par Attigny (Ardennes). Mon cher Edmond, Un volume de moi vient de paraître. Jadis et Nagaère,chtz

490 PAUL \TEnLAINE

Vanier, d9, quai Saint-Michel. Une pièce t'y est dédiée, le Soldat Laboureur (aliàs le Grognard). Parles-en, veux-tu? Et envoie l'article à ton

P. Verlaine.

Jadis et Naguère est un recueil de vers, antérieurs de quelques années à la publication , Plusieurs des piè- ces classées avec le sous-titre : A la manière de phi' sieurs, me furent envoyées de la prison belg-e, elles avaient été composées. Elles datent d'avant la fièvre reli- gieuse du poète. Un certain nombre remonte à une époque plus ancienne. Ainsi le Grognard^ qui m'est dédié sous son litre nouveau ie Soldat Laboureur^ fut écrit vers 1869. L'acteur Francès débita ce poème, à la fois ironique et respectueux cnveis la vieille armée, aux soirées de Nina de Callias. C'était comme une réplique à la Bénédiction deCoppée, composée et récitée à peu près à la même époque, dans le même salon, par le môme artiste.

Il 3' a dans ce volume, l'un des plus intéressants du poète, et qui est comme un livre de transition, des pièces se rapportant à ses divers procédés, et qui auraient pu figurer dans ses précédents recueils.

Ainsi Images d'un sou semble un feuillet échappé des Fêtes Galantes :

...Voici Damon qui soupire La tendresse à Geneviève De Brabant, qui fait ce rêve D'exercer un chaste empire, Dont elle-même se pâme Sur la veuve de Pyrame, Tout exprès ressuscitée ; Et la forêt des Ardennes, Sent circuler dans ses veines La flamme persécutée

HÔPITAUX ET GAP.NIS 491

De ces priacesses errantes

Sous les branches murmurantes ;

Et Madame Malborough monte

A sa tour, pour mieux entendre

La viofe et la voix tendre

De ce cher trompeur de Comte

Ory, qui revient d'Espagne,

Sans qu'un doublon l'accompagne...

On entend comme un écho, plaisant et moqueur, de Fantoches, le poète projette, sur l'écran de sa fan- taisie, les ombres pittorescpies de Scaramouche et de Pulcinella,g-esticulant noirs sur la lune, tandis que Tex- cellent Docteur Bolonais cueille avec lenteur des simples parmi l'herbe brune. Cette pièce est contemporaine, par le caractère, la facture et la couleur, des vers d'un ca- price si étrang-e des Romances sans paroles :

C'est le chien de Jean de Nivelle Qui mord, sous l'œil même du guet, Le chat de la Mère Michel ; François les Bas-Bleus s'en égaie...

D'autres vers de ce volume furent composés avant les premières déambulations de Verlaine en Belg"ique et en Ang-leterre. Ainsi la très coloriste description de lAuberffe,

Murs blancs, toit rouge, c'est l'Auberge fraîche au bord Du grand chemin poudreux,où le pied brûle et saigne, L'Auberge gaie avec le bonheur pour enseigne. Vin bleu, pain tendre, et pas besoin de passe-port...

aurait pu certainem.ent preoidre place parmi les ce Paj'- sag'es Belg-es » des ftomances,où sont si gracieusement décrits les petits asiles, briques et tuiles, de Walcourt. Il est des pièces, comme la Pucelle, qui datent de la toute jeunesse du poète. Ce sonnet, que j'ai conservé en

492 PAUL VERLAINE

manuscrit orig-inal, écrit au crayon, fut composé en 1862. Verlaine faisant sa rhétorique au lyéée Bonaparte (Condorcet).

Beaucoup d'autres pièces de ce volume sont de l'épo- que des Poèmes Saturniens, et témoignent de l'inspira- tion, alors surtout objective et descriptive, de l'auteur du Philippe II et des Pertuisaniers opposant leurs pi- ques aux lances de l'averse.

Parmi les sonnets de la partie du volume étiquetée Jadis, il s'en trouve de fort beaux, d'une plastique superbe et d'une philosophie sévère, comme /e Squelette qui peut être rang-é, dans la galerie des tableautins chefs-d'œuvre, à côté de la Barque de Don Juan, de Baudelaire ; il est d'autres courts et précis poèmes, pure- ment descriptifs, rivalisant de fermeté avec les plus purs blocs sortis de la sculpturale maîtrise de Théophile Gautier et de Leconte de Lisic.

Voici un Eté à comparer avec le célèbre Midi des Poèmes barbares :

Despotique, pesant, incolore, l'Eté, Comme un roi fainéant présidant un supplice. S'étire par l'ardeur blanche du ciel complice Et bâille- L'homme dort loin du travail quitté.

L'alouette du matin, lasse, n'a pas chanté. Pas un nua^e, pas un souffle, rien qui plisse Ou ride cet azur implacablement lisse le silence bout dans l'immobilité.

L'âpre engourdissement a gagné les cigales.

Et sur leur lit étroit de pierres inégales

Les ruisseaux, à moitié taris, ne sautent plus.

Une rotation incessante de moires Lumineuses étend ses flux et ses reflux... Des guêpes, çà et là, volent jaunes et noires.

HÔPITAUX ET GARNIS 49^

Des vers descriptifs {la princesse Bérénice) humoris- tiques [Kaléidoscope, Dizain mil huit cent trente, le Pitre), réalistes {la Soupe du soir, Paysage, l'Aube à l'envers), composent avec des poèmes formant récit et légende [Crimen Amoris, La Grâce, l'Impénitence finale. Amoureuse du Diable), ce précieux et synthéti- que volume. Il résume toute la pensée et toute la pro- duction de Verlaine. La pièce des Vaincus, avec son souffle épique et sa fureur magistrale, est de la même inspiration tyrtéenne que VOde à Metz des dernières années. Ce poème, qui, en termes généraux et sans pré- ciser ni les défaites, ni les victoires, est un hommage rendu aux victimes de la guerre civile, et comme un appel féroce à de futures représailles, a été composé à Londres, en 1872. Il se ressent du voisinage de Ver- mersch,le réfugié de la Commune, et c'est probablement à la suite d'une vibrante soirée passée avec celui-ci, à l'issue de sa conférence sur Blanqui, que Verlaine cla- mait, avec une âpreté hautaine ce cri de désespoir, rap- pelant la Mort du Loup d'Alfred de Vigny :

Et, nous, que la déroute a fait survivre, hélas ! Les pieds meurtris, les yeux troubles, la tête lourde, Saignants, veules, fangeux, déshonorés et las. Nous allons, étouffant mal une plainte sourde.

Nous allons au hasard du soir et du chemin. Comme les meurtriers et comme les infâmes. Veufs, orphelins, sans toit, ni fils, ni lendemain, Aux lueurs des forêts familières enflammes.

Ah ! puisque notre sort est bien complet, qu'enfin

L'espoir est aboli, la défaite certaine,

Et que l'effort le plus énorme serait vain.

Et puisque c'en est fait, hélas ! de notre haine !

494 PAUL VERL-Vl-N'E

fions n'avons plus, à l'henre tomberA lamuit, Abjurant tout visible espoir de funérailles. Qu'à nouià laisser mourir obscurément, sans bruit, Comme il sied aux vaincus des suprêmes batailles...

A c<ité de ce requiem farouche, de ce lainento déses- péré, que termine un espoir sang-laiit, une vision terri- ble de justice sans pitié et de vengeance sans frein, l'ugit cet appel aux revanches futures, qui doii faLre trembler les vainqueurs devant les vaincus :

Si vous nous promîtes

D'être épargnés par nous, vous vous trompâtes foil.

Vous mourrez de nos mains, sachez-le, si la chance Est pour nous. A'ous mourrez, suppliants, de nos mains. Et nous rirons sans rien cpii trouble notre joie. Car les morts sont bien morts, et nous vous l'apprendrons.

Voici un calme et discret élan vers la paix, vers le luystèiH?, vers l'anéantissement de l'être dans la sensation de la solitude à deux :

Donne ïa main, retiens ton souffle, asseyons-nous Sous cet arbre géant, vient mourir la brise En soupirs inégaux, sous la ramure grise Que caresse le clair de lune blême et doux . .

Ne pensons pas, rêvons ! , . . ... Restons silencieux parmi la paix nocturne : Il n'est pas bon d'aller troubler dans son sommeil La nature, ce chien féroce et taciturne. , .

On peut dire que, dans Jadis et Naffuère, sonnent, s vibrent, grondent, soupirent, murmurent, menacent et ^ chantent les sept cordes de la lyre. Ce n'est pas le vo- lume le plus parfait de Verlaine, et beaucoup des pièces qui le composent furent d'abord par lui sévèrement extraites des manuscrits définitifs. Elles ne fig-urèrent ,

I

HÔPITAUX £T GARNIS 495

pas dans les recueils précédents, ne satisfaisant pas com- plètement le poète, et lui pai'aissant mériter l'ajourne- ment, la réflexion, la retouche. Il s'y trouve aussi beau- coup d'imitations, et l'auteur a été au-devant de cette observation, en donnant à cette partie du volume le sous-titre ing'énu : A la manière de plusieurs. Enfin les pièces disparates de ton, de caractère, de sujets et d'ins- piration, rassemblées dans cette corbeille assortie,jurent parfois entre elles, et semblent un bouquet de mor- ceaux choisis, dans le g"oût du volume fort intéressant et très bien accueilli qui fut, par la suite, présenté au public par l'éditeur Ghai-pentier.

Gomme pour mieux justifier ce caractère composite et antholo^ique du livre, il s'y trouve, intercalée, une saynète, les Uns et les Autres, marivaudag^e exquis, avec des couplets qui sont délicieux et des scènes d'un dépit amou- reux poétique et délicat, Musset donne la réplique à Molière, dans un décor de Banville. C'est une fête g-alante, dialogiiée, découpée et adaptée au théâtre.

Les Uns et les Autres ont été publiés à part, dans la forme de la brochure dramatique ordinaire, après la représentation. C'est une plaquette in-i8 de 36 pag-es à couverture bleutée pâle, portant les indications suivan- tes : « Paul Verlaine. Les Uns et les Autres, comédie en un acte et en vers. Représentée pour la première fois au théâtre du Vaudeville, par les soins du Théâtre d'Art, le 2 1 mai 189 1. Paris, Léon Vanier, libraire-éditeur, 19, quai Saint-Michel, 1891. Evreux, Imprimerie de Charles Hérissey. Sur le faux-titre : « Les Uns et les Autres, comédie dédiée à Théodore de Banville. »

La distribution est ainsi indiquée :

Myrtil, MM. : Krauss, de l'Odéon ; Sylvandre, Paul Franck, du Gymnase; Mezzetin,Eng-el, de l'Opéra; Cory-

496 PAUL VERLAINE

don, Henri Huot ,du Théâtre d'Art ; un Bergamasque, Albert Glrault, du Théâtre d'Art. Rosalinde,M'"«'Moreno, de la Comédie-Française ; Chloris, Lucy Gérard, du Gym- nase; Aminte, Suzanne Gay, du Théâtre d'Art ; Philis, Denise Ahmers, du Théâtre d'Art; Berg-ers et Masques.

Les Uns et les Autres ne fût joué qu'une fois, non que la pièce fût tombée, mais sa représentation était exceptionnelle, et ne devait être, au moins au Vaudeville, qu'unique. La salle du Vaudeville avait été louée, en matinée, par des jeunes gens composant le groupe du Théâtre d'Art. Le directeur de cette entreprise estimable et aventureuse était M. Paul Fort.

La représentation était organisée par souscription. Le prix des fauteuils était de 20 francs. C'est du moins la somme quej 'ai payée. Je suppose que les entrées de faveur furent généralement suspendues, comme disent les affi- ches. L'affaire était montée au bénéfice de Paul Verlaine et d'un artiste malheureux, le peintre de Tahiti, Gauguin. Le spectacle était coupé. On joua en lever de rideau le Corbeau, poème d'Edgar Poe, traduit en prose par Mal- larmé. G'étaitune simple lecture dramatisée. Letragédien farouche Damoye interprétait le visionnaire du poème mélancolique et désespéré. On donna également /e Soleil de Minuit, de Catulle Mendès. La mise en scène et les costumes très coûteux de ce dernier ouvrage absorbèrent la majeure partie des recettes, ce qui fit que, tous frais de location, de luminaire, de machinistes payés, car les artistes jouèrent gracieusement, et en ajoutant les impri- més, les affiches, les faux frais divers et les dépenses de voitures, de cigares et de rencontres au café et au res- taurant des membres du comité, il ne resta rien pour Paul Verlaine et son co-bénéficiaire des recettes de la représentation .

HÔPITAUX ET GARNIS 497

Aussi Verlaine,queje retrouvai, un peu énervé, fatig-ué, absorbant des boissons trop énerg-iques, dans la petite pièce du café Américain, auprès du vestibule du théâtre, se répandait-il en plaintes, tour à tour ironiques et fuiMcuses, contre ce qu'il appelait l'org-anisation de son « maléfice » . Je l'apaisai de mon mieux et lui tins com- pagnie pendant la fin de la représentation, ce qui fait que je ne puis assurer si les si coûteux costumes du Soleil de Minuit eurent le succès qu'ils méritaient.

Les Uns et les Autres constitue, avec M^^ Aubin,Xo\x\ le bag-age dramatique à la scène de Paul Verlaine.

J'ai déjà dit qu'il avait commencé, en collaboration avec moi, un drame populaire, les Forgerons, dont le sujet était la jalousie chez l'ouvrier, aussi violente en ses effets, mais autre que parmi la bourg-eoisie quant à ses ferments. Ce drame est resté inachevé. De même le Louis XVII, dont deux scènes furent publiées. Le scé- nario de V Alchimiste, que je possède, n'a jamais eu même un commencement de réalisation. Nous devions en causer, nous y mettre : les événements ont disposé de nous deux autrement.

Verlaine préparait ses Mémoires d'un Veuf, recueil d'articles, Louise Leclercq, et des biog-raphies pour la publication des Hommes d'aujourd'hui, quand une attaque d'arthritisme le força à s'aliter. Il se fit conduire à l'hôpital.

Son premier séjour d'hospitalisé eut lieu à Tenon. Il devait, par la suite, connaître d'autres hôpitaux, qui pour lui furent comme des hôtels meublés, on log-eait g-ratisj et qui étaient mieux tenus que les g-arnis du quar- tier latin, il lui fallait trouver un g'îte hasardeux, entre deux sorties d'hôpital.

Gomme il n'avait çardé nulle rancune aux g-eôles, ni

3a

498 PAUL VERLAINE

aux g-eôliers dont il fut l'hôte forcé, il se montra égale- ment plein de mansuétude et mêame de reconnaissance pour «ses hôpitaux w.Il disait « mes hôpitaux» comme un châtelain parle de « ses terres » où, quittant la ville, il se rend, de temps en temps, reprendre des forces et jouir du repos.

Il leur a consacré, comme à « ses prisons », un livre plein de bonhomie, teintée par places d'amertume g-ouaiL leuse et d'ironie, mais ne se rencontre nulle plainte hargneuse contre le personnel hospitalier, aucune malé- diction sur le corps médical, pas d'anathème à la société. 11 fut d'ailleurs soigné, avec de délicats égards, dans plusieurs de ces asiles, et il n'a témoigné d'aucun grief envers l'Assistance publique, souvent attaquée non sans raison .

Une exception, cependant, à signaler. Un interne des hôpitaux se montra dur, grossier même, envers lui. Cet interne, nommé Grandmaison, a, d'ailleurs, reçu la puni- tion qu'il méritait. Son nom est demeuré cloué au pilori durable de la poésie. Verlaine, qui d'ordinaire était clé- ment, n'a pus pardonne à ce morticole impitoyable. Une oc invective », d'une facture d'ailleurs médiocre, lui est adressée.

Cette malédiction est exceptionnelle, comme la dureté qui l'a motivée. Verlaine, à la fin de son petit livre Mes Hôpitaux, a, au contraire, témoigné de sa recon- naissance pour le corps médical qui l'ajsoigné, qui, ne pouvant le guérir, lui rendit la maladie supportable; il a môme adressé ce salut cordial aux établissements hospitaliers il avait séjourné :

Hors ça ! mes hôpitaux de ces dernières années, adieu ! sinon au revoir ! alors salut! en tous cas. J'ai vécu calme et laborieux chez vous; je ne vous ai pas quittés l'un après

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HÔPITAUX ET GARNIS 499

l'autre, que pour en quelque sorte vous regretter, et si ma dignité d'homme,:' moins relativement, mais pas beaucoup moins misérable que le plus tristement dénué de vos habitués, et mon juste instinct de bon citoyen ne voulant pas usurper pour lui les places tant enviées par tant de pauvres g^ens, me précipitèrent souventes, et souvent prématurées fois, hors de vos portes, si bénies à l'arrivée, mais pas plus qu'à la sortie, soyez assurés, bons hôpitaux, qu'en dépit de toute monotonie nécessaire et d'un régime forcément sévère, et des inconvé- nients inhérents, en définitive, à toute situation humaine, je vous garde un souvenir unique parmi tant d'autres remem- brances infiniment plus maussades, que la vie extérieure m'a fait, me fait encore, et me fera subir sans nxil doute, encore et toujours.

Les tableaux pittoresques, les souvenirs, les réflexions, à propos de lectures et de détails autobiographiques for- ment la matière des 75 pag"es de ce volume, publié chez Léon Vanier, à la date de 1891, avec un portrait très réussi, très vivant, de F. -A. Gazais. Verlaine se dresse, claudicant, en costume hospitalier, avec la lono^ue robe de chambre, la chemise déboutonnée au col, et coiffé d'un bonnet.

Ce volume, qui fut réclamé en hâte par l'éditeur Vanier, désireux de rentrer dans quelques avances, en publiant de la prose de Verlaine, pour laquelle une petite clientèle se dessinait, ne donne pas exactement les sentiments qu'éprouva le poète durant ses divers séjours à l'hôpital. Ce sont des réflexions à côté, et des commen- taires journalistiques.

Les quelques lettres suivantes, datées de Broussais, Tenon, Vinceunes, Saint-Antoine, donneront plutôt une note exacte de l'hospitalisation et de l'hospitalisé. Elles contiennent l'expression sincère des réflexions et des pensées de Verlaine, retenu « dans ces bastilles de la Mistoufle et du Bobo ».

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PAUL VERLAINE

Il était maladif, plutôt que malade. Il souffrait de rhumatismes articulaires, héritag-e paternel, qui g"ênaient sa marche. Se trouvant seul, sans arg-ent, sans travail régulier, presque sans abri, ou g-îtant en des refug'es lamentables, comme celui de la Cour Saint-François, elles étaient attrayantes et désirables, les salles claires et propres des hôpitaux. Et puis, avec la sobriété imposée, l'estomac, affranchi de la tyrannie des apé- ritifs, se réconfortait avec une nourriture, sinon abon- dante et succulente, du moins saine et régulière. Ces retraites espacées, ces saisons à l'hôpital, lui valaient mieux que les séjoui^s dans la vie libre. Il le reconnais- sait ouvertement.

Il aurait pu écrire un petit livre, dans le goût de Mes Prisons et de Mes Hôpitaux, sur ses logis au Quartier, depuis son retour de Coulommes, qu'il eût intitulé Mes Taudis.

Sa mère mourut en janvier 1886. Ce fut un événe- ment douloureux et funeste pour Paul. Il se trouvait désormais tout à fait isolé, sans frein ni appui dans la vie.

La lettre suivante m'apprit la mort de la bonne ]\Imc Verlaine :

Paris, le a6 janvier 1886.

Mon cher Edmond,

Je suis depuis de longs mois alité, par le fait d'un rhuma- tisme. C'est pourquoi je n'ai pu l'aller annoncer moi-même, comme je l'eusse fait, la triste nouvelle.

Veux-tu, je t'en prie ardemment, dès ceci reçu, me venir voir et causer longtemps avec moi, qui suis encore plus malheureux que tu ne pourrais le croire !

Reçois ma plus sympathique poignée de main, et viens bien vite voir ton ami affectionné.

P. Vkrlaine.

HÔPITAUX ET GARNIS 5oi

Je loge en garni chez un marchand de vins-hôtel. Entre par la boutique. Hôtel du Midi, 6, cour Saint-François, rue Moreau. C'est entre la rue de Charenton et l'avenue Dau- mesnil, à cinq minutes de la Bastille.

Dernière heure. Viens tout de suite, si tu peux, et le plus tôt possible.

J'allai donc le voir au reçu de ce mot, quelque temps après la mort de sa mère, car j'étais absent de Paris quand le triste événement se produisit, et je le trouvai logé dans des conditions absolument déplorables. C'était Cour Moreau. Une sorte de Cour des Miracles, peuplée de travailleurs, surtout d'indigents, située en contre-bas du chemin de fer de Vincennes. Verlaine logeait au rez- de-chaussée, chez un marchand de vins. Dans la bouti- que du bistro il fallait pénétrer, pour gagner la cham- bre du poète. L'endroit était fâcheux pour la santé de Verlaine, pour sa bourse aussi. Les quelques sous qu'il pouvait recevoir, soit de Vanier, soit d'amis auxquels il faisait part de sa détresse, soit encore du reliquat de différentes négociations de titres, à la suite du décès de sa mière, avaient trop facilement un emploi et une desti- nation dans le comptoir voisin. La chambre était petite, sordide, sinistre, comme le coupe-gorge au fond duquel elle se trouvait blottie. « Un repaire », comme à la salle Saint-Biaise, disait Gambetta, injustement d'ailleurs, en désignant les logements des travailleurs de Ménilmon- tant.

Il n'y avait pas de plancher, ni môme de carrelage. C'était la terre nue que le pied frappait. Elle était légè- rement boueuse. L'humidité, véhiculée du dehors par les aJlants et venants, détrempait ce sol peu urbain. Le gar- çon du marchand de vins apportant la pitance, de rares amis, venus du Quartier pour prendre la « bleue » sur

502 PAUL VERLAINE

le zinc voisin du lit du malade, et aussi un voisin obli- geant, qui le soir causait avec le poète, lui prêtait des journaux, faisant un peu l'office de garde-malade, for- maient les seuls visiteurs.

Une petite armoire servait de bibliothèque à Ver- laine. Il y avait serré quelques Ijouquins, épaves de ses nombreux naufrag-es, et des manuscrits. Une étroite taible, deux chaises de paille, composaient le mobilier de cette cellule lugubre. Evidemment Verlaine était dans de mauvaises conditions, à tous les points de vue. Quand il se décida à retoui-ner à l'hôpital, c'était un favorable changement pour lui, et un véritable bien-être acquis.

Son premier hôpital fut Tenon . Il a décrit cet établis- sement hospitalier, situé tout en haut de Paris, à Ménil- montant, et qui est aménag-é comme une ambulance champêtre. Il l'a dépeint d'une façon pittoresque :

Des baraquements, champis et brique, à l'instar, paraît-il, des hôpitaux américains. L'extérieur ressemble passablement à quelque abattoir. Dedans, c'est l'architecture d'une chapelle méthodiste, ne manquent que des citations de saint Paul sur des écriteaux blancs accrochés au mur de bois verni. On dirait aussi un Kursaal d'une station balnéaire nouvellement installée.

Les jardins donnent sur un jardin d'horticulteur-fleuristc, riverain du chemin de fer de ceinture; un rang d'acacias joue une lisière de bois, dont l'intérieur des fortifications, vu derrière, serait l'épaisseur ; mais les feuilles se raréfiant tou- tefois, vite l'illusion a fui.

Les médecins et le service sont toujours parfaits, mais les malades sont quinteux, et quelques-uns plus bêtes que de droit.

Il avait déjà fait un séjour, l'année précédente, à Broussais.

Il en était soi^ti rapidement, soulagé, sinon guéri,

HÔPITAUX ET GARNIS 5oB

d'une première atteinte d'arthritisme, la maladie de son père.

Une nouvelle attaque le fît rentrer à Thôpital, et il m'écrivait le i3 décembre la lettre suivante :

Le i3 décembre 1886.

Mon cher Edmond,

J'ai reçu, hier seulement 12 décembre, ta lettre du 25 no- vembre. Je m'empresse de répondre aux questions que tu m'y adresses.

Je suis depuis six semaines à l'hôpital Broussais, salle Fol- lin, lit 6. Rue Didot, 96, i4e arr. (public admis jeudis et di- manches de 1 heure à 3). On m'y soigne d'une ankylose au genou gauche, qui a succédé à mon rhumatisme de l'hiver dernier.

Déjà j'avais passé les mois de juillet, d'août, de septemlH*, à l'hôpital Tenon, pour des bobos aux jambes, suite é;a^ale- ment dudit rhumatisme. Mon domicile en ville est toujours le même, 5, rue Moreau, 6, cour Saint-François, 12e arr. Mais jusqu'à nouvel ordre m'écrire ou me visiter à Broussais.

Voilà pour ma santé.

Mes affaires avec mon ex-femme légale se sont arrangées, naturellement sur mon dos, c'est-à-dire qu'après avoir payé mes dettes, celles de ma mère {dettes, les miennes et les sien- nes, de table et de logement depuis cinq ou six mois), et jus- qu'aux frais de sa sépulture à BatignoUes, il me serait à peine resté de quoi vivre pendant quelques jours, si je n'avais hérité de ma tante Rose, morte en février, un billet de 2400 francs, dont les trois-quarts ont filé également en nourriture, remèdes et logement. Telle est ma situation pécuniaire.

Ma femme^ ou ex-femme, sur une demande officieuse de moi de voir mon fils, m'a fait répondre non. J'ai appris tout récemment qu'elle s'était remariée, en novembre dernier. Je pense que j'ai quelques droits à voir mon fils et à m'occuper de lui. Il a quinze ans passés. Il est à RoUin, externe. On lui a parlé de moi en bien, et il se rappelle très bien mes \'isites d'il y a quelques années . Que me conseilles-tu ?

5o4 PAUL VERLAINE

Heureux que tu aimes mts Mémoires. As-tu reçuaussimon recueil de nouvelles : Louise Leclercq ? Tu devrais bien m'en- voyer l'Echo de Paris, tu parles de moi.

C'est vrai, je crois, queje pourrai gagner des sous, mainte- nant que mon nom est sorti de l'ombre parnassienne et « déca- dente » (quel bête mot!). encore je te demanderai comment, où, et tous les et caetera, écrire dans les journaux payants. Avec ma patte qui m'empêche de marcher, et ma gauche- rie, mon inexpérience en ces choses, me voilà bien logé sous ce rapport comme sous tous les autres.

Heur et malheur ! L'important est qu'au fond la santé, la vraie! reste. Comme dit le peuple, je ne suis pas malade de cœur. Avec ça, et sans trop me désespérer, je puis peut-être me tirer, à la fin, d'épaisseur. Facile à dire, n'est-ce pas ton avis à toi '! Je serais bien content de le voir et de parler seul à seul. Quand nous reverrons-nous? Je ne sais encore l'épo- que de ma sortie d'ici, et je crains que tes occupations ne l'empêchent de venir me voir, au moins bien souvent. IVIais l'écriture est là, et je compte sur de bonnes lettres tiennes, nouvelles et conseils, pas ?

Bien fraternellement

P. Verlaine.

P. S. J'ai reçu des nouvelles de Ricard, et vais publier une biographie de lui dans les Hommes du jour.

Verlaine toutà coup disparaissait. Il reprenait, à l'hô- pital, ses quartiers, qui n'étaient pas toujours d'hiver. L'été de 1887, je fus plusieurs semaines sans avoir de ses nouvelles. Je me doutais bien que mon camarade était retourné dans quelque asile hospitalier. Mais lequel? J'écrivis à tout hasard chez Vanier. Je reçus la réponse suivante.

Paris, le 7 août 1887, Mon cher Edmond, Je reçois la lettre à l'hôpital Tenon; elle me parvient par

HÔPITAUX ET GARNIS 5o5

Vanier,mais pas le journal. Je mêle procurerai, ou, situas le temps envoies en un à Vanier. Je ne loge plus cour Saint- Fran- çois depuis avril dernier. Merci d'avance des choses dites sur ces Romances sans paroles, qui ont eu cette étrange fortune de paraître quand j'étais tu sais, et de reparaître, 13 ans après, me trouvant ici. Habent saa/a^a, etc. L'édition de Sens était d'ailleurs complètement épuisée, comme l'étaient les Fêtes galantes (as-tu reçu un exemplaire de la nouvelle édition, au moins?) et le sont les Poèmes Saturniens, et cette Bonne Chanson qui [rehabent sua fata relibelli). Car, ô déri- sion ! j'ai du succès comme poète, de la « gloire », même, maisje puis dire avec beaucoup plus d'à-propos que Lamar- tine ruiné :

« Plus j'ai pressé ce fruit, plus je l'ai trouvé vide. »

Oui, mon cher Edmond, « my circumslances » sont plus déplorables que jamais. Et voici mon budget :

Pas un sou ! Le très peu d'argent que peut encore me devoir Vanier consiste en quelques pièces de cent sous. Je n'attends que pour le 15 novembre prochain 900 francs, d'un notaire absolument récalcitrant à quelque avance que ce soit. Je parle d'expérience. Tu le vois, cher ami, la situation est bien nette. Mourir de faim ou trouver quelque chose le plus tôt possible, n'importe quoi, d'abord ou ensuite. Telles, les cornes du dilemme.

D'idée, je n'en ai pas. Je puis donner des leçons d'anglais et d'autre choses, avec diplôme et références, légalisées et verbales, à l'appui, mais à qui, et chez qui "? Tu sais à quoi sont utiles les annonces dans les journaux ! Ce ne serait que par connaissances que j'obtiendrais quelque chose. Si tu con- nais, par ci, par là, quelqu'un qui pût m'offrir cela, dis.

On m'offre (Mendès), ou plutôt on me promet des collabo- rations à des journaux. Peut-être un secours du Ministère de l'Instruction publique. Ceci est un secret ! mais pour le moment je n'ai rien dans ma poche, et quelle idée concevoir avec cela pour tout potage ?

Je te suis bien reconnaissant de tes bonnes démarches. Veuille les poursuivre activement. Je saurai répondre à la réus- site de tes efforts amicaux. Autant que me le permettent tous ces tracas, je travaille, en outre de vers qu'il m'est abso- lument impossible de ne pas faire de temps en temps, c'est

5o6 PAUL VERLAINE

véritablement une seconde nature chez moi, à des proses que je veux le plus possible « possibles ». Mais quand on a pris l'habitude ou des raffinements^ ou des simplicités plus raffi- nées peut-être encore, et plus difficiles, quels efforts qu'on a, quelle peur bleue de les voir devenir infructueux !

Je crois bien t'avoir écrit de Cochin, j'ai passé un mois, d'avril à mai. As-tu cette lettre ? Cette fois-ci, j'ai bien soin de mettre sur mon enveloppe « Personnelle et pressée ». Je suis ici, Hôpital Tenon, salle Seymour, lit no 5 bis, rue de la Chine, Paris, probablement jusqu'à mardi de la semaine prochaine, 9 courant, jour auquel on m'enverrait à l'asile de Vincennes, Saint-Maurice (Seine), je resterais quinze jours, trois semaines. Mais il se peut aussi, vu l'encombrement actuel de tous établissements hospitaliers, soit qu'on me garde ici huit jours encore, soit qu'on me renvoie « chez moi » huit jours plus tôt. En tout cas, tu seras instruit immédiatement de l'a- dresse où m'écrire. Tout d'ailleurs m'arriverait d'ici ou de chez Vanier, seulement mettre la mention : en cas de départ faire suivre.

Je te serre la main bien tristement, mais bien courageuse- ment tout de même.

Ton P. Verlaine.

Il entra, pour quelques jours, à l'asile de Vincennes, d'où il m'écrivit :

Mardi 9 août. Cher ami. Je suis, pour sans doute quinze jours, trois semaines au plus, à l'Asile national de Vincennes, Saint-Maurice (Seine), Gale- rie Argand, chambre 5, lit 13. Public admis de midi à -4 heu- res, les Jeudis et Dimanches.

Me feras grand plaisir si peux venir. J'attends ta réponse ma première lettre, avec l'impatience que tu conçois. Envoie, si ne l'as fait, un Echo de Paris à Vanier.

Ton affectionné. P. Verlaine.

Le jour de l'Assomption, visiteurs admis aussi.

HÔPITAUX ET GARNIS Soy

En septembre 1887, une nouvelle sortie, puis visite rapide aux cafés familiers, rechute, et rentrée à Brous- sais.

Je lui avais offert à maintes reprises de venir passer quelques semaines chez moi, à Boug-ival, il aurait été dans de bannes conditions pour lire, travailler et se soi- g"ner, avec certaines précautions par moi prises pour éviter des visites trop assidues aux cabarets de la con- trée ; il avait toujours retardé cette villégiature, tout en reconnaissant qu'elle lui serait utile et bonne.

Lors de sa troisième rechute, sur ma nouvelle insis- tance, il me répondit ces mots :

Mardi, 27 septembre 1887. Cher ami,

Je ne reviens sur ma dernière lettre que pour te dire que j'ai fini par rentrer à l'hospice. Mon domicile actuel est donc: M. Verlaine, Hôpital Broussais, salle FoUin, lit 22, rue Didot, Paris.

Tout le reste de ma lettre est d'un vrai absolu : Misère Infirmité Espoir.

On me traite ici sceptiquement. Peut-être essaiera-t-on de me plier la jambe, en m'endormant. Ce, dans 15 jours. Came iaitlSjoursà peu près bons. J'avoue que j'aimerais mieux sortir. Peux-tu d'ici me procurer quelque asile et du pain ? J'aurai quelques sous. Peux-tu, ou toi ou quelqu'un que tu connaîtrais plutôt, m'avanccr une centaine de francs, remboursables au 46 novembre prochain, pour sûr?

A la netteté de mes demandes veuille répondre nettement. Amis toujours. On aura tout courage puisqu'il le faut. D'ail- leurs j'ai grand espoir en l'avenir tout proche. Et je suis sus- ceptible d'un grand effort.

Réponds tout de suite, veux-tu?

Ton ami bien affectionné.

P. Verlaine. Le « Mot » a-t-il publié « celui » de rectification promis?

5o8 PAUL VERLAINE

Les lettres suivantes, écrites de l'hôpitsJ Broussais, nous initient à la misère de Verlaine et à ses espoirs de réaliser des fonds avec sa copie (bien entendu, je ne reproduis ici que quelques-unes de très nombreuses let- tres de Verlaine, à cette époque, leur monotonie ren- dant superflues de plus fréquentes citations).

Paris, le 9 octobre 1887. Cher ami,

Merci de tes bonnes promesses d'hospitalité. J'espère d'ail- leurs ne pas te gêner longtemps, si toutefois je me vois obligé de demander asile à ta bonne amitié. Je ne sais encore quand je sortirai. Je tâcherai que ce soit le plus tard possible, d'au- tant plus que je suis en voie d'amélioration, et commence à espérer que l'on continuera à me traiter par des mouvements gradués. De la sorte, j'éviterai, non sans joie, une opération d'ailleurs peu sûre de réussir. Enfin, quand je me verrai sur le point de partir, je te préviendrai quelques jours d'avance.

Je vais envoyer mes Romances à Mario Proth. Dis-lui un mol en ma faveur. J'ai des raisons pour désirer une phrase aimable dans sa causerie littéraire du Mot d'Ordre.

Je fais des proses pour journaux payants, mais m'adres- ser ?

Mendès, qui avait promis de s'occuper de moi, ne s'en occupe guère, après une fantaisie des Mémoires d'an Veuf, insérée en août à la Vie populaire (12 francs).

Mais j'ai bon espoir, d'autre part ! s'il y a lieu ! et cou- rage.

A loi de cœur

P. V.

Hôpital Broussais, salle Follin, lit 22.

Autre lettre, très raisonnable, il fait part de ses projets, des économies qu'il veut réaliser. Il parle vague- ment de se retirer dans une maison de santé, dans une Sainte-Périne pas cher.

HÔPITAUX ET GARNIS 5o9

Paris, le ai octobre 1887. Hôpital Broussais; salle Follin.

Cher ami,

D'abord bien des mercis pour la mention dans fEcho de Paris. Puis ceci pressé, pressé, comme tu vas voir.

Je m'attends à sortir bientôt ; en réalité, je me crois incu- rable, ou tout au moins guérissable si à la longue, qu'autant dire pas lUn vague, mais très pénible amour-propre me pousse à l'impatience. On a l'air d'être par charité. Ouoiqu'au fond la société, qui m'a dépouillé sous la forme du juge de paix du Xlle arrondissement, me doive peut-être un peul'hos- pitalité. Et puis, je puis d'un moment à l'autre être renvoyé, quelque bienveillants que soientles directeurs et les médecins! Or, si je sortais à l'improviste, avant le l5novembre,je pour- rais très bien me trouver avec pas assez le sou pour prendre un train pour Bougival. Jeté serais donc obligé de m'envoyer par mandat la somme à ce suffisante [0 fr. 90 c.!!]. Je t'assure que tu seras remboursé en novembre prochain. Je mettrai cette somme de côté en attendant de partir, sans y toucher du tout. Quelques amis m'apportent de temps en temps du tabac, et Vanier, mais qu'il est dur à la détente ! me « fade » par instants, sur de vagues copies miennes. Je vais aussi conclure des traités quelque peu nourrissants... pour l'avenir, avec cet éditeur, intelligent, mais, je le répète, serré !

Je tirerai d'ailleurs le plus possible de jours ici. Je ne me déciderai à sortir que quand je verrai qu'on en a assez. Mais comme je me doute que ce sera bientôt, tu vois que j'ai raison d'attendre avec impatience ce que tu voudras bien me prêter pour ce petit voyage, fait par un malade ou presque.

Je ne te gênerai pas beaucoup d'ailleurs, ni longtemps. Si tu savais comme je suis devenu, j'ai toujours été, d'ailleurs, aisément satisfait. Et j'ai si peu de besoins maintenant! Des amis s'occupent pour me placer de la copie à droite et à gau- che. Peut-être pourras-tu, toi, me donner des conseils et des indications. Sans, bien entendu, perdre de vue l'idée de me caser, si possible, ès-maisons de santé, etc.

Mais je crois que je dois espérer gagner par la littérature et me compléter le pain (et un peu de beurre) avec autres menues besognes, leçons, écritures, etc.

5lO PAUL VKHLAINE

Chez toi, je lirai en masse, me remettrai au courant, j'en ai besoin, depuis des années que je vis chez les Anglais, les curés, les croquants et les nourrissons de l'A. P. Et je tirerai des plans pour, dès fade par « mon » notaire d'un billet de mille, à récupérer un peu plus tard, sur un ancien vicaire de Sainl-Gervais un de 1500, dur morceau un vicaire de Saint- Gervais ! mais un joli morceau : 1500 ! et pour devenir enfin pratique !

Amour, un volume de vers, va paraître chez Vanier. Il y a un des principaux morceaux dédié à Edmond Lepelletier. Tu verras ça.

Et Lebesgue et le Mot d'Ordre ?

J'attends anxieusement ta réponse, et te serre bien les deux mains.

Ton ami affectionné P. Verl.une.

Hôpital Broussais, salle FoUia, 26 octobre 1887. Cher ami,

Je te le répète, je tâcherai de faire le plus tardif possible le jour de ma sortie d'ici. Je te préviendrai toujours d'avance, si faire m'est loisible. Aussi bien le temps s'avance, et je compte fermement sur mes 943 francs et des centimes pour vers le 16 novembre prochain. Cette somme, coïncidant peut- être avec quelques « rentrées » probables, me permettra, tout en m'occupant de récupérer ma créance de 1500 francs, dont te parlait ma lettre « un peu agitée », de m'habiller un peu plus, de me choisir un local convenable et d'attendre en travaillant pour les journaux, et de chercher des leçons ou emplois, etc.

Un volume de moi va paraître. Amour. C'est catholique, pas clérical, bien que très orthodoxe.

Une pièce t'est dédiée, dans le ton simple et descriptif du Nocturne Parisien et du Grognard de mes deu.x premiers volumes à dédicaces. Je pense que ce livre, plus varié de ton que Sagesse, aura quelque succès, qui pourra m'ouvrir une voie dans des choses un tantinet lucratives. Suivra Paral- lèlement, un recueil tout à fait « profane » alors, et même assez roide, amusant, je crois. Ces deux machins, absolument finis, et sous presse pour ainsi dire.

HÔPITAUX ET GARNIS 5ll

J'ai deux nouvelles courtes et plusieurs morceaux pour une seconde série des Mémoires d'un Veuf. (Mais, à propos, t'a-t- on envoyé ma Louise Leclercq, recueil de nouvelles paru presque en même temps que les premiers Mémoires ?) Des proses toutes prêtes aussi. Tu vois que j'ai quelque travail

d'avance. Des amis s'occupent de les placer, mais ! Que

c'est drôle tout de même cette situation littéraire ! Mais je crois que si j'étais plus déniaisé au point de vue librairie et journalisme, je pourrais tout de même me débrouiller. Je vais donc essayer. Que diable ! Ce serait trop fort de mourir de faim.

Et d'abord, je vais me faire d'une économie ! mais quel effort, l'économie ! même avec rien dans sa poche, et très rai- sonnable. Ça je l'ai été, et puis très bien sans trop de peine remplir ce personnage.

Mais je bavarde. Re-merci de ton envoi et re-à revoir. Ton bien affectionné vieux camarade P. Verlaine.

Paris, le 28 novembre 1887, Mon cher ami,

Je te dois cette lettre, car tu peux t'étonner de mon silence, après ma résolution plusieurs fois exprimée de t'aller demander asile pour quelques jours en ton Bougival. Voici. Les 900 francs sur lesquels, en toute confiance, je comptais pour novembre, ne me seront remis qu'en avril, mais sûrement alors. Ils sont chez un notaire, Me Carrette, à Juniville, Ardennes. Je t'ex- pliquai, je crois, que c'était le reliquat d'un dépôt en garantie de paiement d'un bien par moi vendu en 1882, sommes exi- gibles en six ans . Je m'étais trompé d'échéance, confondant celle du petit capital, mais c'est sûr, sûr !

L'impossibilité de toucher chez Vanier spes unica ! des sommes suffisantes pour vivre dehors, en attendant la bienheureuse échéance, m'a, sur le conseil réitéré d'amis venus me voir, déterminé à prolonger ici mon séjour le plus possible. Mais j'ai précieusement mis ton envoi de côté, dont mille mercis encore.

Cependant, toi, as-tu encore parlé de moi à quelqu'un qui pût m'aider ? Et conçois-tu quelque espoir ? Du moins, vois-tu moyen pour moi de placer ès-quelques journaux de la copie

5l2 PAUL VERLAINE

(nouvelles, fantaisies dans le coût des Mémoires d'an oeaf, critique, traductions, etc.)? Vanier, avec qui j'ai des enga- gements, mais si peu lucratifs ! ne s'en formaliserait pas, au contraire, et je crois qu'il ne verrait pas d'un mauvais œil un li^TC de prose mien publié chez un autre éditeur. Perçois-tu la possibilité d'un traité entre moi et quelqu'un de ses con- frères, avec quelques avances sur un li^Te presque fini de nou- velles et fantaisies, dont une ou deux très raides, mais qu'on adoucirait, s'il le fallait, pour le moment? Réponds là-dessus, n'est-ce pas ?

Et des leçons ? Anglais, latin, français, histoire (références, bachelier, expérience) ?

Je suis toujours dans le même état. Boiteux, mais pouvant un peu marcher, même presque suffisamment. Assez atteint toutefois pour intéresser. Je m'ennuie ferme, bien que je travaille beaucoup. Aussi quelle vie, quel entourage, quel enterrement, loin de toute réclame par moi-même, car les absents ont toujours tort!

Je ne t'en suis pas moins reconnaissant de tes bonnes di- gressions et allusions flatteuses à moi. Quand il y en aura dans tes journaux, tâche de me les envoyer. Mon volume Amour va, j'espère, bientôt paraître. Tu seras servi, natu- rellement, un des premiers. J'en ai, je dois te l'avoir écrit, un autre tout prêt, assez hardi, comme orgiaque, sans trop de mélancolie, ça fait partie de tout un ensemble, dont Sagesse est le frontispice, yarfts et Naguère une \)avi\t, Parallèlement une autre partie, et Bonheur, dont il y a une bonne moitié d'achevée, la conclusion. Une seconde série des Poètes Mau- dits est sous presse (Desbordes-Valmore, Villicrs de l'Isle- Adam, et Pauvre Lélian (P. V.), et enfin j'ai ce volume, presque fini, de prose, un peu fouillis, dame! J'aurai le temps d'ordonner tout ça quand j'aurai some money for such a parpose .

Tu vois qu'on n'est pas un a feignant », comme on dit ici, en cet hôpital Broussais, salle Follin, lit 22, 96, rue Didot, Paris, 14<^ arrondissement, public admis jeudis et dimanches, de 1 h. à 3 h. de l'après-midi, ça serait « rien batte » (tou- jours style d'ici) si tu pouvais quelque jour venir voir

Ton P. Verlaine.

HÔPITAUX KT GARNIS 5l3

P. S. Ne tarde trop à m'écrire, Et le Mot d'Ordre a-t-il inséré la note bienveillante annoncée par Lebesçue depuis mai ou juin dernier '?

J'y pense : Vanier, en même temps que les Mémoirea d'un Veuf, t'a-t-il envoyé ma Louise Leclercq ? Toi, envoie donc tes Morts Heureuses, que je ne connais que pour en avoir entendu dire moult bien. Et à quand ton volume de vers?

P. V.

Paris, le 3 jaavier 1888. Mon cher Edmond,

Toujours à l'hôpital, je ne m'améliore, a quant à la jambe », qu'insensiblement en diable Cependant ma santé générale est bonne, et, au dehors, nombre d'articles bienveil- lants semblent préparer à mes publications futures, mes chantiers sont pleins, quelque accueil pécuniaire auprès des éditeurs, et, si possible, en attendant ceux-ci, auprès des rédactions.

Je compte toujours sur tes bienveillants efforts en ma faveur pour colloquage mien éventuel es-asile honorable et petits mé- nages déguisés, si l'infortune doit me poursuivre à ce point en cette année qui s'entasse. Di talem!

Un docteur nouveau doit prendre le service au courant de ce janvier-ci ; circonstance qui peut me faire déloger plus tôt que je ne voudrais pour mes commodités financières. Tu dois te rappeler que ce n'est qu'en avTil, mais pour sûr mainte- nant, — que je compte sur 900 et des francs qui m'aideraient fort déjà. Vanier ne pourra disposer d'ici en ma faveur que de 200 à 230 francs. Quelques articles par ci par là, nouvel- les ou vers, pourront grossir un peu cette somme bien modeste, et avec du courage 1 Mais à tout hasard, ou plutôt contre tout hasard, je tâcherai de rester ici le plus possible. J'en ai même écril à un excellent ami, le Dr Jullien, qui connaît tous ces messieurs. Déplus, l'interne d'ici s'intéresse fort à moi. En un mot, je ferai tous mes eflForts en vue d'une prolongation de séjour salutaire à tous les points de vue, car je travaille en paix au moins, en ce Broussais très calme.

A ce propos, mon volume. Amour, ne tardera pas à paraî- tre. La pièce qui t'y est dédiée a paru dans la Vogue^ en 1886. C'est intitulé « Ecrit en 1873 ». Cela a trait à ma « villégia-

5l4 PAUL VERLAINE

ture » de Mons, en 1873-74-75. Je t'aurais bien envoyé une copie, mais mon manuscrit est chez Vanier, et tu sais quelle pauvre mémoire des vers miens et autres est la mienne ! J'es- père que tu aimeras ça. C'est genre Nocturne parisien et Gro- gnard, à toi déjà dédiés dans les Poèmes Saturniens et Jadis et Nagaère. Un employé à l'économat de cet hôpital-ci, M. Vally, Désiré, ancien commissaire de police au Palais (Morbihan), depuis févTÎer 1880, puis à Chàteauueuf (Cha- rente), où, fin juillet 1883, il fut l'objet d'une révocation, espé- rant que les raisons qui ont décidé l'administration à user à son égard d'une mesure aussi rigoureuse ne sont plus aujour- d'hui un obstacle à sa réintégration, ainsi que l'établirait une enquête i'aite par M. le Préfet du Morbihan, sollicite auprès du Ministre de l'Intérieur un nouvel emploi dans le commis- sariat de police ou de surveillance administrative.

Ce monsieur, qui a toujours été très obligeant pour moi, me prie de faire pour lui ce que je peux, et je te recommande sa demande, non envoyée encore, mais qui le serait dès réponse, si tu vois moyen à le favoriser.

Envoie-moi donc tes Morts Heureuses.

Ton bien aiïectionné qui t'envoie ses meilleurs vœux de nouvel an.

P. Verlaine.

Paris, 21 février 88. Cher ami.

Ceci pour le dire que je suis toujours, même état, ni bien ni mal, à l'hôpital Broussais, salle FoUin, 22.

Mes finances sont un peu meilleures, et j'espère, à ma sor- tie, avoir quelques sous pour attendre la rentrée des petits fonds qui peuvent me permettre d'un peu naviguer en atten- dant du sérieux.

T'es-tu occupé du brave M . Vally ? Je te le recommande encore.

Pourras-tu faire insérer dans un de tes journaux. Mot ou Echo, lannonce ci-jointe ? Il t'en serait bien reconnaissant. Tu m'enverrais le l'insertion aurait eu lieu, et je le lui communiquerais. Tu le connais, c'est un homme digne de toute confiance. D'ailleurs, employé ici à l'économat. Il désire-

HÔPITAUX ET GARNIS 5l5

raît quitter pour de meilleures fonctions, et être plus libre, mais désirerait qu'on ne sût rien ici, naturellement.

Amour ysl paraître, avec la pièce à toi dédiée. Seras servi un des premiers.

Ecris donc un peu à ton P. Verlaine.

Envoie tes Morts heureuses, quand auras le temps. Quoi de Lebesgue ?

Il sortit de l'hôpital, s'occupa de ses affaires, notam- ment de la succession de sa mère, écrivit quelques arti- cles pour Vanier, puis, fatalement écœuré, brisé par la vie, accablé par ce deuil récent, étourdi d'isolement, tourmenté par la maladie, inquiet de l'avenir, ne voyant que peu ou point d'amis, ayant rompu avec tous ses ca- marades de jeunesse, sauf avec moi, qui, malheureuse- ment très occupé, ne pouvais pas lui tenir compag-nie, ni passer mon temps à courir les cabarets, il retomba dans son ivrog-nerie chronique.

Ce fut alors un douloureux cheminement dans Paris ; il traînait sa jambe malade, s'appuyant sur sa canne, mais le torse redressé, la tête haute, lég'èrement fière, avec un sourire sarcastique. il allait, s'attablant dans les cafés du Quartier latin, et rimant des vers, écrivant des ébauches de contes en prose, discutant, ah ! discu- tant trop long-uement avec de jeunes poètes qu'attii^ait sa renommée grandissante. De nombreuses absorptions de liquides funestes accompag-naient ces séances litté- raires.

Un beau jour, on ne revoyait plus Verlaine au Fran- çois .1®', au café Roug-e, établissements il tenait ses assises ordinaires, où. il avait sa petite cour, et un photog-raphe à l'ironie terrible l'aportraicturé avec cette mention g'énérale, rubrique de la série, « Nos Hommes

5l6 PAUL VERLAINE

de lettres », et cette indication spéciale : « Verlaine chez lui. »

On ne s'informait même pas de sa disparition, entre habitués. Quelqu'un cependant, néglig-emment, deman- dait parfois : « Savez-vous dans quel hôpital est Ver- laine ? »

J'avais fait, dans l'Echo de Paris, un article, je sig-nalais, avec une certaine émotion, l'état maladif et besog'neux du poète. Quelques-uns de ses camarades d'apéritifs lui sug-gérèrent l'opinion que, le dépeig-nant miséreux, j'avais attenté à sa dig-nilé. C'était bouffon. Un petit journal, publié Cour des Miracles, annonça que Verlaine m'avait écrit pour me blâmer. C'était une erreur.

La lettre qu'on va lire rétablit les faits :

Paris, le 17 février 1889. Cher ami. J'apprends qu'il a paru dans l'Echo de Paris, un article de toi, il est question de moi en termes amusants et affectueux Je vais tâcher à me procurer le numéro . En attendant, je saisis cette occasion de te remercier de ton bon souvenir. Ce qui m'avait, je l'avoue, agacé dans l'article du 12 courant, c'était de me lire, comme qui dirait me voir « crevant de misère », à l'hôpital légendaire, et « bébête » au fond, de Gil- bert, H. Moreau, et toute la lyre poitrinaire et intéressante

dont il m'em d'être tenu pour un pinceur convaincu. On

est, vois-tu bien, par moments, très susceptible, étant données certaines positions, et je suis bien sur que ce n'est pas toi qui me reprocherais d'être fier, fût-ce un peu trop par mo- ments.

Et la main de tout cœur,

P. Verlaine Hôpital Broussais.

Je reçois à l'instant ta carte, et non seulement sans rancune, mais avec une nouvelle poignée de main.

P. V.

HÔPITAUX ET GARNIS

.17

Verlaine, cependant, avait publié Amour, et Parallè- lement était sous presse.

J'ai dit plus haut dans quelles conditions cérébrales et aussi dans quelle situation matérielle la plupart des pièces qui forment ces deux volumes furent composées. Il ne faut pas attribuer à Parallèlement, à certaines pages débordantes d'une luxure que l'on peut qualifier de chimérique, l'autorité d'une biog-raphie, l'importance d'une confession, et le poids d'un aveu. Il ne faut pas oublier, en lisant ces pag-es, d'une facture objective, d'une fiction vicieuse, plutôt fanfaronnes, que Verlaine a dit : « Je ne parle pas bien entendu de Parallèlement, je feins de communier plutôt avec le diable. » (Mes Prisons.) G'e.st dans la solitude des prisons belg-es que Verlaine conçut et exécuta la plupart de ces petits poè- mes exacerbés, le prurit de la pensée, du rêve, de l'imagination voluptuaire est si intense. Ces vers tour- mentés, d'un fini bizarre et capricieux, rappellent ces noix de coco que patiemment sculptaient, ajouraient et ciselaient les forçats des anciens bagnes, et qu'ils offraient d'un air bonasse et malicieux, aux bourgeois intimidés visitant les pontons toulonnais et brestois.

Verlaine désirait, en sortant de l'hôpital, faire une saison à Aix-les-Bains. Il me fit part de son désir, en m'annonçant une seconde édition de Sagesse et l'appa- rition de Parallèlement. Ces deux lettres indiquent déjà un certain refroidissement dans les rapports de Verlaine avec son éditeur Vanier.

Le i5 juillet 89. Mon cher Edmond,

Cette s de Vanier t'a-t-il envoyé Parallèlement et la

réédition de Sagesse? Moi, je n'ai plus de rapports avec lui, et m'apprête à le faire danser. Si tu n'as pas reçu ces deux

5l8 PAUL VERLAINE

livres, réclame-les lui, vertement. Il se pourrait d'ailleurs que je te priasse, un jour, d'insérer telle lettre mienne, qui ne lui plairait que mal.

Je t'envoie une toute petite nouvelle que je voudrais bien voir passer dans l'Echo le plus tôt possible, payée le plus tôt possible, si possible. Voilà bien des possibles, mais c'est, hélas ! comme ^a.

Pourrais-tu voir à essayer de tenter un effort vers l'espoir pour moi d'une passe de chemin ferrugineux pour Aix-les- Bains, j'ai un Ht et d'excellentes recommandations à l'hô- pital ?

Je suis de retour ici,car ma jambe me taquine affreusement, et je veux en finir, dussé-je me traiter six mois et plus, et sérieusement, et avec suite cette fois.

Une réponse, s'il te plaît, dès ma nouvelle parue, si elle doit paraître, écris-moi et enroie-moi l'exemplaire. Merci de ton bon envoi.

Ton vieux, P. Verlaine. Hôpital Broussais, lit 3 1 , Salle Lassègae,

Le 2 août 1889. Mon cher ami. As-tu ou non reçu une lettre d'il y a plus d'un mois, dans laquelle je te demandais s'il était en ton pouvoir de me procu- rer, per fas et nefas, une passe de chemin de fer pour Aix- les-Bains (Savoie), et je t'annonçais l'envoi d'une nouvelle, Extrêmes-Onctions, laquelle nouvelle te fut mise à la poste en même temps que la lettre, avec prière, si possible, de faire passer la nouvelle à l'Echo de Paris?

As-tu reçu de chez Vanier Parallèlement et la réimpres- sion de Sagesse ? Sinon, réclame vertement. Je bats froid à Vanier, et pour cause. Si tu fais article, envoie de grâce le numéro, en ce Broussais, salle Lassègue, lit 31, 96, rue Didot. Viens m'y voir si possible.

Tous les jours de 1 heure à 3. Réponds, n'est-ce qas?

Tibi P. Verlaine.

Il put se rendre à Aix-les-Bains, il eut une aven-

HÔPITAUX ET GAJRNIS SlQ

ture plutôt plaisante dans un hôtel. On ne voulait pas le recevoir, sa mine un peu farouche et son costume plutôt bohème ayant effarouché l'hôtelière. Un médecin très connu, auquel Verlaine était recommandé, permit au poète de se faire accepter. Il eut donc un loçis.

Dans des lettres écrites d'Aix à son jeune ami Gazais, Verlaine énumère ses projets littéraires. Il travaille à Bonheur. Il a noté une « idée » pour la 2^ édition de Parallèlement : « Un dialog-ue entre éphèbes et vierges, à la Virgile. Le cadre me permettra les dernières har- diesses. Intitulé '.Chant alterné. Je grossirai le lamento sur L. L. (Lucien Létinois) dans Amour, mais laisserai sans doute Sagesse tel qu'il est. De la sorte, car Paral- lèlement sera aug-menté de quatre à cinq cents vers, les volumes de ma tétralogie, si j'ose parler ainsi de mou élégie en quatre parties, seront d'importance égale, »

Ce fragment montre qu'il y avait beaucoup de « com- position » dans les élans et les hardiesses passionnelles de ses vers, dans ses désespoirs aussi. Il corsait le la- mento sur Lucien Létinois, comme cette actrice écrivant à Dumas « qu'elle piochait les larmes » pour un cin- quième acte émouvant. Il ne convient donc pas, comme je l'ai déjà dit, de prendre comme l'expression de sen- timents et de désirs personnels tous les passages, sou- vent excessifs, de cette tétralogie élégiaque, dont Ver- laine combinait avec art, et aussi avec artifice, les par- ties dûment proportionnées.

D'Aix-les-Bains il m'envoya ce billet bigarré d'an- glais :

Aix-les-Bains, 27 septembre (soir) 1889.

(/rt a harry for a harry) [en hâte pour affaire pressante] Cher ami.

Que devient ma nouvelle « Extrêmes-Onctions », que dus

520 PAUL VERLAINE

recevoir « some months ago » [il y a quelques mois] ? Se- rais heureux qu'elle eût paru, « chiefly for money sake » [principalement pour la question argent]. Donne m'en des nouvelles.

As-tu reçu Parallèlement? En as-tu parlé? Je vis en sau- vage.

Ton vieux

P. Verlaine Pension Héritier. Rouie du Mouxy A ix-les-Bains (Savoie) .

Verlaine était revenu à Paris et à l'hôpital Broussais, son séjour hospitalier préféré. Il s'impatientait de ne pas voir ses travaux publiés dans les journaux. Je faisais ce ce que je pouvais, à t Echo de Paris et ailleurs. J'avais été assez heureux pour lui faire accepter plusieurs frag-- ments de proses et des poésies, mais la copie de Verlaine n'était pas toujours d'un placement aisé dans un grand quotidien.

La lettre suivante montre son irritation, excusable d'ailleurs.

Paris, le 8 janvier 1890. Mon cher ami,

Voyons ! Que signifie ce silence? De quoi peux-tu m'en vouloir ? Je suis bien obligé de me formuler cette question et de te la transmettre. De rien, je crois. Et je t'ai écrit si sou- vent, à propos de choses si sérieuses !

Tu m'offres, un jour, d'envoyer à l'Echo de Paris une nou- velle. Je t'en envoie une, et pas de réponse, en dépit de trois ou quatre lettres. Mais il paraît qu'à l'Echo j'ai un ennemi, un M. B... G..., qui même m'aurait desservi, depuis, dans l'affaire du legs Boucicaut, affaire je n'ai, après une dé- marche ma! agréable, louché que cent francs, alors que d'au- tres, qui sont presque inconnus, ont touché des trois cents et des cinq cents !

J'ai eu aussi, paraît-il, des desservants dans les jurys des concours, j'avais envoyé vers et prose, comme je t'en avais

HOPITAUX ET GARNIS 02 1

informé. Donc passons sur l'Echo de Paris, dans lequel un ami des mieux informés m'assure qu'il n'y a rien à faire pour moi, mais n'as-tu pas l'oreille de quelques autres journaux je pourrais travailler ?

Je ne suis pas un mendiant Je suis un homme de lettres connu, et mourant quasi de faim, malade en outre, et qui se deman- de à quoi lui servent des amitiés, si neutralisées que ça par des comparses. Je n'ose plus te demander rien, sans quoi j'eusse signalé à ta plume ma situation d'auteur, qu'un éditeur [Va- nier] retient dans la pauvreté, par des traités que lui-même n'observe pas, et qui ne peut plus rien que, d'une part, provo- quer en sa faveur, à lui P. V., une campagne de presse pure- ment contre Vanier, d'autre part, imprimer ses œuvres lui- même, en dépit de tout.

Du moinsj puis-je compter sur toi pour ça? Informe-m'en alors, et envoie-moi les numéros tu parlerais de ce véri- table scandale, affreux et déshonorant pour le pays il se passe.

Ton P. Vkrlaixe. Hôpital Broassais, 3i, salle Lassègue.

P. S. Pourrais-tu me renvoyer, si elle ne doit pas paraî- tre, la nouvelle qui est intitulée : Extrêmes" Onctions ?

Je réussis à lui obtenir l'insertion de poésies dans VEcho de Paris. Il me remercia en ces termes :

Mon cher ami, merci de ta bonne intervention dans l'afiaire de mes vers périodiquement publiables à VEcho de Paris. J'ai vu avec un plaisir double ma première Elégie au dernier supplément. Mais, je te le demande avec une sorte d'anxiété, combien ce sera-t-il payé, en moyenne cent vers, et plutôt plus que moins ? 50 ou 40 francs ? Et, au moins pendant ces deux ou trois semaines, je vais sortir et ne suis pas bien riche pour une entrée d'hiver, puis-je compter être payé d'avance, d'après le compte tout fait de lignes ?

Et à qui envoyer les vers, à toi ou Rosati?

Veuille, je te prie, me répondre le plus tût possible.

J'espère que mes Elégies II et III paraîtront samedi, puis- que c'est annoncé ainsi.

522 FALL VERLAINE

Dis donc à Schwob de me venir voir le plus tôt possible.

Ton bien affectionné

P. VERLAraE.

Hôpital Broassais.

Nouvelle sortie au printemps, puis retour à Brous- sais à l'automne.

Paris, le 3 novembre 90. Mon cher Edmond, Je t'écris ceci de Broussais, cette fois, ça devient prover- bial, mais ça n'en est pas plus drôle, pour te faire part d'une réflexion au sujet d'un assez long travail impressions plutôt douces et d'humeur sans fiel aucun, intitulé : Mes Hô- pitaux ! Je dis : assez long : j'en ai douze pages très ser- rées, et la chose susceptible d'une suite de cette dimension, qu'il me serait extrêmement facile de mener à bonne fin, tant je possède mon sujet, ou plutôt tant, hélas! mon sujet me pos- sède! Or, ce travail ne pourrait-il pas passer, soit en Varié- tés, soit en feuilleton 2,3 ou 4, selon la coupe, dans un de tes journaux. Echo de Paris, etc. ? Réponds, veux-tu bien?

Je ne sais quand sortirai d'ici. Je t'irai voir un ou deux jours en ton Bougival, non, bien entendu, sans l'avoir pré- venu.

Et tout à tgi, P. Verlaine. Hôpital Broussais, salle Lassègue, 28.

Nouvelle attaque de rhumatisme au début de l'an- née 1891. Il chang-e d'hôpital. Le voici à Saint-Antoine.

i4 janvier 91. Cher ami. Il y a trois jours, mon maudit rhumatisme, sans doute réveillé par le froid intense, m'a de nouveau pincé. Cette fois, au poignet gauche, si Jjien que me voici infirme de tout UQ côté du corps ! El douloureux ! Je me suis immédiatement '< constitué » à l'hôpital Saint-Antoine, salle Bichat, 5, on

HÔPITAUX ET GARNIS 523

me laisse espérer une guérison possible et relativement prompte.

Xau m'a envoyé dernièrement une lettre m'invitant à un article sur les femmes du monde, salons, élégances, modes, etc. Difficile à faire d'abord, surtout pour un sauvage comme moi, puis mon rhumatisme me paralyse. Je vais d'ailleurs lui écrire pour m'excuser, et voir si vraiment il y a quelque chose à faire pour moi.

Au revoir, cher ami, mille choses chez toi et à Grandin, quand tu le verras.

Ton P. Verlaine. Mardi, i5 juillet 91. Cher ami.

As-tu reçu ma missive d'il y a quelque temps ? Je te l'avais une première fois adressée 3, rue de Mesmes, avec l'intelli- gente mention : E. V. Elle m'est naturellement revenue de par la poste, et je l'ai réexpédiée correctement.

Elle te marquait mon désir d'une réponse, particulièrement à la question d'une petite villégiature en ton Bougival, sui- vant ta si gracieuse offre, pourvu toutefois qu'il n'y eût aucun encombrement pour toi. Je te confirme cette lettre mal- chanceuse.

Un petit air de cambrouse me ferait le plus grand bien et me permettrait d'achever de grands travaux qui me doivent, enfin ! tirer d'embarras ! D'ailleurs, j'espère en avoir tôt fini avec cette misère de cinq ans ! !

Piéponse le plus tôt possible, s'il te plait. Je crois que mon temps est compté ici.

Ecris dare dare à ton vieux

P. Verlaine Lit 25, salle Woillez, hôpital Coehin,

Boulevard Saint-Jacques.

P. S. As-tu retrouvé ma lettre de Londres et mes vers sur « Juin 1832 », parus à Londres? Ci-contre un sonnet pour l'édition Savine (sous presse) de Dédicaces.

Verlaine, dans les divers hôpitaux il séjourna, plus long-uement qu'il n'était dans les usag-es administratifs,

524 PAUL VERLAINE

fut donc bien traité, bien soig-né ; il jouissait, même pour les malades, ignorant la qualité et l'importance lit- téraire de leur camarade de chambrée, d'une considéra- tion particulière. Il était au courant de toutes les tradi- tions de l'hôpital, et on le voyait l'objet des égards des professeurs et de la sympathie des internes.

L'un des maîtres qui témoigna le plus de bienveil- lance et d'intérêt à Verlaine fut l'excellent docteur Taprct. Ceci ne surprendra personne, le docteur Tapret étant non seulement un de nos plus éminents praticiens, mais aussi un esprit lettré, un ami des arts, et un connaisseur en littérature, en peinture et en musique.

Le docteur Tapret n'est pas parvenu à guérir Verlaine, le rhumatisme articulaire est incurable, mais les soins du savant docteur, auquel moi-même je suis reconnais- sant d'une guérison quasi miraculeuse d'accès de goutte, ont à ce point enrayé et atténué les progrès de l'arthri- tisme, que Verlaine n'est plus retourné à l'hôpital. Saint-Antoine fut sa dernière escale hospitalière et le docteur Tapret son dernier médecin. Sans les irrégu- larités et les excès de son existence, durant ses dernières années, Verlaine eût été sans doute définitivement affranchi de ces crises rhumatismales qui tourmentèrent son âge mûr.

L'hôpital fut pour Verlaine l'asile, le foyer, le refuge pour le travail, le port s'abriter contre les naufrages de la débauche. En d'autres temps, le couvent a offert ainsi, à des esprits tourmentés et à des corps malades, une sûre et propice retraite. Ce fut le sanatorium moral et physique que le lit hospitalier pour le poète, que nous allons voir sombrer dans les tristes pérégrinations du Quartier latin. Malheureusement, durant ces six der- nières années, son talent fut aussi du naufrage.

XVII

DERNIÈRES ANNEES. EUGÉNIE KRANTZ. l' AGO- NIE RUE DESCARTES. LES OBSÈQUES. LE

M0NU3IENT

(1892-1896)

Les dernières années de Paul Verlaine furent plutôt lamentables. Je donnerai peu de détails sur son exis- tence au Quartier latin, à partir de 1892. II habita divers log-is ég-alement hasardeux, et traîna sa jambe malade et son talent atteint, par tous les cabai^ets et bars de la rive g-auche, en compagnie d'Eug'énie Krantz, de Phi- lomène ou d'Esther , ribaudes attentives à vider son porte-monnaie en même temps que les petits verres.

Cette période ne fut cependant pas improductive ni inféconde. Après Amour, après Bonheur, ses deux der- niers ouvrages de la bonne époque, et de maîtresse fac- ture, il publia plusieurs volumes inégaux. Dans ces poèmes tourmentés, trop souvent l'ellipse, l'anacoluthe, le désordre de la phrase correspondent à l'incohérence de l'idée ; l'amphigouri et le jeu de mots se rencontrent.

Outre divers fragments en prose, biographies, récits de voyages, fantaisies, il publia successivement, dans ses dernières années : les Elégies, Dans les Limbes, les Dédicaces, les Epigrammes, Chair, Chansons pour Elle, Liturgies intimes, Odes en son honneur.

526 PAUL VERLAINE

Plusieurs pièces de ces divers volumes remontent à une époque antérieure. Elles avaient été négligées ou enterrées par le poète, qui depuis les exhuma des tiroirs. Malgré sa vie décousue, ses nombreux changements de domicile, ses séjours dans les prisons et les hôpitaux, Verlaine a conservé et publié presque tout ce qu'il a éci'it. On a pu remarquer l'insistance avec laquelle, dans plusieurs lettres, il me réclamait tel ou tel poème dont il se souvenait m'avoir envoyé copie.

Cependant, quelques pièces de vers éparses ont été égarées. J'en ai retrouvé quelques-unes, et, dans le der- nier tome des œuvres complètes, publié chez Messein, successeur de Léon Vanier, sous le titre: Œuvres pos- thumes, on a inséré des fragments divers, enfouis dans des publications mortes, et quelques vers de jeunesse. Parmi ceux-ci, je signale, en passant, le sonnet à Don Juan, qui est de moi. L'Enterrement et Don Quichotte ont été publiés, pour la première fois, par moi et repro- duits dans les Œuvres posthumes.

Verlaine n'a pas abusé de la dédicace dans ses pre- m.ières oeuvres : les Poèmes Saturniens ne contiennent que six dédicaces, à Ernest Boutier, François Goppée, Catulle Mendès, Henry Winter, Edmond Lepelletier, Louis-Xavier de Ricard.

Les Fêles Galantes n'ont aucune dédicace. La Bonne Chanson n'est qu'une dédicace unique, sous-entendue. Les Romances sans paroles, pas de dédicaces. Sagesse, dans l'édition originale, porte cette dédicace unique, de tout l'ouvrage, à la première page : A ma mère. L'édition Vanier, Œuvres Complètes, tome l*"", ne repro- duit pas ce filial hommage.

Jadis et Naguère offre les dédicaces suivantes à : Ernest Delahaye, Laurent Tailhadc, Albert ]VIérat,Ghar-

DERNIERES ANNEES

027

les Morice, Jules Valadon, Jean Moréas, Gaston Séné- chal, Charles Vig-nier, Léo Trézenik, Georges Rail, Léon Dierx, Edmond Lepelletier, Robert Gaze, Léon Vanier, J.-K. Hujsmans, Louis-Xavier de Ricard, Jac- ques Madeleine, Georges Courteline, Raoul Ponchon, Louis Dumoulin, Villiers de l'Isle-Adam, Armand Sil- vestre , Catulle Mandés , François Goppée , Stéphane Mallarmé .

Amour contient un certain nombre de dédicaces à : Edmond Lepelletier,J.-K. Huysmans, Francis Poictevin, Emile Le Brun, Germain Nouveau, Léon Vanier, doc- teur Louis Jullien, Jules Tellier, Charles Vesseron, Rachilde,Léon Valade, Ernest Delahaye, Emile Blémont, Gharlesde Sivry, Emmanuel Ghabrier, Edmond Thomas, Charles IMorice, Maurice du Plessjs, José-Maria de Heredia, Victor Hug-o, Raymond de la Tailhède, Ernest Raynaud, Anatole Baju.

Bonheur n'a aucune dédicace. Parallèlement en est également privé, bien que la première pièce, d'une iro- nie exacerbée, porte ce titre de « dédicace » sans dési- gnation nette de la personne ; c'est le répons méchant à la bonne antienne de la messe nuptiale, orchestrée dans la Bonne Chanson. Chansons pour Elle, pas de dédi- caces. Les Liturgies intimes sont dédiées à Charles Baudelaire. Odes en son honneur, sans dédicaces, ainsi que les Elégies et Dans les Limbes.

Comme son titre l'indique, le livre Dédicaces n'est qu'un bouquet de rimes offert nominalement à des amis personnels, pour la plupart. C'est la dédicace à moi adressée qui figure en tète de ce volume, comme fron- tispice, avec fac-similé de l'écriture de Paul Verlaine.

Les autres dédicaces appartiennent à : Anatole France, Ernest Jaubert, Jules Tellier, François Goppée, J.-K.

528 PAUL VERLAINE

Huysmans, Stéphane Mallarmé, Jean Moréas, Laurent Tailhade,Villiers de risle- Adam, Raoul Ponchon, A. -F. Gazais, Germain Nouveau, Maurice Bouchor, Henri d'Argis, Ernest Raynaud, Raymond de la Tailhède, Armand Silvestre, Fernand L'Ang-lois, Irénée Decroix, George Bonnamour, Paterne Berrichon, Gabriel Echau- pre, docteur Guilland, Louis et Jean Jullien, Emile Le Brun, Henri Mercier, Adrien Remacle, Armand Sinval, Charles de Sivry, Charles Vesseron, Gabriel Vicaire, Emile Blémont, Emmanuel Chabrier, Ernest Delahaye, Maurice du Plessys, Charles Morice, Edmond Thomas, Théodore C. (London), Arthur Symons, Jean Riche- pin, Arthur Rimbaud, M"e Renée Zilcken, M"e EveUne, M"e Léonie R., M"e Jeanne Vanier, M"« Adèle, Nie- derhausern, Raymond Maygrier, M^^^ Marie A., Rodol- pheDarzens, Henri Bossanne, MaxRosa,M''e A, Rom..., Duvigneaux, Rodolphe Salis, Léon^Cladel, Marie X..., Gustave Lerouge,Lartigues, docteur Chauffart, M""* Ma- rie P...,Gésar C...,Bibi-la-Purée,Henri Degron, vicomte de Lautrec, Edmond Picard, Léopold II roi des Belges, comte de Monte.squiou-Fezensac, Gabriel de Ytui'ry, Aurélien Scholl, Léon Dierx, Maurice Barrés, plus quel- ques dédicaces anonymes à des « aimées », à des « amies », avec des initiales très significatives : Est... Phi..., E..., etau gérant du « Muller », dont il célèbre la bonne bière.

Dans les Epigrammes, quelques pièces sont dédica- cées à : Edmond de Goncourt, William Heinemann, Octave Mirbeau, Francis Poictevin, Henry Bauer, Francis Magnard, François Coppée, Léon Deschamps, F. -A. Ga- zais, Paul Vérola, vicomte de Colleville, Sully-Prud- homme, Odilon Redon.

Les Invectives n'ont pas de dédicaces proprement

DERNIÈRES ANNEES 5 29

dites, mais certaines pièces ont pour titres des noms propres. Ce sont les suivants : Edouard Rod, Jean-René (Moréas et Ghil), docteur Grandm..., Guillaume II, Raoul Ponchon, Marcel Schwob, Ernest Delahaye, Félicien Champsaur, Catulle Mendès, F. -A. Cazals.

Chair : aucune dédicace, sauf deux ou trois initiales féminines, et un prénom de femme.

Les Mémoires d'un Veuf me sont dédiés. L'éditeur Léon Vanier, au tome IV des Œuvres complètes, a cru devoir, comme je l'ai dit, supprimer cette dédicace. Il a eu tort d'effacer, en même temps, les lignes inté- ressantes de l'envoi. C'était une préface qu'on aurait conserver pour le public, en suppi-imant mon nom, dé- sagréable, paraît-il, à l'éditeur. J'ai reproduit plus haut cette dédicace-préface.

Mes Hôpitaux, Mes Prisons, les Confessions sont sans dédicaces, de même les récits de voyages : Quinze Jours en Hollande.

Dans le volume des Œuvres Posthumes, vers et prose, quelques dédicaces seulement à : Ernest Delahaye, Edouard Dubus, Alain Desvaux, Henry Chollin, Fran- klin-Bouillon, Dauphin-Meunier et Henri Leclerq, Jean Moréas, Fernand L'Anglois, Willette.

J'ajouterai à cette nomenclature des poésies dernières de Verlaine l'indication d'une plaquette d'un caractère erotique, qui ne fut pas mise dans le commerce, dont le titre est Femmes, et qui ne saurait figurer dans une édition, même complète.

Un volume est à part et doit être signalé : c'est le recueil publié par la librairie Charpentier, sous ce titre : Choix de poésies. Un beau portrait, poétisé et mélan- colisé, d'après Eugène Carrière, orne le frontispice. Ce volume contient d'excellentes pièces choisies avec goût,

34

53o P.VL'L VEaLAI>JE

dans les principaux ouvrages du poète : les Poèmes Sa- turniens, les Fêles galantes, les Romances sans pa- roles, Sagesse, Jadis et Naguère, Parallèlement et Bonheur.

Ce volume ne saurait dispenser les amis de la poésie de lire et de posséder Verlaine intégral, mais il suffit, sur- tout à l'étranger, pour donner une idée suffisante du grand poète. Ajoutons que le Choix de poésies peut être mis dans toutes les mains, et pourrait figurer sur un catalo- gue de librairie classique.

11 me reste à parler d'un livre dont j'ai déploré la publication. Il s'agit des Invectives, ouvrage posthume. Je ne veux pas recommencer les polémiques que l'appa- rition de cet ouvrage suscita. L'éditeur Vanier est mort. Je tiens seulement à déclarer de nouveau que, si Verlaine avait vécu, il eût sagement, loyalement et avantageuse- ment biffé certaines de ces Invectives, précisément celles qui ont soulevé le plus de clameurs, qui ont attiré le plus d'hostilité à sa mémoire de poète. Ce sont les Invectives qui ont arrêté l'effort du comité du monument, et indis- posé un grand nombre depersonnes, d'abord favorables. L'éditeur Vanier avait sansdoute acquis, moyennantquel- ques pièces de cent sous, ces satirettes, indignes du poète, facéties plutôt que poèmes. Verlaine écrivaillait ces fantai- sies-là pour s'amuser, pour soulager sa bile, comme il dessinait à la plumeen mart^cdeses lettres, sansy attacher d'autre importance. On riait de ces « blagues» entre cama- rades. On ne pensait pas que ces improvisations, souvent malvenues, et toujours malveillantes, sauf deux ou trois pièces comme la fameuse Ode à Metz, insérées par l'éditeur pour corser le volume, dépasseraient jamais le cercle des camarades de café. Pressé d'argent, cer- tains jours de flânerie et de grande soif, Verlaine venait

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«taper»son éditeur. Celui-ci, « pour le principe», disait-il, ne voulait lâcher une ou deux pièces de cinq francs qu'en échange d'un morceau de copie. Verlaine tirait alors de son portefeuille une « invective », ou bien il en impro- visait une au café voisin, et l'éditeur versait les subsides implorés. Mais la moitié au moins de ces scories poéti- ques devait être rejetée au creuset. Ces Invectives pou- vaient se citer dans une arrière-salle de brasserie, entre poètereaux débineurs; leur apparition au grand jour a été une véritable trahison envers la mémoire du poète, et un obstacle, momentané sans doute, mais sérieux, à sa g-lorification sur la place publique. Le sénateur Cazot notamment, questeur du Sénat, se croyant malmené, alors qu'il s'ag-issait, dans l'Invective visée, du mag'is- trat Cazeaux, a empêché qu'on accordât un emjjlacement dans le jardin du Luxembourg, pour le buste du poète.

Paul Verlaine eut un instant l'idée, sans doute sug-g-é- rée par quelque plaisant compag-non de beuverie, de se présenter à l'Académie.

Notez qu'il n'y avait rien d'irrévérencieux envers la docte compag-nie. C'était plutôt un hommag-e que le poète bohème rendait à l'Institut, plus souvent attaqué et ridiculisé dans les cénacles juvéniles du quartier. Je dis- suadai de mon mieux le candidat, et je pris la peine d'expliquer au public, dans un article de l'Ec/io de Pa- ris^ qu'à mon avis, Verlaine avait tous les titi^es litté- raires pour siéger sous la coupole, entre ses amis, Fran- çois Coppée et José-Mai^ia de Heredia,mais qu'il y avait^ pour entrer parmi les Quarante, des conditions de régu- larité d'existence, de fréquentation, de correction, indis- pensables, lesquels titres faisaient entièrement défaut au postulant, et l'empêcheraient d'être élu. On est admis à l'Académie, autant pour les œuvres qu'on a pu faire que

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pour les choses, mal vues en ce milieu sévère surtout, qu'on a su ne pas faire, livres, paroles ou actes.

Verlaine, d'abord mécontent du conseil et de l'article, se rendit bien vite à ma raison. Il me remercia du bon avis, et renonça à son projet, qui, raisonnable ensoi, sem- blait, au premier abord, une cxtravag-antemanifcstation. Comme poète supérieur, comme écrivain orig-lnal et puis- sant, Verlaine méritait assurément d'être académifié, mais il n'était pas académisable. On ne saurait trouver exorbitante l'ambition du poète de Sagesse et des Ro- mances sans paroles, mais elle était à cette époque irréa- lisable. Il avait droit à l'Institut de par songénie. Sa vie bohème, ses écarts de conduite, la lég-ende dont il était victime, voilà seulement ce qui rendait sa candidature impossible. Elle n'était ni absurde ni ridicule, elle sem- blait anormale. Par la suite, elle pouvait devenir possible, mais non certaine du succès.

Il convient de ne pas oublier que, Leconte de Lisie étant mort, chez M. et M""^ Guillaume Béer, à Louve- ciennes, Verlaine avait été désigné, par le suffrag-e de nombreux poètes consultés, comme devant lui succéder dans le titre de « Prince des Poètes ». Celui qui était l'objet d'une libre élection aussi flatteuse, et aussi méri- tée, pouvait bien être considéré comme apte à briguer l'autre succession de Leconte de Lislc, le fauteuil d'aca- dém.icien .

Une lettre écrite dans la dernière année, à propos d'un article de l'Echo de Paris,on j'avais fait allusion à cette candidature avortée, constate les sentiments peu désap- pointés du poète à cet ég-ard. Il ne se plaint nullement, il" ne récrimine pas, il me remercie seulement d'avoir parlé de lui, à propos de l'élection académique et du vote des poètes.

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Mon cher Edmond,

Je te remercie de tout cœur de ton article d'y a trois jours. Il m'a ravi et il m'a touché. Mille et mille poignées de main bien sincères et bien émues, je t'assure.

Certainement, oui, je serais heureux de te voir, fy sais toujours, ne sortant pas encore de la chambre. Mais ce serait plutôt pour dans la journée. Le matin, c'est encombré, le soir, je me couche comme les poules.

Tu recevras un livre de M. de Montesquiou, un ami tout dévoué et tout bienveillant pour moi, et à qui tu feras bien plaisir, ainsi qu'à moi, en parlant de son livre le Parcours du Rêve au Souvenir, ainsi qu'il le mérite, dans un de tes prochains articles.

A bientôt donc, mon cher ami, et tout à toi.

P. Verlaine, 16, rue Saint-Victor.

Je fis, bien entendu, l'article demandé sur M. de Mon- tesquieu, qui, avec Maurice Barres et quelques autres de nos amis, a aidé souvent de sa bourse le poète devenu besog-neux.

Plusieurs articles documentés, dans des journaux et des revues, ont paru, un volume même (^Verlaine inti- me), fournissant toutes notions sur ces dernières années du poète. Les liaisons féminines de cette période ont été racontées, avec force anecdotes, par des amis de la der- nière heure. Tout en ayant conservé jusqu'au bout les meilleures relations avec Verlaine, je le vis moins durant ces ultimes années. Très occupé, je ne pouvais le suivre dans ses interminables déambulations à travers les cafés et caboulots du boul'Mich' et de la rue de Vaugirard. J'allai,pourtant, de tempsen temps, lui « rendre visite» au François I^'jau café Rouge, au « Miirg-er ». Il venait assez fréquemment me voir,vers l'heure de rapéritif,dans les environs des bureaux de rédaction je me trouvais retenu. Je lui facilitai l'insertion de quelques articles. Sa

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corrospondance avec moi fut alors écourlée. Elle se com- poso surtout de cartes postales ou de courts billets remis par des messag^ers des deux sexes, « attendant la réponse ». Elle ne contient g-uère autre chose que des fixations de rendez-vous, des demandes pécuniaires, des remerciements. II m'invitait aussi à ses mercredis litté- raires, l)ien modestes mais intéressantes soirées, qu'a- g-rémentaient Toriginalité des discussions et l'outrance de certaines appréciations.

Une vig-nette assez curieuse, servant de prospectus à l'iconog-raphie de Paul Verlaine par F. -A. Gazais, repré- sente le <( Salon » du poète avec les assistants suivants : Mraes Uachilde et Sophie Harlay; MM. Jean Moréas, Villiers de l'Lsle-Adam, Laurent Tailhade, Gabriel Vicaire, Henri d'Arg-is, F. Glerg-et, F. -A. Gazais, Ary Renan, A. Desvaux, Jules Tellier, Paterne Berrichon.

Que de morts parmi tous ces habitués des Mercredis verlainiens, qu'évoque la vig-nette : Une soirée chez Paul Verlaine en i88g!

Aux invités du « Salon v aux lambris peu dorés de la rue Royer-Collard, il convient d'ajouter d'autres visi- teurs, ceux des hôpitaux et des tables du François I*"", du Mûrg-er, du café Roug-e, Verlaine eut plus sou- vent ses jours de réception : Saint-Georges de Bouhélier, Raymond de la Tailhède, Georg-es de Lys, Jacques des Gâchons, Maurice Lel)lond, Albert Grandin, Emile Blé- mont, Raymond Mayg-rier , Ernest Raynaud, Pierre Devoluy, Léon Durocher, Raoul Gineste, Stuart Merrill, Adolphe Retté, Gustave Kahn, Xavier Privas, Adrien Mithouard, Léon Deschamps, Achille Ségard, Sig-noret, Maurice du Plessys, etc.

Il eut alors des périodes de travail et de santé assez heureuses. Il fit en Hollande et en Belg-ique des confé-

DEP,?slÈKES ANNÉES 535

rences qui eurent un certain succès. La curiosité y fut pour quelque chose, et aussi la préparation habile dont ses séances étaient accompag-nées. Verlaine était fort médiocre orateur. Il l'a reconnu lui-même, en racontant sa tournée conférencière. Il lisait, ce qui est toujours fâcheux, et d'une voix faible et enrouée. Il fut cepen- dant,g-râce à d'excellents et enthousiastes amis, fort bien reçu en Bel^-ique et en Hollande. Il rapporta quelques billets de banque de cette excursion artistique. Cette aubaine fut plutôt funeste pour sa santé, pour sa produc- tion. Des bombances et des attendrissements de la part de ses compag-nes, intraitables quand les toiles se tou- chaient aux poches du poète, furent la suite de la fruc- tueuse tournée aux Pays-Bas.

On a donné des détails anecdotiques et indiscrets sur les maîtresses notoires de Verlaine, toutes vulg-aires, illettrées, appartenant à la basse g-alanterie du Quartier, voilà pour le moral; en outre, elles étaient peu avanta- g-ées sous le rapport physique. Faisant une concession à Musset, qu'il avait pilorié jadis, il se contentait d'obtenir l'ivresse sans trop exig-er du flacon. Et puis, Verlaine n'était pas difficile en fait de femmes. II en avait si peu connu ! Ce ne fut qu'après la quarantaine qu'il eut des liaisons suivies, qu'il s'attacha. Il fallait aussi une cer- taine aptitude, chez ces demoiselles de compag-nie aven- tureuse, pour s'accommoder aux caprices, aux lubies, aux irritations, et aux violences même du poète, lors- qu'il subissait l'influence néfaste de l'alcool.

Une de ces commères, nommée Philomène, paraît lui avoir été plutôt aimable, douce et sororale. Volage et ingrat, le poète l'avallquittée pour une Ardennaise mas- sive, mafflue, taillée à coups de hache dans un billot de bois rude, paysanne mal dégrossie, aux doigts saucisson-

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nés, mais à l'occasion très crochus. Cette rustaude se nommait Esther. Elle lui extorquait tout l'arg-ent qu'elle lui sentait posséder. Quand le gousset était à sec, elle déguerpissait. Sauf à revenir, dès qu'elle apprenait que Verlaine avait publié quelque volume, ou fait passer un article dans les journaux. Car Esther était informée de ces aubaines. Peut-être de jeunes amis, bien renseignés, des commensaux du poète, l'en instruisaient. Elle ac- courait à tire d'ailes, messagère des beaux jours. Elle repartait, dès l'argent tari. Ceci n'est point un attribut spécial des amours de Verlaine.

La maîtresse la plus connue du poète, celle qui fut en pied longtemps, et qui lui ferma les yeux, se nommait Eugénie Krantz. Elle aussi pressurait le malheureux porte-ljre. Mais elle le forçait à travailler. Cupide et prévoyante, elle savait que l'on pourrait, le lendemain d'un jour de labeur scriptural, échanger, chez le libraire ou à la caisse de tel journal, contre des écus, et parfois contre des louis,qui se monnayaient immédiatement chez le marchand de vins le plus proche, les lignes, inégales ou complètes, hâtivement tracées par Paul, qu'elle sur- veillait et aiguillonnait comme un bœuf au labour.

Les conférences en Belgique, en Hollande, ayant amené un bien-être inattendu dans le ménage, Eugénie Krantz fut alors d'une amabilité parfaite. Verlaine, épris de calme, redoutant les scènes, et ayant conservé un fonds de préjugés bourgeois, eut alors l'idée baroque, issue d'une réconciliation bachique après une querelle vive, d'épouser cette femme.

Il lui écrivit d'Angleterre :

Parles-tu sérieusement à propos de mariage ? Si oui , tu m'auras procuré le plus grand plaisir de ma vie ! Nous irons chez M. le Maire, quand lu voudras. C'est d'ailleurs le plus sûr

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moyen de t'assurer quelque chose de fixe après ma mort. Ma chérie! oui, va, ce sont toujours mes idées! Je n'aime que toi, et combien ! . . .

La lettre se terminait ainsi :

Tes volontés sont les miennes ; je sais trop ce qu'il men a coûté de ne pas t' obéir; tu as toujours raison... A bientôt, chère femme, je t'embrasse et t'aime de tout mon cœur! ( Fer- laine intime. Charles Donos, page 235.)

Cette femme le trompait avec tranquillité. Elle fut d'ailleurs dénoncée par sa rivale, Philomène Boudin. D'où crêpage sérieux de ces peu opulents chignons.

Quand il sortait des hôpitaux, sa maladie et aussi la misère le ramenaient, Paul retrouvait tantôt Philomène et tantôt Eugénie. Philomène avait un défaut pour lui : elle était mariée; tandis que l'autre femme était libre. Par conséquent, la Krantz pouvait plus facilement se postera la sortie, et s'emparer du poète muni de fonds. Philomène était toujours mal lotie. Elle ne se plaignait jamais. Pourvu que Paul eût la poche assez garnie pour payer un modeste dîner, accompagné de libations apéri- tives et digestives, parmi les débits du quartier, elle se montrait contente et redoublait d'amabilités.

Il eut des alternatives de querelles et de raccommode- ments avec Eugénie Krantz, mais, sentant peut-être que sa fin était prochaine, il ne voulut pas, dans son dernier accès de rhumatisme, retourner à l'hôpital. Il résolut de se faire soigner à domicile, et, comme il avait encore quelques sous, il engagea Eugénie à prendre une bonne. Il éviterait ainsi l'assistance hospitalière, qui maintenant l'effrayait.

Verlaine, malgré son existence vagabonde, ses allures de bohème, avait conservé le respect du décorum bour- geois, et l'hôpital, très supportable, agréable même à ses

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yeux, comme lieu de repos, comme asile, comme maison de santé, lui semblait un lieu indig-ne pour mourir. Il m'en avait, à plusieurs reprises, témoig-né l'efTroi.

Quoiqu'il eût fréquenté nombre d'hôpitaux, il était l)ien traite, il rendait hommage aux ég-ards des médecins, comme aux soins des infirmiers, quoiqu'il se trouvât « à l'hosteau » comme chez lui, mieux môme qu'au café, il ne considérait ces établissements hospita- liers que comme des endroits de retraite momentanée et espacée, presque des maisons de villég-iature, mais pour terminer sa vie, pour rendre son âme à Dieu, comme il le disait, il repoussait avec crainte, avec dég-oût, le lit banal de l'Assistance publique.

Aussi, bien que cette Eug-énieKrantz n'ait pas été pour lui la compag-ne dig-ne, fidèle, dévouée, qu'elle aurait être, et qu'il aurait rencontrer, bien que personnelle- ment je lui aieg-ardé quelque rancune de ne m'avoir pas averti en temps utile de la maladie de mon ami, je lui sais gré, et je lui pardonne beaucoup, parce qu'elle a permis à Verlaine de mourir dans un lit qu'il pouvait considérer comme le sien, dans un Ht dont il payait les draps. Il ne voulait pas de l'ag-onie quasi-théâtrale d'un Gilbert ou d'un Malfilàtre. L'hôpital n'était pas à ses yeux la désirable écurie Pég-ase devait fatalement ter- miner sa course. La mort à l'hôpital ne l'humiliait pas, mais cette déchéance mortuaire, ig-nominieusc aux yeux de la bourg-eoisie, lui apparaissait comme devant être évitée, si faire se pouvait. Ses derniers efforts tendirent à ne pas finir sa malheureuse exi.stence dans un lit ad- ministratif. Quelle ironie des choses, dans cette de.stinée d'un g-rand poète, fils d'un père officier, d'une mère propriétaire, bien dotée, qui ne dut qu'au hasard d'une rencontre, devant le comptoir, avec une fille aux faveurs

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banales, de ne pas rendre le dernier soupir dans un des caravansérails de la mort . Grâce à cette créature, még-ère autant qu'amante, qui le trompait, le maltrai- tait, le dépouillait, et était incapable de le comprendre et de l'admirer, il ne fut pas, à son heure suprême, un numéro, un paquet de chairs froides, qu'on porte à l'amphithéâtre, si les amis n'arrivent pas assez ^^te pour réclamer le résidu d'une carcasse humaine. Il ex- pira dans une chambre privée, au milieu d'objets fami- liers,ayant sous les yeux, sous la main, les menus acces- soires de sa vie quotidienne. Jusqu'à ce que sa noble intellig-ence ne fût plus qu'une exhalation perdue dans l'infini, il eut l'illusion désirée du « home » mortuaire.

Il ne lui manqua, pour compléter l'illusion berceuse du cerveau s'endormant pour toujours, que la présence, à cette minute suprême, de vieux et chers amis, comme Coppée et moi, et celle de son fils Georges.

Le fils de Paul Verlaine, malade au sortir du service m.ilitaire, n'a pu assister, en effet, ni aux derniers mo- ments de son père, ni aux obsèques. Il avait été frappé d'une sorte de cong-estion, issue, paraît-il, d'expériences d'hypnotisme.

jVjme Delporte, la femme remariée de Verlaine, a donné les renseignements suivants sur son fils Georges, après le décès:

Mon mari, moi et mes deux petits enfants, nous avions quitté l'Algérie au commencement de juillet, laissant Georges qui aimait ce pays et désirait s'y établir. En partant, je lui avais donné une petite somme d'argent, qui, d'après ses goûts modestes, devait le faire vivre pendant plusieurs mois. Brus- quement, en quelques semaines, il se trouva dénué de tout. Il avait perdu la mémoire ; lorsqu'on lui parlait, il paraissait s'éveiller brusquement ; il avait des gestes automatiques, une voix toute changée, et les allures d'un somnambule.

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Il fut transporté à rhôpîtal. Traité par la suggestion, il gué- rit. Se sentant rétabli, et le moment étant venu de faire son service militaire, il ne voulut pas bénéficier de la loi qui per- met aux Ala^ériens de ne faire qu'un an de service. Il se rendit à Lille, et fut incorporé dans un régiment du train. Malheu- reusement, on l'avait laissé partir trop tôt, n'étant pas complé- ment guéri, il fut repris d'un sommeil léthargique.

Bien soigné, il se remit, mais le malade ayant intéressé les médecins par la singularité de son état, il fut gardé en obser- vation.

On devait lui donner son congé de convalescence dans les premiers jours de janvier, mais on ne le laissa sortir que le 13, trop tard donc pour assister aux obsèques de son père.

Georg'es Verlaine, garçon très doux et un peu mélan- colique, a acquis une admiration sans bornes etune affec- tion posthume très vive pour son père. II était d'ailleurs depuis longtemps possédé du désir de le voir. Il lui avait écrit, et, sans la maladie qui l'a frappé, il eût certaine- ment assisté, non seulement à ses obsèques, mais aussi à ses derniers moments. La fatalité s'était abattue sur le père et le fils.

J'ai dit plus haut que Georg-es Verlaine occupait un emploi dans l'administration du Métropolitain. Lors de son mariag-e, je l'assistais, comme remplaçant pour lui son père.

jyfme Delporte, l'héroïne de la Bonne Chanson, a protesté contre des obstacles qu'elle aurait apportés à la réunion du père et de l'enfant.

Depuis vingt-trois ans que je n'avais vu Verlaine, a-t-elle écrit, j'avais eu le temps d'oublier lesmauvais jours, et depuis dix ans que je suis remariée et heureuse, je lui avais certaine- ment pardonné. C'est donc à tort que les journaux racontent que j'ai systématiquement éloigné Georges de lui.

Je ne discuterai pas cette affirmation; l'ex-M^e Ver-

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laine n'est pas une personne haineuse. Elle a toujours été très bonne pour son fils. On peut supposer même qu'elle n'est pas restée indifférente àlag-loire de l'homme dont elle a porté le nom. Il est possible que, dans les derniers mois, elle ait consenti, et même facilité un rapprochement entre le père et le fils. Mais on a vu, par toute la correspondance et par les récits de la vie de Verlaine, qu'il a toujours inutilement réclamé l'adresse de son fils. Cette adresse lui fut toujours cachée, comme cette joie d'embrasser l'enfant, devenu homme, jusqu'à sa dernière heure lui fut interdite.

C'est en déployant un journal du matin, que j'appris soudainement, et sans que rien m'y préparât, la mort de Paul Verlaine.

J'ai su depuis qu'il m'avait appelé au moment de mourir, ainsi que François Goppée.

On négligea de nous informer par une dépêche, comme on avait tenu secrète sa maladie. Il y avait déjà quelque temps que je n'avais reçu des nouvelles de Ver- laine, mais dans le tourbillon des affaires, des travaux, n'ayant pas eu le temps d'aller lui serrer la main, je pensais, rassuré par l'optimisme du proverbe : « Pas de nouvelles, bonnes nouvelles », qu'il n'était pas survenu d'aggravation dans son état maladif, auquel on n'était que trop accoutumé.

En rentrant chez moi, le soir des obsèques, j'ai trouvé un chiffon de papier, à l'adresse d'ailleurs mal mise, m'informant que, si je voulais voir une dernière fois mon ami Paul Verlaine, je n'avais qu'à me rendre rue Descartes. Cet avis, en tous cas bien tardif, était signé d'Eugénie Krantz, la compagne des derniers jours du poète, celle chez qui il venait de rendre le dernier sou- pir. Cette personne survécut peu au poète. L'alcoolisme,

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facilité par la brocante de quelques autographes et de rares papiers du poète, mis de côté par elle, notamment un fraerment de Louis XVII, la mena rapidement au tombeau.

J'accourus, dès la fatale nouvelle apprise, rue Des- cartes, n° Sq, je trouvai mon vieil ami dans l'immobi- lité reposante du dernier sommeil. Profondément attristé, j'imprimai sur son front g-lacé le suprême adieu.

Le log-is était pauvre, mais propre : une petite pièce claire, donnant sur la rue, avec le lit mortuaire. Au fond, un réduit servant de salle à manger, et un débar- ras attenant par un couloir obscur.

Avec quelques amis du poète, je me suis occupe des obsèques. Après avoir pris avec la maison Borniol les dernières dispositions pour le convoi, nous nous sommes aussi entendus avec le curé de Saint-Etienne-du-Mont pour le service religieux. M. Léon Vanier l'avait déjà commandé, mais il parut insuffisant, étant donnés, d'une part, les sentiments religieux du défunt, et aussi l'affluence considérable qui devait se rendre aux funé- railles.

Le registre, déposé dans l'humble loge du concierge de la rue Descartes, se couvrait, en effet, de signatures appartenant à des hommes de tous les mondes, depuis la haute aristocratie littéraire jusqu'aux humbles ou- vriers manuels, que Verlaine avait pu connaître dans la Cour Morcau, ou qui avaient été ses camarades d'hôpi- taux.

Disons ici, pour en finir avec une légende, que M. Léon Vanier n'a nullement réglé les funérailles de Verlaine, ainsi qu'on l'a souvent prétendu. Elles furent soldées par une somme de 5oo francs, remise, au nom du Ministère de l'Instruction publique et des Beaux-

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Arts, par M. Roujon, lequel me l'a dit à moi-même, le jour même des obsèques, alors que je m'étonnais qu'on eût laissé l'éditeur faire les frais. Des cotisations d'amis couvrirent les dépenses supplémentaires, notamment l'aug-mentation du service religieux.

Les lettres de faire part furent par M. Vanier libel- lées en cette forme :

Vous êtes prié d'assister au convoi, ser^-ice et enterrement de M. Paul Verlaine, poète, décédé le 8 jan\'ier 1896, muni des sacrements de l'Eglise, en son domicile, rue Descartes, 39, à l'âge de 32 ans, qui se feront, le vendredi 10 courant, à dix heures très précises, en l'église Saint-Etienne-du-Mont, sa paroisse.

De Profanais.

On se réunira à la maison mortuaire.

De la part de M. Georges Verlaine, son fils, de M. Ch. de Sivry, son beau-frère, de son éditeur, de ses amis et admira- teurs.

L'inhumation aura lieu au cimetière des Batignolles.

La famille Verlaine possédait une concession à per- pétuité dans ce cimetière suburbain, l'on n'enterre plus d'ailleurs qu'accidentellement, et qui est situé à droite de l'avenue de Clichy, après avoir franchi les fortifications.

Les journaux avaient envoyé des reporters rue Des- cartes. Des dessinateurs et des photographes prirent des croquis. Un moulage très saisissant du cher défunt fut obtenu par son ami Gazais.

Il faisait un froid vif le jour des obsèques; le ciel était clair, le soleil brillait et la terre était gelée.

Après le service religieux, qui fut célébré au maître- autel, avec chants, musique, et le maître de chapelle Fauré tenant les g-randes orgues, le cortège se mit en route à travers Paris, pour gagner les Batignolles. Les

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cordons du pot4e étaient tenus par MM. Maurice Barrés, François Coppée, Edmond Lepelletier, Catulle Mendès, Robert de Montesquieu.

Le ministère des Beaux- Arts était représenté par M. Roujon, son directeur.

Le deuil était conduit, en l'absence de Georges Ver- laine, par Charles de Sivry, son oncle.

Voici les discours qui ont été prononcés :

DISCOURS DE M. MAURICE BARIVÈS

La jeunesse intellectuelle dépose sur cette tombe l'offrande de son admiration.

Paul Verlaine n'avait point de fonctions officielles, ni de richesses, ni de camaraderies puissantes. Il n'était pas de l'A- cadémie, pas même au titre d'officier. C'était un exilé, et qui se consolait desonexil, très simplement, avec le premier venu de « l'Académie Saint-Jacques » ou avec les derniers arrivés de la littérature.

Cette figure populaire, nous n'aurons plus le bonheur de la rencontrer. Mais ce qui était en lui d'essentiel, c'étaient sa puissance de sentir, l'accent communicatif de ses douleurs, ses audaces, très nues à la française et ces beautés tendres et déchirantes qui n'ont d'analogue que dans un autre art, V Em- barquement pour Cythère.

Or, tout cela demeure vivant. Et ce qui n'est plus dans ce cercueil vil dans nous tous ici présents.

C'est pourtiuoi nous ne venons point pleurer, regretter son génie sur sa tombe, mais nous venons l'affirmer.

Après tant d'hommages que, depuis douze ans, la jeunesse a donnés au maître Paul Verlaine, c'est un témoignage plus solennel encore que nous apportons dans ce lieu se joignent à nous en pensée les jeunes lettrés des pays étrangers.

La constante fidélité des jeunes au maître que tous les cri- tiques ignoraient ou bafouaient est un acte important et dont je veux dégager la signification.

Si l'on admet, comme c'est notre opinion, que le culte des héros fait la force des patries et maintient la tradition des

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races, il faut placer au premier rang' des mainteneurs de la patrie et de la race le groupe des littérateurs et des artistes. II n'y a pas de groupe social qui proclame aussi haut que font ceux-ci la perpétuité de la personne humaine. Supposez, en effet, qu'un grand administrateur, qu'un fonctionnaire, qu'un industriel, qu'un soldat meure. C'est fini de leur existence personnelle. Leur effort, si utile qu'il ait pu être, est dispersé dans une œuvre anonyme. Ils ne laissent derrière eux que du silence et au cimetière peu de poussière. Quel point de repère fournissent-ils au Français qui veut se connaître soi-même, éclairer sa voie ?

Mais Verlaine, qui se relie à François Villon par tant de génies libres et charmants, nous aide à comprendre une des directions principales du type français.

Désormais sa pensée ne disparaîtra plus de l'ensemble des pensées, qui constituent l'héritage national. Et grâce à qui fut réalisée cette augmentation de l'idéal français ? Grâce aux jeunes gens.

C'est par notre constante propagande, par notre généreux amour, par notre clairvoyance active que l'œuvre de Paul Ver- laine, repoussée par ses amis et ses émules sauf par quel- ques-uns à qui l'opinion rend hommage a triomphé d'obs- tacles que, vers 1880, on pouvait croire insurmontables. L'hommage unanime rendu aujourd'hui à cet illustre mort est l'écho multiplié des opinions des cénacles du quartier Latin.

Qu'on cesse donc de nous accuser de négation systémati- que. Nous sommes pour nos aînés le commencement de l'im- mortalité. Nous transportons dans notre barque les seules ombres de ceux que nous reconnaissons avoir été les bienfai- teurs de notre intelligence,

DISCOURS DE M. FRANÇOIS COPPÉE

Messieurs,

Saluons respectueusement la tombe d'un vrai poète, incli- nons-nous sur le cercueil d'un enfant.

Nous avions à peine dépassé la vingtième année quand nous nous sommes connus, Paul Verlaine et moi, quand nous échan- gions nos premières confidences, quand nous lisions nos pre- miers vers. Je revois, en ce moment, nos deux fronts penchés

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frateroellement sur la même page ; je ressens par le souvenir, dans toute leur ardeur première, nos admirations, nos enthou- tiasmcs d'alors, et j'évoque nos anciens rêves. Nous étions deux enfants ; nous allions, confiants, vers l'avenir. Mais Ver- laine n'a pas rencontré l'expérience, la froide et sûre compa- gne qui nous prend rudement par le poignet et nous guide sur l'àpre chemin. Il est resté un enfant, toujours.

Faut-il l'en plaindre? 11 est si amer de devenir un homme et un sage, de ne plus courir sur la libre route de sa fantaisie par crainte de tomber, de ne plus cueillir la rose de volupté de peur de se déchirer aux épines, de ne plus toucher au pa- pillon du désir, en songeant qu'il va se fondre en poudre sous vos doigts. Heureux l'enfant qui fait des chutes cruelles, qui se relève tout en pleurs, mais qui oublie aussitôt l'accident et la souffrance, et ou'tTe de nouveau ses yeux encore mouillés de larmes, ses yeux avides et enchantés, sur la nature et sur la vie ! Heureux aussi le poète qui, comme le pauvre ami à qui nous disons aujourd'hui adieu, conserve son Ame d'en- fant, sa fraîcheur de sensations, son instinctif besoin de ca- resses, qui pèche sans perversité, a de sincères repentirs, aime avec candeur, croit en Dieu et le prie humblement dans les heures sombres, et qui dit naïvement tout ce qu'il pense et tout ce qu'il éprouve, avec des maladresses charmantes et des gaucheries pleines de grâce !

Heureux ce poète! j'ose le répéter tout en me rappelant combien Paul Verlaine a souffert dans son corps malade et dans son cœur douloureux. Hélas ! comme l'enfant, il était sans défense aucune, et la vie l'a souvent et cruellement blessé ; mais la souffrance est la rançon du génie, et ce mot peut être prononcé en parlant de Verlaine, car son nom éveillera tou- jours le souvenir d'une poésie absolument nouvelle et qui a pris dans les lettres françaises l'importance d'une découverte.

Oui, Verlaine a créé une poésie qui est bien à lui seul, une inspiration à la fois naïve et subtile, toute en nuances, évoca- trice des plus délicates vibrations des nerfs, des plus fugitifs échos du cœur ; une poésie très naturelle cependant, jaillie de source, parfois même presque populaire ; une jKiésie les rythmes libres et brisés gardent une harmonie délicieuse, les strophes tournoient et chantent comme une ronde enfantine, les vers, qui restent des vers et parmi les

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plus exquis sont déjà de la musique. Et, dans cette inimi- table poésie, il nous a dit toutes ses ardeurs, toutes ses fautes, tous ses remords, toutes ses tendresses, tous ses rêves,et nous a montré son âme si troublée, mais si ingénue.

De tels poèmes sont faits pour demeurer ; et, je l'atteste, les compagnons de la jeunesse de Paul Verlaine, qui tous ont pourtant donné dans leur art tout leur effort, renonceraient aux douceurs et aux vanités d'une carrière heureuse, et accep- teraient les jours sans pain et les nuits sans gîte du a Pauvre Lélian », s'ils étaient certains, comme lui, de laisser à ce prix quelques pages durables, et de voir fleurir sur leur tombe l'immortel laurier.

L'œuvre de Paul Verlaine vivra. Quant à sa dépouille lamen- table et meurtrie, nous ne pouvons, en pensant à elle, que nous associer aux touchantes prières de l'EglLse chrétienne que nous écoutions tout à l'heure, et qui demandent seulement pour les morts le repos, l'éternel repos.

Adieu, pauvre et glorieux poète, qui, pareil au feuillage, a plus souvent gémi que chanté ; adieu, malheureux ami que j'aimai toujours et qui ne m'as pas oublié. Dans ton ag^onie tu réclamais ma présence,et j'arrive trop tard devant ce muet cercueil, songeant que l'heure est peut-élre proche, en effet, je devrai obéir à ton appel. Mais ton àme et la mienne ont toujours cru en un séjour de paLx et de lumière nous serons tous pardonnes, purifiés, car qui donc aurait l'hy- pocrisie de se proclamer innocent et pur? et c'est là, en plein idéal, que je te répondrai : me voici !

DISCOURS DE M. CATULLE MENDÈS

Paul Verlaine,

Au bord de la nuit, par ma voix, la douleur des frères de ta jeunesse te dit : Adieu, et leur admiration te dit: à jamais.

"Tu passas en souffrant. Ton martyre est fini. Que ton dieu te donne ce que tu espéras de lui ! Mais, parmi nous, ta re- nommée demeure, impérissable. Car tu as bâti un monument qui ne ressemble à aucun autre. Par des escaliers de marbre légers, entre des chuchotements mélancoliques de lauriers- roses on monte vers une auguste chapelle blanche des cierges ingénus rayonnent! Et, comme c'est aux pauvres

5/|8 PAUL VERLAINE

d'esprit qu'est le royaume des cieux, le royaume de la gloire appartient aux simples de génie.

Nous t'aimons et nous te pleurons, pauvre mort. Nous t'a- dorons, pur immortel.

DISCOURS DE M. STEPHANE MALLARMÉ

La tombe aime tout de suite le silence . Acclamation, renom, la parole haute cesse et le sanglot des vers abandonné ne suivra, jusqu'à ce lieu de discrétion, celui qui s'y dissimule pour ne pas offusquer, d'une présence, sa gloire.

Aussi, de notre part, à plus d'un menant un deuil fraternel aucune intervention littéraire : elle occupe, unanimement, les journaux, comme les blanches feuilles de l'œuvre interrompu ressaisiraient leur ampleur et s'envolent porter le cri d'une disparition vers la brume et le public.

La Mort, cependant, institue exprès cette dalle pour qu'un pas dorénavant puisse s'y affermir en vue de quelque explica- tion ou de dissiper le malentendu.

Un adieu du Signe au défunt cher lui tend la main, si con- venait à l'humaine figure souveraine que ce fut, de reparaî- tre, une fois dernière, pensant qu'on le comprit mal, et de dire : Voyez mieux comme j'étais.

Apprenons, Messieurs, au passant, à quiconque, absent certes, ici, par incompétence et vaine vision, se trompa sur le sens extérieur de notre ami, que celte tenue, au contraire, fut, entre toutes, correcte.

Oui, les Fêtes Galantes, la Bonne Chanson, Sagesse, Amour et Parallèlement ne verseraient-ils pas, de généra- tion en génération, quand s'ouvrent, pour une heure, les ju- véniles lèvreSjUn ruisseau mélodieux qui les désaltérera d'onde suave, éternelle et française. Conditions, un peu, à tant de noblesse visibles : que nous aurions profondément à pleurer et à vénérer, spectateurs, naguère, d'un drame sans le pou- voir de gêner, même par de la sympathie, rien à l'attitude absolue que quelqu'un se fit en face du sort.

Paul Verlaine, son génie enfui au temps futur, reste héros. Seul, ô plusieurs qui trouverions avec le dehors tel accom- modement fastueux ou avantageux, considérons que seul,

DERNIÈRES ANNEES 549

comme revient cet exemple par les siècles rarement, notre contemporain affronta, dans toute l'épouvante, l'état du chan- teur et du rêveur. La solitude, le froid, l'inélégance et la pé- nurie, qui sont des injures infligées, auxquelles leurs victoires auraient le droit de répondre par d'autres volontairement faites à soi-même ici la poésie presque a suffi d'ordi- naire composent le sort qu'encourt l'enfant avec ingénue au- dace marchant en l'existence selon sa divinité. Soit, convint le beau mort, il faut ces offenses, mais ce sera jusqu'au bout, impudiquement et douloureusement.

Scandale du côté de qui? de tous, par un sur soi répercuté, accepté, cherché : sa brav^oure, il ne se cacha pas du destin, en harcelant, plutôt, par défi, les hésitations devenait ainsi la terrible probité. Nous vîmes cela, Messieurs, et en témoignons : cela, ou pieuse révolte, l'homme se montrant devant sa Mère quelle qu'elle soit et voilée, foule, inspiration, vie, le nu qu'elle a fait du poète, et cela consacre un cœur farouche, loyal, avec de la simplicité et tout imbu d'honneur.

Nous saluerons de cet hommage,Verlaine, dignement, votre dépouille.

DISCOURS DE M. JEAN MOREAS

Messieurs,

Si je parle devant cette tombe, c'est comme un des plus anciens amis de Paul Verlaine, parmi ceux qu'on appelle les poètes de la nouvelle école. Mais laissons les écoles. Demain nous pouvons, nous devons reprendre nos querelles. Aujour- d'hui, ici, il n'y a qu'une chose : il y a la poésie.

Or, Messieurs, des derniers classiques à Victor Hugo, de Victor Hugo à Leconte de Lisle, de Leconte de Lisie au plus jeune d'entre nous, comme de Villon à Ronsard, et de Ron- sard à Malherbe et à Jean Racine, cette poésie, la poésie française, nous invite à pleurer la perte d'un de ses plus grands esprits.

Et certes. Messieurs, l'auteur de Sagesse, de Jadis et Na- guère et à' Amour, doit être admiré comme un illustre poète, dans le sens absolu du mot. Mais, de plus, si les Muses chez nous doivent revenir au goût classique, on pourra, je pense.

550 PALL VKRLAINE

considérer Verlaine comme un des plus véritables artisans de cet heureux retour.

Adieu donc, Paul Verlaine, et quelles que soient les chan- ces diverses ([ui attendent la poésie dans votre pays de France, votre nom ne périra pas,

DISCOURS DE M. GUSTAVE KAHN.

Je ne suis pas venu avec des paroles préparées.

Je veux seulement, en mon nom et celui d'autres poètes plus jeunes que moi, dire le dernier adieu au plus profond, au plus tendre, au plus exquis des chanteurs français, à celui que nous avons le plus aimé.

Adieu, Paul Verlaine, adieu !

C'est ici surtout que les longues phrases sont inutiles.

Ainsi se sont terminées, en y comprenant mes paroles, les sincères et éloquentes oraisons funèbres de Paul Verlaine.

Je ne reproduis pas le discours que j'ai prononcé. J'ai parlé comme toujours, sans discours écrit. Ce livre entier, d'ailleurs, contient tout et au delà de ce que j'ai pu dire sur la tombe de mon ami.

Les amis de Paul Verlaine sesont depuis constitués en comité à l'effet de lui élever un monument.

Le bout de l'an fut célébré avec un certain apparat. Un important service relig"ieux eut lieu àSainte-CIotilde, puis on se rendit au cimetière des BatignoUes, et l'on fit une visite au tombeau de Verlaine. Je prononçai, à la suite d'un remerciement aux assistants, dont je n'ai pas conservé le texte, les paroles suivantes, se rappor- tant au monument, et que, de mémoire, je reproduis seu- lement :

Le comité dévoué, qui s'occupe activement d'obtenir enfin l'érection du monument consacré à Paul Verlaine, a pensé que la simplicité de cette commémoration, <jui ne veut pas être une manifestation, devait rappeler à tous le but qu'il poursnit.

DERNIÈRES ANNEES 55 1

Le meilleur de Paul Verlaine n'est pas là, immergé dans la terre grasse et lourde, entre les rangées de ces petits ifs fris- sonnants qu'il a chantés. C'est autour de son œuvre que le pèlerinage de la postérité doit s'accomplir, c'est devant le buste et le groupe du sculpteur Niederhausern, dressé sur le sol de la Ville de Paris, dans un coin de jardin public, que devra par la suite se célébrer le bout de l'an de Verlaine. Sauf la famille et quelques amis particuliers, le tombeau du cimetière des Batignolles ne recevra guère de visites. Le bout de l'an que nous célébrons aujourd'hui sur la tombe de famille sera, nous l'espérons bien, le dernier rendez-vous donné aux amis et admirateurs du poète dans le champ de repos. C'est parmi les vivants, au milieu de ces générations qui passent, et qui devront connaître son nom et admirer son œuvre, que nous nous réunirons pour glorifier Paul Verlaine.

L'an prochain, nous aurons sans doute inauguré le monu- ment, et remercié les souscripteurs, au premier rang desquels il convient de citer et de féliciter M. Leygues, ministre de l'Instruction Publique et des Beaux-Arts, dont la souscription considérable, mille francs, va permettre de clôturer les opéra- tions du comité, et d'ériger, sur un emplacement que la Ville ou le Ministère choisiront, ou octroieront avec générosité, la statue du poète. Ainsi, ses traits énergiques revivront pour la foule, soustraits, par la pérennité plastique, à l'effroyable des- truction qui s'élabore dans le creuset fangeux des cimetières.

Ainsi devra se trouver terminée l'œuvre à laquelle se sont attachés les amis de Verlaine et ses admirateurs dévoués. L'en- treprise n'aura pas été sans quelque difficulté. On s'est heurté à différents obstacles : la malencontreuse rivalité de l'éditeur Vanier voulant agir de son côté, et avoir une souscription et un monument, devenus une réclame pour sa maison, la publi- cation fâcheuse et illicite de fragments non destinés à l'im- pression, improvisés par le poète en s'amusant, considérés simplement par lui comme des autographes satiriques ou plai- sants, enfin des articles hostiles retentissants, ont pu faire craindre, un moment, l'ajournement indéfini du monument.

Le comité n'a heureusement jamais perdu confiance, il n'a jamais ralenti son activité. Son président, Stéphane Mal- larmé, que nous avons eu le malheur de perdre si brusque- ment, n a jamais douté du succès final. Ce comité a aujour-

552 PAUL VERLAINE

d'hui à sa tête l'illustre sculpteur Rodin, dont la présidence est une garantie à tous les points de vue, et surtout pour la valeur artistique de l'œuvre que nous de\Tons remettre à la Ville de Paris et soumettre au public.

Nous espérons trouver les fonds qui sont nécessaires à l'a- chèvement du monument, et nous comptons que le sculpteur à qui l'on s'est adressé tiendra ses engagements, et nous pré- sentera, en temps voulu, une œuvre méritant l'inauguration.

Malheureusement tous ces efforts n'ont pas encore donné de résultats.

Le comité est ainsi composé actuellement :

Auguste Rodin, président ; membres : MM. Maurice Barrés, F. -A. Gazais, Léon Dierx, Ernest Delahaye, Edmond Lepelletier, Natanson, et Alfred Vallette, tréso- rier.

J'ai demandé au Conseil g'énéral du département de la Seine, dans la séance du vendredi 12 juillet 1901, un emplacement pour le monument à élever à Verlaine, dans le square des Batignolles. Le choix de cet endroit n'était pas sans motifs : Verlaine a passé sa jeunesse aux BatignoUes. C'est qu'il a composé ses premiers vers, que son cerveau s'est ouvert à l'art ; enfin, c'est dans le cimetière des Batignolles qu'il repose.

Ma proposition a été renvoyée à la commission de l'En- seignement et des Beaux-Arts, qui a émis un avis favo- rable, puis à la troisième commission, qui dispose des emplacements dans Paris. Le rapporteur est M. Le Me- nuet.

Aucune solution n'est encore intervenue. Le Conseil municipal de Paris a seulement donné le nom de Paul Verlaine à une place de Paris dans le XIII« arrondisse- ment; c'est un commencement. A la suite d'une visite au cimetière des Batignolles pour la commémoration de

DERNléRES ANNÉES 553

la mort du poète, les membres du comité aj'ant à leur tête M. Léon Dierx, vice-président, et les amis de l'au- teur de Sagesse se sont rendus, le dimanche 1 3 jan- vier 1907, à la place Paul- Verlaine, dans le XIII* ar- rondissement. Des allocutions ont été prononcées par MM. Louis Dumoulin et Edmond Lepelletier.

Victor Hug-o n'a obtenu les honneurs du monument que plusieurs années après sa mort. Il a attendu quinze ans. Alfred de Musset vient seulement d'être statufié, en triple exemplaire, il est vrai. Il n'y a donc pas lieu de désespérer pour Paul Verlaine, mort il y a onze ans. La période décennale semble même bonne pour ces hom- mages publics. L'érection d'un buste ou d'une statue ne doit pas avoir le caractère d'une manifestation, née des passions ou des eng-ouements du moment. Le recul des ans est favorable à la perspective d'une renommée.

Mais il ne faut pas que trop long-uement se prolonge l'attente. Il est bien que les amis du mort soient encore là, et que ceux qui l'ont connu et aimé puissent le retrou- ver, drapé dans son immortalité, sur la place publique. C'est à eux, d'ailleurs, à agir assez vigoureusement pour stimuler les bonnes volontés, réagir contre les inerties, et aboutir à une cérémonie d'inauguration.

En attendant ce jour, et j'espère qu'il ne sera pas trop éloigné, j'ai élevé à la mémoire et à la gloire de mon cher Paul Verlaine cet hommage imprimé, que je ne me permettrai pas de qualifier de monument. Ce livre, exact, impartial et sincère, ne saurait que signaler et expli- quer la statue de Paul Verlaine, qui, pour l'honneur même de la littérature de France, doit être élevée àParis, l'auteur patriote de VOde à Metz ne pouvant avoir sa statue, comme c'est l'usage, dans sa ville natale.

Bougival, février d907.

INDEX

(Tous les noms cités dans le volume figurent à cet index, à l'exception de ceux de Paul Verlaine et d'Edmond Lepelletier.

Advenant (Louis), 216, Ahmers (Denise), 496. Aicard (Jean),2o5, 268, 260,

376. Alexandre (Célestin), 35, Alexis (Paul), l\!\2. Andrews, 32, l^oU, 4o5. Andrieu, io5, 297, 826, 874,

875, 4o5. Anesle (Mlle Adèle), 528. Anna, 3o5, 3o6. Antinous, 4i7- Arène (Paul), 188, 189. Argis (Henri d'), 628, 534. Arrio (serg'ent), 116. Asselineau (Charles), 877. Aubanel, 182. Auber, 36. Aubisrné (Agrippa d'), 76,

4io. Audouard (Mme Olympe),

166. Aubryet (Xavier), 186. Auîçier (Emile), 76, 4'^4. Aulu-Gelle, 4^|0. Avenel (Geora^es), l^io. Avrecourt (Abel d'), 59. Azam (Victor), 876.

Babeuf, 4i.

Baju (Anatole), [\\ô, 527.

Balzac, 74, i3o, 189.

Banville (Théodore de), 76, l'à^, i4o, i5i, i65, 179, 188, 190, 191, 196, 2o3, 232, 257, 8o3, 876, 4^9, 490.

Banville (Mme de), 258.

Barbey d'Aurevilly, 16, 28, 75, 76, 145, i64, 167, 191, 192, 198, 194, 195, 197,

201, 202, 208, 875. 4'o, 440.

Barbier (Auguste), i47, 194,

195, 204. Bardey, 268.

Barjau, 871, 874, 875, 876. Barrère (Camille), 817, 871,

872, 375, 877. Barrés (Maurice), 528, 544j

502.

Barthélémy, 147.

Bataille (Charles), 189.

Balhylle, 417.

Battur (Baptiste), i6f}, 168,

284. Baudelaire (Charles), 26, 28,

82, i46, i5o, i52, 190,191,

556

PAUL VERLAINE

195, 202, 3o3, 399, 449,

527.

Baudin, 178.

Baûer (Henry), 363, !\[\o,

442, 528. Bazille, 3o». Bazire, 172, Béer (M. et Mme Guillaume),

532. Beethoven, 91, Bérézowski, 83. Bergami, 214. Bergerat (Emile), 442. Berrichon (Paterne), 268,

528, 534. Bertaux (M. et Mme Léon),

86, 87, 88, 89, 92, 229,

322, 823.

Berthelier, 87. Bertrand (Aloysius), 76. Bibi-la-Purée, 628. Blanc (Louis), 76. Blanchecotte (Mme), 2o4- Blanqui (Auguste), 261,446,

492. Blémont (Emile), 10, 11, 98,

120, 258, 291, 295, 3o6,

3i8, 320, 827, 33o, 365,

876, 442,527, 528, 534. Boileau, 480, 482. Bonaparte (Pierre), i43. Bonnamour (Georges), 528. Bonnetain (Paul), 442, 444- Bossaonc (Henri), 528. Borel (Petrus), 16, 28, 76,

186, 3o3, 329, 44o. Boucher, 162. Bouchor (Maurice), 528. Boucicaut (M°>«), 520. Bouhélier (Saint-Georges de)

534. Bouilhet (Louis), 73. Bouillon, 55. Boulanger (Louis), 3o4. Bourguignon (Jean), 258, 259.

4i4.

Bouteiller (Jehan de), 126,

446, 471. Boulier (Ernest), 90, 91, 187,

188, 526. Bouvet, 286. Boyer (Louis), 457, 462. Boyer (Philoxène), 190. Bracquemond, 2G0. Brasseur, 179. Braunstein, 4>^9. Brauwer (Adrien), 66. Bretagne, 256. Broca (commandant), 116. Bruant (Aristide), 179. 445. Biichner (Dr Louis), 74> 887,

4i8. Buckle, 4io. Burly (Philippe), 802. Busnach (William), 289.

Cabaner, 3o6.

Cadot, 74.

Calderon de la Barca, 16,67,

76, 440. Callias (Hector de), 178, 174,

175, 176. Camescasse, 448. Cantu (Ce8are),4io. Carjat (Etienne), 260, 261,

3o3, 3o5, 876, 878. Carrelle, 5iî. Carrière (Eugène), 029. Casier (Hippolyte), 848. Cazalis (Henri), 190. Gazais (F. -A.), 10, 887, 4i6,

499, 528, 529, 534, 548,

552. Gaze (Jules), 442- Gaze (Robert), 442, l\t{6,

444, 527.

Gazeaux, 53 i. Cazot, 53 1 .

Cervantes (Michel), 67. César G..., 528.

Chabrier (Emmanuel), 85,

i36, 453, 454, 527, 528. Champfleury, i3g. Champsaur (Félicien), 529. Chardin, 162. Charles IX, 79, 4io. Charles X, 106, Charly, 297, 876. Charpentier (Georges), 495,

529. Chariier, 475, 486. Châtillon (Auguste de), 191,

195. Chauffart (D'), 5a8. Chaumette, 178. Chénier (André), 196, 2o3. Chevalier (Michel), 46. ChoUin (Henri, 629. Chotel, 89. 90. Cicéron, 227. Cladel (Léon), 24, 206, 442,

528. Clairville, 280. Glaretie (Jules), 375. Clerget (Fernand), 534. Cochinal (Victor), 84, 260. Coleridge, i5o. Collet (M™* Louise), 204. CoUeville (Vicomte de), 628. Collins, i5o. Coppée (François), 48^ 80,

83, 86, 100, i34, i36, 187,

139, i4o, 143, i44, 177,

179, 182, 186, 188, 190, 191, 195, 200, 2o5, 296, 297, 3o3, 326, 376, 878, 440, 457, 490» 526, 527, 528,581,589, 541,544,545.

<^OTan (Charles), 191.

Corbière (Tristan), 458, 459, 460, 462, 465.

Cordelois, 171.

Corydon, 417-

Cosnard (Alexandre), 2o5.

Courbet (Gustave), 802,

Courteline (Georges), 527.

X 667

Courtois, 477-

Courty (Paul), 875.

Couture, 178.

Covielle, 194.

Crets, 348.

Cros (Charles), 84, 171, 172,

^75, 177» 2o5, 257, 258,

3o6. Cros (Henri), 178, 802.

Damiens, 79. Damoye, 496. Dane, 476, 47^, 479» 48o,

481, 488, 485. Darcet, 94.

Darzens (Rodolphe), 268,528. Daubray, 90. Daudet (Alphonse), 188, 189,

289, 44i.

Dauphin-Meunier, 529. Decroix (Irénée), 528. Degron (Henri), 528. Dehée (famille), 34, 46, 49,

98, 120, 167, 228, 224,

247, 876, 4oo, 4oi. Delacroix (Eugène), 77, 287. Delahaye (Ernest), 252, 4o8,

526, 527, 528, 529, 552. Delescluze (Charles), 178,286. Delibes (Léo), 84. Deltour, 58, 61, 62. Démosthène, 69. Dentu, 481. De Poot, 264. Desbordes - Valmore (Mme

Marceline), 52, Sg, 147,

242, 898, 456, 461, 462,

5l2.

Descartes, 75.

Deschamps (Antony), 1 90, 1 9 1,

194, 195. Deschamps (Emile), 190,191,

195. Deschamps (Léon), 628,534.

558

PAUL VBRLAINK

Des Essarts (Alfred), 2o5. Des Essarts (Emmanuel), 190,

376. Desfoux, 179-

Des Gâchons (Jacques), 534. Des PerrJères (Carie), yo. Destallleurs, Co. Deslult de Tracy, 187. Desvaux (A.), 529, 534. Devès, i32. Devoluy (Pierre), 534. Dickens (Charles), 76, 379. Dierx (Léon), 48, 173, 177,

182, 186, 190, 195, 200,

3o2, 376, 4o5,527,"528,553. Dogny (abbé), 4" Dommarlin (Louis), 375. Donos (Charles), 44> 63, 281,

537. Draper (VV.), 4 10. Drouel (Mme), 14 1. Dubacq, 376. Dubarry (M«»), 161. Du Boys (Jean), 188. Dubrujeaud (Albert), 442. Dubus (Edouard), 529. Ducloux, 60. Ducoruet (César), 284- Dujardin, 3o, 49, 71, 73, 93,

120, 247, 4oi, 4i5. Dumas (Alexandre), 83. Dumas fils (Alexandre), 323. Dumont, 178. Dumoulin (Louis), 4^5, 627,

552. Du Plessys (Maurice), 4 16,

527, 528, 534. Dupont (Pierre), i45. Durand, 58, 78. Durer (Albert), 3o3. Durocher (Léon), 534. t>uruy, 9g. Duvigneaux, 528.

E

Echaupre (Gabriel), 5a8.

Economidès, 297.

Eeckman, 348.

Edison, 172.

Eiisa (cousine), 52, 53, 209.

Elzéar (Pierre, Bonnier-Or-

lolan), 258. Enfantin (le père), 4 '6. Engel (Emile), 495. Enne (Francis), 442, 4G5. Eslher (M»e), 4,6, 525, 536. Eveline (MU«), 528. Evrard (veuve), 43, 3i4, 3i5.

Fabert, [\i .

Fanlin-Latour, 258, 310,376. Fasquelle, 100. Fauche, 75. Faure (Félix), 496. Faure (Paul), 268. Favart, 3o4. Ferry (Jules), 236. Fertiault, igi. Feuerbach, 4i8. Feuillet (Octave), 76, Fèvre (Henri), 442. Flaubert (Gustave), 409. Floquet (Charles), 20, 124,

127, 128, 440, 471. Flourens (Gustave), 178. Forain, 260, 3o6, 376. Forni (Jules), 191. Fortuné, 53.

Foucher-(Paul), 239, 323,376. Fourier, 62. Fragonard, i6i. France (Anatole), i34, 178,

2o5, 376, 527. France (Hector), 442. Francès, 178, 28/1, 490- Franck (Paul), 495. Franklin-Bouillon, 529. Frédéric-Charles (prince), 235. Frigard, 83.

Fulvio, 82.

Gaillard (M. et Mme), 172. Gambetta (Léon), i33, i65,

178, 5oi. Ganesco (Gréo^ory), 167, 192. Gaujo-uain, 496. Gaume (Mgr), 38i, Sgo, SgS,

396. Gautier (Théophile), 75, 108,

190^ 19^ 19^. 195, 196,

290, 3o3, 492. Gaveau, 3 12. Gay (Suzanne), 496. Gelin, 180, 182. Georges IV, 297. Gérard (Lucy), 496. Gervinus, 4io. Ghil (René), Sag. Gilbert, 19, 5i6, 538. Gill (André), 253, 254, 3o3,

378. Gil-Perez, 179. Gineste (Raoul), 534. Girault (Albert), 496. Glatigny (Albert), 24, 75,328. Gœraare (Henri), 434- Gœthe, 76, 108, iSa, i53. Goncourt (Edmond de), i36,

i38, 161, 3o2, 376, 528. Goncourt (Jules de), 78, 161. Gongora, 16, 3o3. Gossec, 456. Gouzien (Armand), 377. Grandin (Albert), 523, 534. Grandjean (veuve), 43, 49>

64, 247, 3i6. Grandmaison, 498, 529. Grassot, 87.

Gravillon (Arthur de), 323. Grenier (Edouard), 2o5. Greuze, 162. Grevé (de), 348. Grisar (Albert), 36.

X 559

Guerréau, 375. Guilhou (les fils de\ 47. Guiiland(Dr), 528.' Guillaume II, 529. Gullerton (lady), 879.

Guy. 97, 98- Guyot-Sionnest, 280, 294,

449-

Hachette, 74, 379.

Hadrien (empereur), 4i7-

Hafiz, 108.

Hans (Ludovic), 875.

Harlay (Mme Sophie), 534.

Harpignies, 3 10.

Haussmann (baron), 97, 106.

Haydn, 91.

Hayem, 60.

Hébert, 192.

Heine (Henri), 72.

Heinemann (William), SaS.

Hellveet, 348.

Henrion (Michel et Henri), 44.

Herbault, 62.

Heredia (José-Maria de), i35, 190» 194, 200, 210, 376, 44oj 457? 527, 53i.

Hérissey, 434, 495.

Hervé, 84, 85, 289.

Hervilly (Ernest d ), 258,

Heugel, 60.

HioUe (Mlle), 73, 2i3.

Hogarth, 72.

Houin (Ch.), 258, 25g.

Houssaye (Arsène), 190, 191, 195.

Homère^ 253.

Hugo (Victor), 16, 35, 54, 70, 74, 76, i36, i3q, i4i, 142, 143, 144, i48, i49» i5o, 193, 194, 195, 196, 197, 201, 202, 2o3, 289, 242, 253, 258, 295, 3o2, 3o3, 340, 341, 353, 365,

56o

PAUL VERLAIME

876, 420, 44o, 452, 453,

454, 455, 450, 627, 546,

549, 552. Hugo (Mme Victor), 142. Hug-o (François-Victor), i4i. Hugo (Léopoldine), 425. Humbert (iM™' Alphonse,

Mlle LaureLepelietier),i22,

365. Huot (Henri), 496. Huysmans (J.-K.), 627, 628.

Lsambard (Georges), 261, 2 52. Istace, 281, 3o4, 374, 409-

Jaubert (Ernest), 627. Jeanne d'Arc, 187. Jérôme (Prince), i3i. Jeunesse (Antony), 60. Job, 427.

Joliel (Charles), 99. Jouaust, 80. Judic (Mme), 80. Jullien (Jean), 028. Jullien (D' Louis), 5i3, 527, 528.

K

Kahn (Gustave), 534, 55o. Klootz (Anacharsis), 79. Kuief (Nicolas), 25o. Knock (William), 874. Krantz (Mlle Eugénie), 3oi,

4 16, 525, 536, 537, 538,

541. Krauss, 495*

Lacaze, 161. Lacenaire, 21.

Lndmirault (général), 820, 362.

Lafenestre (Georges), 97,

205,

La Fontaine, 802.

Laforgue, 458.

Lamartbe, 198, 194, 195,

5o5. Lambert de Roissy, 286,

286. Lancret, 161, 162. Landeck, 297. Landry, 42, 53, 54, 55, 68,

287, 354. L'Anglois (Fernand), 528,

529. Lapparent (C. de), 54. Laprade (Victor de), i48,

2o5, 802. Lassailly, 186. Lassimonne, 458. Lassouche, 179. Larligues, 528. Laulrec (Vicomte de), 528. Lebesgue (Georges Montor-

gueil), 5i3, 5i5. Leblond (Maurice), 584- Le Brun (Emile), 527, 528. Lechevalier, 828, 824. Leclerq (Henri), 529. Leconte de l'Isle, 75, 98, i38, 189, i4o, 148, 189, 190, 196, 197, 198, 199,

200, 202, 204, 206, 210,

282, 285, 878, 44o» 457,

492, 532, 549.

Le Court, 848.

Lefébure (Eugène), 191.

Lefèvre (Ernest), 875.

Le Fort, 44.

Legouez, 55.

Le Menuet. 552.

Lemerre (Alphonse), 80, 90, 100, 187, i4o, 162, i63, 166, 188, 189, 190, 194,

200, 204, 206, 282, 28g,

240, 260, 281, 3i8, 878, 876, 431,457.

Lemoyne (André), 190. Léonie R... (M"«), 628. Léopold 11,528. Lepelletier (famille), 74. Lerouge (Gustave), 528. Lesage, 456. Lespérut (baron de),6o. Létinois (Lucien), SSy, 4i6,

4i8, 422, 424, 425, 427,

428, 429, 449, 468, 469,

470, 472, 474. Létinois (M. et Mme), 422,

424, 4^5, 468, 474, 483. Levallois (Jules), 875. Leygues (Georges), 55 1. Lhermitte (Maurice), 363. Ligour (G.), 346, 347. Lissagaray, 286, 288, 291,

296, 826, 352, 871, 877,

4o5. Lockroy (Edouard), i63, 862. Lopede Véga, 76. Louis-Philippe, 106, 297. Luque, 462. Luzarche (Robert), 191. Lys (Georges de), 534.

M

Mac-Mahon (Maréchal de),

285, 236, 362. Mac-Nab, 87. Madeleine (Jacques), 527. Maeterlinck (Maurice), 22. Magnard (Francis), 528. Mahalin (Paul), 875. Maine de Biran, 187. Maistre (Joseph de), 77. Maître, 876. Maizeroy (René), 442- Makonnen (le ras), 268. Malfilâtre, 19, 538. Malherbe, 549. Mallarmé (Stéphane), 179,

190, 247, 876, 4ii, 46i,

462, 465, 496, 527, 528,

548, 55 1.

îx 061

Manet (Edouard), 810. Manoury (marquise de), 234- Manuel (Eugène), 2o5, Marat, 4i- Marc (Gabriel), 2o5. Marcel (Etienne), 56, 78. Maret (Henry), 286. Mariani, 420. Marie A... (Mlle), 528. Marie P... (Mme), 528. Marie X... (MHe), 528. Mario we, 44o- Martin (Alexis), 191. Martin (Henri), 75. Marty-Lavaux, 188. Marzoli, 60. Mathilde (petite), 87. Mathilde (princesse), 188. Matusziewicz, 288. Maupassant (Guy de), 44i' Mauté de Fleurville (M. et M-e), 88, 92, 217, 238,

224, 225, 288, 229, 211, 234, 289, 240, 257, 27g,

291, 801, 3o4j 3o5, 8i3,

394, 444. Maygrier (Raymond), 628,

534. Mazimbert, 55. Meillet (Léo), io5. Méjamel, 807. Menken (miss Ada), 88. Melvil-Bloncourt, 199. Ménard (Louis), 190,808. Mendelssohn, 897. Mendès (Catulle), 100, i34,

166, 174, 178, 179, 188,

189, 191, 193, 194, 195,

876, 496, 5o5, 526, 527,

029, 547. Ménélik, 268. Mérat (Albert), 97, 128, 166,

178, 186, 190, 195, 210,

261, 3o3, 826, 876, 878,

526. Mercier (Henri), 528.

36

562

PAUL VERLAINT,

Merrill (Stuart), 534. Messein, 8i, 626. Métra (Olivier), 290. Maurice (Paul), i4i> 166,189,

375. Michaelis, 46 1. Michel (Louise), 289, 448. Michel de l'Hay (Fénutel),

261. Michelet, 76, 4 10. Mignet, 4 10. Millaud (Albert), 5g. Minjard (le P.), 77. Miot-Frochot, i3i. Mirbeau (Octave), 5z8. Mithouard (Adrien), 534. Moëssard, 284. Molescholt, 4 18. Molière, 495. Monet (Claude), 3io. Monnanlheuil, 297. Mon pou, 454. Monsabré (le P.), 77. Monseiet (Charles), 875. Montesquieu, 197. Montesquiou-Fezensac

(comte de), 528, 532, 533. Monlicelli, 3o2. Montluc, 75. Moréas (Jean), 527, 528,529,

534, 544, 549. Moreau, 161. Moreau (Hégésippe), 61, 147,

5i6. Moreno (M™e), 496. Morice(Gh.), 627, 528. Morin-Miron (Saturnin), i33. Mozart, 91.

Mûrger (Henri), 17, 186. Musset (Alfred de), 147, i5o,

194, 202, 359, 495, 535,

552.

N Napoléon 1er, i36.

Napoléon III, 106, i36, 172.

Naquet (Alfred), 272.

NatansoD, 552.

Natticr, i6i.

Nélis, 348.

Néron, 21 .

Nerlann, 90.

Nicolas (Antoine), 34.

Nicole, 75.

Niederhausera (Rodo), 528, 55 1 .

Nina de Callias (Nina de Vil- lars, Mme), 84, 166, 168, 170, 171, 172, 173, 174, '77^ 179. ^82, 189, 194,

205, 2l4, 219, 234, 260,

284, 876, 490. Noir (Viclor), i43, i44' Nouveau (Germain), 11,337,

409, 457, 527, 528.

Odger (Georges), 292. Offenbach (Jacques), 84, 85. Oliveira (Arthur de), 297, 876. Ossian, 167. Oswald, 287. Oudet, 297.

Pablo Maria de Herlanez,288,

3o3, 874. Paladilh(5, 296. Palma Cayet, 75. Palmé (Victor), ioo,425,43r,

433,434,462. Parade, 90. Pascal, 358. Pasdeloup, 91 . Pauvre Leliao, 461, 462, 488,

5i2, 547. Pecrus, 87. Pegomas, 12.

Pellelan (Camille), 258, 3o5. Penquer(M"'e Augusta),2o5.

563

Percepied, 187.

Pérard, 280, 294, 3o5.

Péreire, 46.

Peresti (serçenl), 116.

Perrens, 56.

Peyrouton (Abel), 178, 286.

Philarète Cfaasles, 75.

Philomène Boudin (Mme)j4i6^

525, 535, 537. Picard (Edmond), 528. Pichat (Laurent), 2o5. Piédagnel (Alexandre), 191. Pilodo, 36.

Pipe-en-Bois (Cavalier), i38. Platon, 4i5. Poe (Edgard), 25, 323, 425,

437, 496. Poictevin (Francis), 527,528. Polin, 179.

Pommier (Amédée), 193,194. Pouchon (Raoul), 527, 528,

529. Ponsard, 76, 189, 453. Popelin (Glaudius;, 2o5. Perchât (Jacques), i53. Poulet-Malassis, 74, 288. Pradelle (Gusîave), 2o5. Priston, 90. Privas (Xavier), 534. Proth (Mario), 5o8. Proudhon, 75, 108.

Quentin (Charles), 286.

R

Rabelais, 5i.

Rachilde (Mme), 527, 534. Racine, Sg, 253, 802, 549. Racot (Adolphe), i33. Rail (Georges), 527. Raselti (Ernest), 189. Raynaud (Ernest), 027, 528, 534.

Réaume, 55.

Redon (Jean de), 284.

Redon (Odiion), 628.

Régamey (Félix), 260, 285, 297,802, 807, 37_6.

Remacle (Adrien), 028.

Rembrandt, 3o3, 333.

Remington, 407.

Renan (Ary), 534.

Renan (Ernest), 199.

Ptenaud (Armand), 97, 128, 190.

Renouard, 810.

Retié (Adolphe), 534.

Révilion (Ferdinand), 179.

Rey (Henri), 2o5.

Ricard (Louis-Xavier de), 48, 80, i3i, 182,188, 187,182, 187, 188, 190,191,192,^93, 194, 206, 877, 453, 5o4, 526, 527.

Ricard (général-marquis de), i3i.

Ricard (marquise de), i33, i3/'i, i35, 178, 182, 189, 2i4, 235, 260.

Richard (Emile), 108, 109, ii3, ii4, iio, 116, 117, ii8, 178.

Richelot (Dr), 59.

Richepin (Jean), 260, 528,

Rigault (Raoul), io5, i65, 178.

Rigot-Oudin (M, etMi"e),486, 487.

Rimbaud (Arthur), 8, 25, 26, 28, 3o, 3i, 82, i83, 249, 25o, 25 1, 252, 258, 204, 256, 257,258,259,260,261, 262, 268, 264, 265, 266, 267, 268, 269, 270, 271, 275,276, 277, 278, 280,283, 298, 295, 3o2, 3o3, 8i)4, 3o5, 807, 808, 3iT, 3i3, 3i5, 824, 820, 828, 33i, 332, 333, 334, 335, 336,

564

337, 338, 33o, 34o, 343, 346, 347, 348, 349, 35o, 355, 372, 384, 396, 4i5, 424, 452, 459, 460, 462, 465, 470, 483, 528.

Rimbaud (iMUe Isabelle), 268.

Rimbaud (Mme), 293, 3o6.

Robert, 55.

Robinot-Bertrand, 2o5.

Rocheforl (lîeuri), 166, 171, 172, 3o3.

Rod (Edouard), 529.

Rodia (Auguste), 552.

Rolland (E.), 4o4.

Rom... (Mlle A.), 528.

Ronsard, 188, 549.

Roqueplan (Nestor), 73.

Rosa (Max), 628.

Rosati (Jules), 52i .

Rose (M-^e), 5o3.

Rolbschild (James de), 60.

Rothschild (Nathaniel de), 60, 143,

Roujon (Henry), 543.

Piousseau (Jean-Jacques), 74, 3o2.

Roussel (Camille), 58, 69,

Rouvière, i35.

Royer (Eugène), 4ii-

Ruckert, i56.

Sabot, 475-

Saint-Aubin, 161 .

Sainte-Beuve (Joseph Deior- me), 54, 70, i3o, i43, i45, i46, 188, 194, 195, 204,

2^2, 302,440-

Saint-Hubert, 161. Saint-Pol Roux, l\[\. Saint- Victor (Paul de), i36. Saisset (Emile), 70. Salis (Rodolphe), 528, Salles (Louis), 2o5. Samary (Jean), 179.

PALX VERLAINE

Sand (Geor{^e), 72, 437. Savine (Albert), 100, 523. Ssvonarole, 56. SchoU (Aurélicn), t\l\ï, 528. Schopcnhauer, 221. Schwob (Marcel), 522, 529. Scribe, 72, 76, 189. Ségard (Achille), 534. Sénéchal (Gaston), 527. Sepet (Mariue),5, 59. Serstevens, 346, 347- Séviçné (Mme de), 9. Shakespeare, 59,67, 258,079,

304, 437.

Sido (Pierre), 34.

Sicfeit (Mme Louisa), 204.

Signoret, 534.

Silvestre, 100, i23, 200, 2o5,

375, 527, 528. Silvio Pcllico, 356. Simon (Jules), 75. Simond (Valentin), 320, 362,

440, 441.471- Sinval (Armand), 528. Sivry (Charles de), 49, 84, 85,

86, 87, 88, 117, 137, 166,

168, 174, 178» 217, 218,

219, 222, 223, 224, 228,

229, 23o, 279, 288, 293,

305. 3o8, 323, 376, 627, 628, 543, 544.

Socrate, 1 1, l\ii, 4^6. Soulary (Joséphin), 2o5. Spiers, 57, 58. Stapfer (Paul), 59. Steudhal, 77. Stock (Victor), 43 1. SuUy-Prudhomme, i35, 190,

200, 528. Susbielle (général), 11 3. Swinburne, 3o6, 371, 375. Symons (Arthur), 528.

Taine, 75.

565

Tailhade (Laurent), 626, 628. Tailhède (Raymond de la),

527, 528, 534. Tapret (D'^), 524. Tassin, 96. Tauchnitz, 879. Taupin, 272, Tellier (Jules), 627, 534. TennysoD (Alfred), 454- Tesson (Francis), 191. Thackeray, 76. Théodore G..., 628. Theuriet (André), 2o5. Thiers, io3, io4, 106, 248,

3i2, 824, 362, 4io. Thomas (Edmond), 527, 628. Thomas de Colmar (duc de

Boïano), g4- Toinon, 178, 240. Touchât (Marie), 79, 4io- Tresse (veuve), 4^1. Trézenik (Léo), 458, 627. Trochu, 60. Turenne, 422. Turnèbe (Tournebœuf), 69.

Uzanne (Joseph), 420. V

Vacquerie (Auguste), 59, 76,

190, 191, 195. 375. Valabrègue (Antony), 206,

376. Valade (Léon), 11, 97, 128,

178, 186, 190, 288, 258,

261, 808, 3o6, 826, 865,

876, 527. Valadon (Jules), 527. Vallès (Jules), 442. Vallette (Alfred), 552. Vally, 5i4. Vanier (Léon), 20, 81, 100,

loi, 288, 854, 434, 448,

457, 458, 462, 463, 469, 478, 476, 489, 495, 499» 5oi, 5o4, 5o5, 5o6, 5io, 5i2, 5i3, 617, 521, 526, 527, 58o, 542, 543, 545.

Vanier (Mlle), 528.

Van Ostade, 66.

Vassy (Gaston), 442.

Vaulabelle, 75.

Verlaine (Capitaine), 84, 42,

45, 45, 46, 47, 49, 54, 98,

302.

Verlaine (Georges), 247,264, 420, 589, 540, 543, 544-

Verlaine (Mme Paul,M"« Ma- thilde Mauté, Mme Del- porte), 88, 108, ii5, 118, 217, 219, 221, 224, 226, 227, 280, 282, 234, 241, 257, 280, 819, 875, 890, 539, 540.

Verlaine (Mme veuve), 11, 46, 47, 5o, 78, 112, 122, 228, 229, 272, 278, 279, 801, 3i3, 3i5, 334, 335, 386, 338, 389, 342, 363, 875, 898, 899, 4oi, 425, 465, 469, 474, 475, 476, 478, 479,480, 481,485.

Vermersch, 285, 289, 290, 3o3, 826, 828, 874, 875, 4o5, 446, 492.

Vernhes, 60.

Vérola (Paul), 528.

Vésinier, 297.

Vesseron (Ch.), 527, 528.

Vicaire (Gabriel), 528, 584.

Vielé-Griflîn, 458.

Vignier (Ch.), 527.

Vigny (Alfred de), 45, i48, 194, 828, 492.

Villemain, 75.

Villemain (Eugène), 191.

Villemessant (H. de), 178.

Villiers de l'Isle-Adam (Au- guste), 28, i85, 178, 191,

566

PAUL VEULAINE

376, 459, 460, 461, 462,

5î2, 627, 52S, 534. Villoa (François), 21, 23, 61,

4ii, 545.

Vinoy (Général), 45o. Violti (Lucien), 3o, 83, 84,

168, 337, 4i5, 449. 45i.

Virgile, 33. Voltaire. 3o2.

Willette, 529. Winter (Heory), (90, 526. Woinez, 1G4, 166, 168. Wordsworth, i5o.

Yriarle (Gh.), 375. Yturry (Gabriel de), 528.

W

Wagner (Richard), 196. Walteau, 161, 162.

Zilkcn (Renée), 528.

TABLE

AVANT-PROPOS q

I. LA LÉGENDE DE PAUL VERLAINE. I 5

II. ENFANCE. METZ, LES PARENTS DE PAUL VER- LAINE. LYCÉE BONAPARTE 34

III. JEUNESSE. PLAISIRS RUSTIQUES. PREMIERS

ESSAIS POÉTIQUES , 64

IV. VERLAINE EMPLOTC. l'aIGLE ET LE SOLEIL.

l'hÔTEL-DE-VILLE. LA GARDE AUX REMPARTS.

LA COMMUNE. VIE EN FAMILLE RUE NICOLET. qS

V. DÉBUTS LITTÉRAIRES. SALON DE LA MARQUISE DE

RIC.4RD. LES POEMES SATURNIENS. LES FÊTES

GALANTES 1 3o

VI. CHEZ NINA. LE PARNASSE CONTEMPORAIN I7O

VII. LE MARIAGE. LA BONN^K CHANSON 2o8

VIII. LA RUPTURE. ARTHUR RIMBAUD . 246

IX. VOYAGES. CROQUIS LONDONIENS 27 I

X. SÉJOURS DANS LE LUXEMBOURG. TENTATIVES DE

RÉCONCILIATION. VOLUMES EN PRÉPARATION ... 3 1 5

XI. LE PROCÈS EN BELGIQUE. LA COND.VMNATION . . . . 33 I

XII. DÉTENTION. MES PRISONS. ROMANCES SANS

PAROLES 352

XIII. PROFESSORAT EN ANGLETERRE ET A RETHEL.

LUCIEN LETINOIS. VERLAINE CULTIVATEUR..., 4oO

XIV. RETOUR A PARIS. RENTREE DANS LA VIE LITTE- RAIRE. SAGESSE. LE RÉVEIL. LES POÈTES

BI3L:07i^ùCA

568

TABLE

MAUDITS. LES MÉMOIKES d'uN VEUF 4^1

XV. SECONDE PÉRIODE RUSTIQUE. COULOMMES. LE

JUGEMENT DE VOUZIERS. RETOUR DÉFINITIF A

PARIS 464

XVI. JADIS ET NAGUÈRE. VERLAINE HOSPITALISE.

MORT DE Mlle VERLAINE. MES HOPITAUX.

AMOUR. PARALLÈLEMEMT. AIX-LES-BAINS. . . . 4^9

XVII. DERNIÈRES ANNEES. EUGÉNIE KRANTZ. l'aGO-

NIE RUE DESCARTES. LES OBSÈQUES, LE

MONUMENT , 525

INDEX DES NOMS CITES 555

Poitiers. Iinp. Blais et Kov, 7, rue Victor-Hugo.

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